Près du groupe, elle distingua la haute stature de Joffrey de Peyrac, avec son vaste manteau que le vent gonflait.

« Il va me tuer, se répéta-t-elle, pétrifiée d'une sorte de résignation. Je n'aurais même pas le temps d'ouvrir la bouche. Au fond, il ne m'aimait pas. Puisqu'il ne peut pas comprendre. Ah ! Je serais ravie d'être tuée... S'il ne m'aime pas, à quoi bon vivre ? »

La lassitude qui l'habitait était pour beaucoup dans ces propos égarés qui hantaient son esprit.

« Et Cantor ! Que va dire Cantor ? Qu'on ne mêle pas mon fils à tout cela ! »

Les barques abordèrent. Le ressac était assez violent, et, cette fois, Angélique dut accepter la poigne de don Juan Alvarez pour prendre pied à terre. De toute façon, elle l'eût fait car ses jambes la soutenaient à peine. Elle se retrouva aux côtés de Colin, tous deux encadrés de très près par les soldats espagnols, tandis que les marins amarraient les embarcations. Se détachant du groupe lointain, le comte de Peyrac venait vers eux. Jamais Angélique n'aurait cru que la vue de son mari pourrait lui causer une telle appréhension, surtout après ces longs mois d'amour et d'amitié passés ensemble au fort de Wapassou – et si proches encore dans le temps... Mais... mais... oh ! le vent des rivages avait tout emporté – et ce n'était plus l'homme qu'elle aimait qui s'avançait là. C'était le maître de Gouldsboro, de Katarunk, de Wapassou et d'autres lieux, un chef... et doublé d'un époux que sa femme avait bafoué à la face des siens, de ses hommes et presque de son peuple.

– Est-ce lui ? interrogea Colin sourdement.

– Oui, murmura Angélique, la gorge sèche.

Le comte de Peyrac ne se hâtait pas.

Il avançait avec une hautaine nonchalance qui, en l'occurrence, était une insulte, marquait le mépris, mais aussi accentuait la menace. Mieux aurait-il fallu qu'il se présentât hors de lui, fou de rage, comme l'autre soir. Angélique eût préféré ce paroxysme à cette attente horrible, cette approche du fauve qui se recueille pour bondir.

Elle était reprise par une panique qui la vidait de toutes pensées en face de lui, depuis que Colin était en jeu. C'était un mélange de sentiment de culpabilité vis-à-vis de son époux, de désir de ne pas le perdre et de fidélité envers Colin, qui la ligotait, la nouait jusqu'aux entrailles, et la dépouillait en l'instant même, par excès de crainte, de ses facultés les meilleures.

Dont celle de la parole. Et du mouvement. Au lieu de courir au-devant de lui, elle demeurait clouée au sol, muette. En revanche, son regard enregistrait presque machinalement le moindre détail des vêtements de Peyrac, ce qui était manifestement vain en un pareil moment, et ne pouvait lui être d'aucun secours pour l'aider à résoudre le dilemme inextricable dans lequel ils se trouvaient tous plongés.

C'était un costume vert, de velours. Elle le lui avait vu sur le Gouldsboro l'an dernier, dans ces nuances obscures et somptueuses qu'il affectionnait et dont le raffinement était rehaussé par le choix des dentelles de Flandre composant le collet à revers, dont les pointes de fil d'argent couvraient les épaules. De la même dentelle soulignée d'argent, se retrouvaient les manchettes aux poignets, et elle garnissait le revers de ses bottes anglaises de fin cuir plissé. Un chapeau de castor « ras noir » avec un tour de plumes blanches que le vent tourmentait couvrait ses cheveux touffus. Il ne portait pas, ce jour-là, ses armes à la ceinture. Ses deux pistolets à crosse d'argent étaient glissés sur sa poitrine dans les attaches du baudrier à broderies d'argent qui, barrant son pourpoint de l'épaule à la hanche, soutenait son épée. À quelques pas du groupe, il fit halte.

Angélique eut l'ébauche d'un geste, elle ne savait pas lequel. Colin gronda :

– Ne te mets pas devant moi. Cela, jamais.

Les Espagnols, cramponnés à lui, le maîtrisèrent à grand-peine. Immobile, le comte de Peyrac continuait à l'examiner de loin avec une attention extrême. La tête un peu inclinée sur l'épaule, le maître de Gouldsboro fixait avec intensité le flibustier normand et Angélique, qui ne pouvait détacher les yeux de son mari, vit le regard de celui-ci se voiler. Puis un sourire sardonique crispa la joue balafrée où les cicatrices se distinguaient plus apparentes ce matin-là, comme blanchies sous l'effort intérieur. De la main gauche, il retira son chapeau et continua de s'avancer vers le prisonnier. Parvenu devant l'homme maîtrisé, Joffrey de Peyrac porta la main à son front et à son cœur en un salut oriental.

– Salam analeïkom, dit-il.

– Aleïkom Salam, répondit machinalement Colin.

– Salut à toi, Colin Paturel, roi des Esclaves de Miquenez, continua Joffrey de Peyrac en arabe.

Colin, en arrêt, l'observait d'un œil scrutateur.

– Je te reconnais aussi, fit-il enfin dans la même langue. Toi, tu es le Rescator, l'ami de Moulay Ismaël. Je t'ai souvent vu siéger à ses côtés sur des coussins brodés.

– Et moi, je t'ai souvent vu enchaîné et lié à quelque gibet, sur la place du Marché, en compagnie des vautours...

– Et je suis toujours enchaîné, dit Colin simplement.

– Et peut-être bientôt pendu aussi à quelque gibet, répliqua le comte avec ce même sourire froid qui faisait trembler Angélique.

La langue arabe lui était restée familière et elle avait pu suivre l'essentiel de ce dialogue stupéfiant.

