Elle se hâta de gagner le bord de la plage. Colin se tint derrière elle, la regardant tâter du pied les premiers cailloux du gué.

– Et toi ? Que vas-tu devenir ? dit-elle soudain.

– Oh, moi !...

Il eut un geste dans une vague direction.

– Je vais essayer de retrouver ceux qui m'ont volé mes couteaux et mes pistolets. Et puis – essayer... d'échapper...

– Mais encore ? s'écria-t-elle. Colin, tu es seul ! Tu n'as plus rien !...

– Ne t'en fais pas pour moi, fit-il avec ironie. Je ne suis pas un enfant au maillot. Je suis Barbe d'Or... n'oublie pas.

Elle restait indécise, un pied posé en équilibre, ne se décidant pas à le quitter. Elle éprouvait le dénuement affreux qui pesait sur cet homme. Il n'avait même plus d'armes. Elle le voyait se tenant au bord d'un îlot désert, géant aux mains nues, et, lorsque le brouillard se serait dissipé, il ne serait plus qu'une bête pourchassée, une proie désignée à l'œil aigu de ses ennemis et qu'on traquerait à travers les îles.

– Va, va ! dit-il avec impatience. Va.

Elle pensa : « Il faudra que j'aille trouver Joffrey... Lui dire tout... Qu'il le laisse au moins s'échapper, s'enfuir, quitter la Baie Française... »

Et, une dernière fois, elle se tourna vers lui pour emporter la vision de son visage de Viking, aux yeux bleus comme deux gouttes de ciel.

Ce fut dans les prunelles subitement horrifiées d'Angélique qu'il vit le danger arriver sur lui. Il se retourna, fit face d'un bond, ses mains puissantes tendues, prêtes à saisir, à étrangler, à frapper, à tuer.

Un homme en armure noire se jeta sur lui, puis quatre, puis six, puis dix. De partout il en sortait, jaillissant du couvert du petit bois de derrière les rochers. Les Espagnols de Joffrey de Peyrac, Angélique les reconnut dans une sensation de cauchemar, comme s'ils eussent été des démons masquant leurs traits féroces d'un visage familier. Ils s'étaient avancés et avaient surgi sans troubler d'un bruit, d'un craquement sur le sable, le silence.

À la seconde même où elle les avait aperçus se ruant sur Colin, elle n'avait pas compris. C'était une vision folle, un rêve de son imagination effrayée.

Elle oubliait que ces hommes-là, choisis par Peyrac, étaient d'anciens guerriers de la jungle péruvienne, formés à l'enseignement de la ruse du serpent, l'approche du félin, la cruauté de l'Indien, et qu'ils avaient en eux le sang des Maures.

Pedro, Juan, Francisco, Luis... Elle les connaissait tous, mais, en cet instant, elle ne pouvait plus les reconnaître. Ils étaient l'incarnation d'une force mauvaise et farouche, acharnée sur Colin, tandis que, dans l'effort pour le maîtriser, leurs dents grinçaient et brillaient, trop blanches en leurs faces couleur de pain brûlé.

Colin se battait comme un lion assailli par une meute de « sloughis » noirs. À poings nus, il frappait et il se blessa contre le cimier d'un casque d'acier, et il se dérobait avec des élans si furieux qu'à plusieurs reprises il réussit à entraîner et à projeter à terre les hommes accrochés à ses vêtements.

Il finit par fléchir des genoux sous leur poids. Saisi aux épaules, il bascula en arrière. Une pique se leva au-dessus de lui.

Le cri d'Angélique jaillit.

– Ne le tuez pas !

– Ne craignez rien, senora, dit la voix de don Juan Alvarez. Nous voulons seulement l'assommer. Nous avons ordre de le capturer vivant.

Le regard noir, hautain et chargé d'une solennelle réprobation de don Juan Alvarez, se posa sur Angélique. Son long et ascétique visage, toujours un peu jaune, émergeait comme à l'accoutumée d'une fraise tuyautée à l'ancienne.

– Veuillez nous suivre, senora, dit-il d'un ton guindé mais autoritaire.

Elle sentit que, si elle se rebellait, il n'hésiterait pas à employer la force. Il obéissait au comte de Peyrac, et, pour avoir vécu des mois dans une intimité forcée au fort Wapassou avec eux, elle savait que, pour don Juan et ses hommes, les ordres du comte étaient sacrés. Une terreur sans nom creusa en elle comme un trou noir et ce n'était encore que la peur de comprendre.

Dans les yeux de don Juan Alvarez, elle lisait sa condamnation. Pour lui, cette femme, qu'il avait honorée comme l'épouse du comte de Peyrac, venait d'être trouvée dans les bras d'un amant. Tout s'écroulait. Et il y avait de la douleur sur les traits hautains du vieil Espagnol. Angélique regarda vers les bois d'où ils avaient surgi, ténébreux en leurs cuirasses d'acier noir, leurs lances pointées vers le dos de Colin, et elle s'attendait à le voir surgir, « lui » aussi, le maître, celui qui leur avait donné l'ordre d'aller saisir Barbe d'Or et de la ramener, elle, comme une captive, une complice du pirate, une femme méprisable. Mais les frondaisons sournoises restèrent closes, frémissant seulement sous l'haleine du vent. Alors, elle caressa l'espoir qu'« il » ne savait pas encore, que c'était le hasard seul qui avait amené les gardes espagnols sur cet îlot. Ne battait-on pas l'archipel depuis la veille pour retrouver Barbe d'Or ?...

