« Des souvenirs, c'est tout. Vous devez le savoir puisque vous m'avez reconnu. On reste amis quand on a été ensemble captifs en Barbarie... et quand on a gagné ensemble la terre chrétienne. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas... pour ceux qui se retrouvent au hasard de la vie. Il faut le comprendre. Mais chacun son destin. Et je peux vous l'affirmer sous serment, monseigneur, ce n'est ni par ma volonté ni par la sienne, précisa-t-il – il eut un mouvement de la tête dans la direction d'Angélique – qu'est arrivée cette mauvaise affaire de cette nuit. On ne plaisante pas avec la marée par ici, vous le savez comme moi ; et quand elle vous cerne sur un îlot, il n'y a guère autre chose à faire qu'à prendre patience et attendre.
« Mais je vous renouvelle ici, serment d'homme de mer, devant vos gens et devant ces seigneurs qui m'écoutent, qu'il ne s'est rien passé, en cette nuit, qui pourrait attenter à la réputation de votre femme, la comtesse de Peyrac, rien qui puisse entacher votre honneur d'époux...
– Je sais, répondit Peyrac de sa voix rauque et sans inflexions, je sais. J'étais dans l'île.
Chapitre 7
Cette fois, la colère s'était emparée d'Angélique, la secouait en tempête, la ravageait en cyclone, et il y avait des instants où elle se disait qu'elle haïssait Joffrey de Peyrac de toute son âme.
Le choc l'avait frappée en plein cœur, l'éveillant de sa stupeur angoissée, au moment où il avait murmuré avec une grimace ironique : « Je sais, j'étais dans l'île ! »
Et, se détournant d'eux, il avait fait signe impérativement de prendre le chemin de Gouldsboro.
Il avait refusé de voir sur le visage d'Angélique l'expression horrifiée qu'elle n'avait pu contenir tout à fait à sa révélation, et tandis qu'ils avançaient tous, dans un silence pesant, le long du sentier chaotique du bord de la mer, il allait vif et la tête haute à son habitude, son grand manteau flottant au vent, ne se détournant pas pour observer ni le prisonnier que poussaient les soldats espagnols, ni la jeune femme, qui marchait seule, enfermée en elle-même et trébuchant parfois, sans y prendre garde, sur la sente raboteuse. Il n'aurait vu alors dans ses prunelles vertes que la rage exaspérée d'une femme. Cela dominait tout en elle. La rage née d'une humiliation brûlante, d'une honte dont elle n'analysait pas la source.
Bouleversée, elle ne réalisait pas qu'elle souffrait surtout dans la pudeur intime de ses sentiments. Son amitié pour Colin, sa tendresse pour Colin, il l'avait vue. Il l'avait vue posant sa main sur le front de Colin, et riant avec lui, et cela, il n'avait pas le droit. C'était à elle, c'était son jardin secret. Un époux, même le plus cher, n'a pas le droit de tout voir, de tout savoir. Et, d'ailleurs, ce n'était plus pour elle un époux chéri, mais un ennemi. Subitement inversée, elle retrouvait l'image de toujours, l'homme, l'ennemi de la femme, plus profondément haï encore de décevoir et de tromper l'attente. Puis une houle de colère et de rancœur l'aidait à reprendre pied et à s'avancer, elle aussi, la tête haute.
Qu'il l'eût insultée, qu'il l'eût frappée, cela, elle l'acceptait, elle s'inclinait devant les éclats d'un juste courroux. Mais l'horreur de ce piège machiavélique le détruisait à ses yeux, dans la confiance éperdue et l'estime démesurée qu'elle lui vouait. Tout était donc ruiné ! Tout ! Il avait joué avec le cœur de sa femme, avec ses sens dont il connaissait la fragilité, il l'avait poussée dans les bras d'un autre homme... pour voir !... pour voir !... pour s'amuser !... À moins que, dans sa fureur jalouse et son orgueil blessé, il n'eût cherché, en la précipitant dans une nouvelle tentation, surtout prétexte à la tuer... La TUER !... Elle ! Sa femme ! Elle qui croyait avoir une place privilégiée dans sa vie, dans son cœur !... Ho ! Ho !... Les sanglots poignaient Angélique. D'un effort surhumain, elle parvenait à les refouler, réussissait à maîtriser le flot de larmes qui lui montait aux paupières, et dressait le menton avec défi. Telle était sa vindicte intérieure qu'elle ne s'interrogeait pas sur ce qu'il allait advenir. L'enfermerait-il, gardée à vue dans le fort ? La chasserait-il ? L'exilerait-il ? De toute façon, elle ne se laisserait pas faire si facilement et elle saurait cette fois plaider, sa cause. En revanche, le sort de Colin lui apparaissait plus inévitablement tragique, et lorsque, aux abords de l'établissement, une rumeur de cris et de clameurs monta des bois comme un coup de vent d'orage, ses propres sentiments s'effacèrent pour ne laisser subsister qu'une crainte aiguë pour la vie de Colin. Elle rassembla ses forces, prête à le défendre de la voix et du geste, contre tous, et sans souci de sa propre considération, car cela ne pouvait pas être, elle ne supporterait jamais cette chose affreuse, de voir Colin pendu, massacré, de voir la vie de Colin Paturel détruite à cause d'elle.
Elle se jetterait sur son corps, elle le défendrait comme un de ses enfants. Ne l'avait-il pas portée sur son dos dans le désert ?...