Presque aussi grand que Colin, Joffrey paraissait cependant, par on ne sait quelle contenance seigneuriale de sa maigre stature, dominer son massif adversaire. C'étaient deux êtres opposés, venus de deux horizons différents. Leur face à face n'était rien moins que redoutable. Et un long et profond silence plana, tandis que le comte paraissait méditer. Il n'avait eu aucun geste de violence, même contenue, aucun éclair dangereux traversant son regard. Mais Angélique sentait qu'elle n'existait plus pour lui. Ou, si elle existait, c'était comme un objet, importun, dont on veut à tout prix ignorer la présence. Détachement ou mépris. Elle ne savait. Et cela ne lui paraissait pas concevable, supportable. Elle aurait préféré qu'il la tue, qu'il la frappe. Or, c'était pire. Par son attitude, il lui imposait malgré elle, celle de la femme qu'elle ne voulait pas paraître, qu'elle n'était pas, l'épouse adultère et honnie, rejetée de son cœur et se tenant aux côtés de l'« amant complice » jusqu'au verdict. Mais même cela lui devenait peu à peu indifférent. Indifférents, ceux qui les entouraient, indifférent le décor, dans sa quête désespérée d'un seul de ses regards, quelque chose de lui, n'importe quel signe. Maintenant qu'il savait QUI était Barbe d'Or, comprendrait-il un peu... sa faiblesse ?... Elle aurait voulu avoir le courage d'ouvrir la bouche, de dire : « Expliquons-nous... » Mais elle sentait qu'aucun son ne parviendrait à franchir ses lèvres. La présence des soldats et des matelots la glaçait, et aussi celle des gentilshommes qui faisaient cercle, muets, et dissimulant leur curiosité sous une attitude indifférente, un peu compassée : Gilles Vaneireick, le corsaire flamand, Roland d'Urville, un autre Français qu'elle ne connaissait point, et jusqu'à cet amiral anglais, très raffiné, et son second, plus enrubanné encore. Pourquoi Joffrey les avait-il amenés à ce rendez-vous tragique, où son honneur d'époux risquait d'être durement éprouvé !

Il y avait surtout la peur. La peur que lui inspirait cet inconnu qui lui était pourtant si proche, Joffrey de Peyrac, le Magicien, le Mystérieux, son époux !... On a peur quand on aime trop. On perd confiance. Son cœur se déchirait. Il ne lui jetterait pas un seul regard. Si bouleversée et vaincue se sentait-elle qu'elle ne vit pas que celui qui la regardait c'était Colin. À la dérobée, il capta son expression de détresse, la pâleur de marbre de ce beau visage de femme qu'une meurtrissure bleue enlaidissait, et ce qu'il lut dans les prunelles d'Angélique pour celui qui l'avait frappée lui fit baisser le front, le cœur broyé.

Il venait d'entrevoir la vérité.

C'était cet homme-là, seul, qu'elle aimait. Ce Rescator qu'il avait vu, à Miquenez, entrer dans la ville accompagné d'une escorte splendide. Un renégat de plus qui insultait à la misère des captifs. L'or, l'argent l'auréolaient d'un prestige inégalé. Moulay Ismaël l'honorait extrêmement.

Aujourd'hui, c'était lui qu'Angélique aimait. C'était lui qui la possédait. C'était ce gentilhomme ténébreux, maigre et vigoureux comme un Maure ou comme un Espagnol qui la possédait, cet homme laid aux traits inquiétants marqués par les duels, et beau de tout le rayonnement de son esprit qui jaillissait de ses yeux de feu. C'était ce grand seigneur chargé d'héritage et de grandeur qui la possédait.

Et elle était possédée... jusqu'aux moelles, jusqu'au ventre... jusqu'au cœur. Cela se voyait. Il n'y avait qu'à la regarder... Lire cette expression dévorante et de désarroi enfantin qu'il ne lui avait jamais connue à elle, la vaillante... Mais, quand le cœur des femmes est atteint, elles n'ont plus de honte ni de fierté ni rien. Elles redeviennent des enfants. Il comprit. Lui, Colin – Colin le Normand, Colin le captif – il n'était rien pour elle. Malgré les féminines faiblesses qu'elle avait parfois eues pour lui. Pas d'illusions à se faire là-dessus. En face de cet homme-là, pour elle, il n'était rien. Et qu'importait après tout ? Il allait mourir. Le lieu désert, perdu très loin, de la terre américaine, pour lui, c'était la fin du voyage !...

Et son cœur généreux souhaita ardemment faire quelque chose encore pour elle, Angélique, sa sœur du bagne et qui avait été toute la lumière – chaude, paradisiaque, éblouissante – de sa rude existence.

Il lui devait bien cela. Et il le ferait puisque c'était cela seul qui comptait pour elle.

– Monseigneur, fit-il en relevant la tête fièrement et en fixant son regard bleu dans les yeux impénétrables de Peyrac, monseigneur, je suis aujourd'hui entre vos mains, et après tout c'est de bonne guerre. Je suis Barbe d'Or. Et j'avais choisi ce coin de côte pour ma razzia. Mes raisons étaient les miennes et les vôtres étaient les vôtres de m'en empêcher. Au plus habile et au plus rapide, la fortune des combats. J'ai perdu !... Je m'incline et vous pouvez faire de moi ce qu'il vous chaut... Mais, avant d'entamer procédure et jugement, il faut que tout soit net, et si vous me pendez il faut que ce soit seulement parce que je suis un pirate de vos ennemis, un brigand des mers à vos yeux, un flibustier dont le commerce n'arrange pas le vôtre, et qui a perdu au jeu de la course, mais... pas pour autre chose, monseigneur ! Il n'y a pas d'autre chose, j'en fais serment.