– Il faut me suivre, senora, répéta le chef de la garde. Il posa la main sur son bras.

Elle se dégagea et passa devant lui.

Il serait vain d'essayer de se disculper aux yeux d'un Alvarez. Pour lui, elle était coupable. Coupable, elle resterait. Et elle méritait la mort.

Wapassou était loin, qui les avait liés d'une amitié sereine, sous l'emprise de l'hiver. Une suite d'incontrôlables et diaboliques événements semblaient les projeter dans un tourbillon où sombraient estime et joie.

Du sang coulait du front de Colin.

Redressé, solidement encadré, il ne disait rien, ne cherchait plus à se défendre. Ses poignets et ses avant-bras tirés en arriéré avaient été fortement liés, et ses chevilles entravées. Un peu de corde entre elles lui permettait d'avancer.

Tournant le dos aux lointains de Gouldsboro, dont les maisons de bois et les falaises roses commençaient à se distinguer dans la lumière du matin, la petite troupe, escortant Angélique et le prisonnier, traversa l'îlot, passant auprès du vieux navire échoué. De l'autre côté, les roches étaient plus abruptes. Deux barques attendaient dans une petite crique. La marée basse laissait libre un chenal qui permettait de gagner la mer libre. Invitant Angélique à prendre place dans l'une des barques, don Alvarez lui tendit sa main gantée pour l'aider. Elle la dédaigna.

Il s'assit près d'elle. Elle remarquait qu'il était plus jaune encore qu'à l'accoutumée, et que son tic, cette expression féroce qui le prenait de découvrir les dents subitement, malgré lui, et qui lui était restée depuis qu'il avait été torturé par les Indiens Atakapas, le tourmentait particulièrement. C'était la première fois qu'elle remarquait des fils gris dans sa barbiche de seigneur espagnol du siècle passé. En fait, depuis deux jours, don Juan Alvarez avait vieilli de dix ans. À la dérobée, Angélique croisa son regard, et ce qu'elle y vit l'émut. Partagé entre l'attachement qu'il portait au comte de Peyrac et celui que lui avait inspiré – oh ! Bien malgré lui – la noble comtesse qui avait partagé si héroïquement leur hivernage, le noble Espagnol souffrait mort et passion.

Il prit place en face d'elle, en gardien solennel et justicier. Des matelots et des mercenaires, qui attendaient sur la plage, prirent place à bord et poussèrent la barque dans le courant. Une autre embarcation chargeait le reste du détachement.

Elle se dit :

« Je vais mourir ; quand il saura, il va me tuer. »

C'était peut-être puéril, mais elle ne pouvait détacher son esprit de cette certitude. Son cerveau était comme gelé. La fatigue d'une journée éprouvante qu'elle avait vécue la veille à soigner les blessés, et d'une nuit trop courte, achevait de la livrer à l'inquiétude sans défense. Elle se sentait malade, et elle était réellement malade. Pâle jusqu'aux lèvres et grelottant malgré la chaleur montante de ce jour d'été, elle essayait néanmoins de faire bonne contenance. L'hostilité de ceux qui l'entouraient lui était perceptible comme une chape de plomb posée sur elle.

« Et pourtant, leur en ai-je porté des tisanes à tous ces gens-là », pensa-t-elle avec amertume. Mais elle était une femme qui avait déshonoré son époux, et, aux yeux de ces mâles fanatiques, et d'une pointilleuse jalousie, elle méritait la mort. Acte insensé, mais dans la virginité d'une terre sauvage et âpre, tout paraissait possible et dicté par l'intransigeante nature elle-même. Colère, fureur, jalousie, haine et gestes de mort couvaient en la trame même, sensible et fine, de ce beau matin d'été, braises ardentes au cœur des humains. Dans le vent du large qui se levait et la prenait à la face, elle sentait ce même souffle attisant les passions au sein de l'être livré à ses seules forces. Par une appréhension de ses nerfs à vif, elle percevait leur solitude d'hommes et de femmes sans nation ni lois au sein d'une nature indomptée, et combien les atteignait, les imprégnait malgré eux au fil des jours, la sauvagerie du continent. Dans de telles circonstances, un seul homme, un chef, était tout. Et de lui, de ses actes et de ses sentiments dépendaient la vie et la mort. Ainsi le veut la loi des hordes et des peuples depuis que l'homme erre sur la terre. Ce qu'elle avait éprouvé de la force secrète de Joffrey, même dans la douceur et la tendresse, aujourd'hui la laissait presque sans espoir, et, à mesure qu'on approchait du but, profondément terrifiée. Mais où allait-on ? Les barques avaient obliqué vers l'est, longeant la côte. La pointe d'une presqu'île fut à quelques encablures, et, lorsqu'ils eurent contourné le cap, ils découvrirent presque aussitôt une plage à l'abri des rochers, à l'extrémité de laquelle on apercevait quelques hommes en armes. L'endroit était caché, à l'écart de Gouldsboro et de toute habitation.