Les cris qui montaient des bois étaient ceux d'une meute prête à tuer. Avertie par cet invisible messager qui passe, dirait-on, dans le vent des rives sauvages, toute la population de Gouldsboro, que l'été doublait de marins étrangers, d'Acadiens en promenade, d'Indiens venus pour la traite, accourait, dévalait les pentes, traversait les espaces découverts par la marée, et les bonnets blancs des femmes se mêlaient comme un vol de mouettes au flot sombre ou bariolé des hommes. Aux Rochelais et aux matelots des navires, se joignaient les Anglais réfugiés, les Indiens badauds et prompts à adopter les querelles et les passions de leurs amis.
– Barbe d'Or ! Capturé !...
Et « elle » était avec lui. Cela se savait déjà, aussi. Elle avait passé la nuit avec lui, sur l'îlot du Vieux-Navire. On « les » ramenait, enchaînés.
Cris, hurlements, insultes créaient comme une immense rumeur venant au-devant d'eux, déferlant à leur rencontre, et lorsque la foule, lancée, déboucha de la forêt et des plages, les soldats espagnols durent vivement dresser un rempart, piques pointées, afin que le prisonnier, submergé, ne fût la proie des furieux.
– À mort ! À mort !... hurlait-on. Te voilà, Barbe d'Or ! Bandit ! Païen !... Tu voulais nos biens ! Te voici enchaîné ! Où sont tes émeraudes ? Et ton navire ?... À nous maintenant ! Ha ! Ha ! Ta barbe d'or ne te sauvera pas. Elle nous servira à te pendre en punition de toutes tes rapines !
Dans les remous houleux des équipages et colons déchaînés, unis dans une même exécration de qui avait été tour à tour un adversaire sur le point de les abattre et ruiner lorsqu'il était venu mettre le siège devant ce petit établissement sortant à peine des affres de l'hivernage, et qui n'était aujourd'hui qu'un colosse vaincu enfin, après le violent combat de la veille où certains des leurs avaient perdu la vie, dans leurs cris de haine, leur besoin d'insultes, se mêlaient le triomphe, le soulagement, mais aussi l'amertume. Leur victoire coûtait trop cher. Les cœurs farouches étaient atteints.
Aux côtés de Barbe d'Or, elle était là, la dame de Gouldsboro, la dame du Lac d'Argent, la fée aux mains guérisseuses. C'était donc vrai ce qu'on racontait sur elle avec le pirate ! Et c'était atroce d'en découvrir la confirmation !
Ce pillard de bas étage avait détruit une force qui leur était devenue précieuse dans leur dénuement d'exilés, l'estime qu'ils s'étaient mis à porter, malgré eux, à deux êtres supérieurs : le comte et la comtesse de Peyrac.
Dans le tumulte d'exécration et d'hostilité qui les environnait, il échappa à Angélique le seul regard que Joffrey lui accorda ce matin-là.
Si elle l'eût surpris, peut-être la douleur qui la taraudait en eût-elle été atténuée. Car ce regard, c'était un regard inquiet, s'assurant vivement qu'elle aussi était sous la protection des lances espagnoles.
– Impie ! Voleur de femmes ! Charognard !
Les huées, les sarcasmes partaient en brusques rafales, les crachats. Colin, les mains liées, tiré, bousculé, continuait d'avancer tant bien que mal entre les soldats. Le vent tourmentait sa longue chevelure, sa barbe emmêlée. Le regard assombri, sous ses sourcils broussailleux, se fixait au loin, au delà des têtes agitées et il ressemblait à Prométhée, fils du Titan, livré impuissant, sur son rocher, aux vautours. À l'entrée du village, le groupe dut faire halte une fois de plus, sous la poussée de la foule que les injonctions de d'Urville, les menaces de Vaneireick et l'air peu engageant de la garde espagnole ne parvenaient pas à calmer.
Une pierre sifflante atteignit Colin à la tempe. Une autre roula aux pieds d'Angélique ; d'on ne sait où, un cri s'éleva :
– Démone !
L'anathème résonna longuement dans l'air vibrant du matin. Et soudain, comme terrifié par sa propre explosion, le peuple fit silence.
Alors, ils purent entendre la voix du comte, dont la démarche tranquille, la main levée en signe de paix n'étaient pas sans agir sur leurs nerfs surexcités.
– Calmez-vous, disait cette voix rauque, mais calme, solennelle et ferme. Barbe d'Or, votre ennemi, est capturé ! Laissez-le, maintenant ! Laissez-le à ma justice !
Les têtes s'inclinèrent, subjuguées ; la foule recula.
Le fort était proche.
Angélique entendit donner des ordres pour que le captif fût conduit en la salle des gardes et enfermé sous surveillance doublée.
Devant la porte de la palissade s'ouvrait pour elle le refuge de l'appartement du donjon. Mais elle s'immobilisa et soudain, se retournant, fit face à la foule serrée, au front buté, qui la surveillait. Aux premiers rangs, il y avait les protestants de La Rochelle. Angélique comprit que si elle arborait l'attitude de la femme coupable, et allait cacher sa peur dans l'appartement du fort, elle n'en pourrait plus sortir sans risquer d'être lapidée. Elle connaissait le caractère intransigeant des Rochelais, l'impulsivité superstitieuse des marins, celle encore plus entière des Anglais ; quand on aurait commencé à clabauder sur son compte et celui de son mari, chacun, suivant ses croyances, s'armerait d'eau bénite, ou plus dangereusement de mousquets, ainsi que les Rochelais l'avaient déjà fait au cours d'une mutinerie à bord du navire, pendant la traversée.
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