– Il m'a pourtant abandonné bien longtemps.

– Non, non, ne doute plus, Colin, toi qui es si croyant, c'est l'essence même de ton être... Ce n'est pas en vain qu'il a mis en toi tant de choses inestimables. Tu verras... Moi, je ne doute pas de toi.

– Oh ! Toi, toi, tu es adorable, fit-il sourdement, et il la prit dans ses bras.

Angélique frémit de la racine des cheveux à la plante des pieds. Dans son désir infini de porter Colin, comme une vague l'aurait porté vers ces rivages où il se retrouverait enfin tel qu'en lui-même, elle avait parlé avec feu, levant vers lui son visage irradié de ce regard admirable où il pouvait lire ce sentiment plus précieux à l'homme que toutes les fortunes de l'univers, la foi d'une femme. En lui, en sa force, en sa grandeur, en ses pouvoirs, en sa destinée transcendante.

Et maintenant, contre lui, dans le cercle magique de son étreinte, elle sentait son exaltation de tendresse se muer en un courant sauvage et voluptueux qu'elle reconnaissait avec terreur. Car le bras de Colin au creux de ses reins, ce bras d'acier trop souvent inconscient de sa puissance, la soudait à lui avec une passion irrésistible, et de ce contact renaissait l'attirance, comme une vague de fond, un élan torrentiel, doucereux, délicieux. De la tête aux pieds contre lui, elle renversa en arrière son visage dans la lumière du clair de lune, les yeux clos comme si elle allait mourir...

– Ne crains rien, ma vie, dit-il de cette voix profonde et basse, avec une nuance de cajolerie et qui lui parlait tellement au cœur... et aux entrailles, ne crains plus rien de moi, maintenant. C'est la dernière fois... je te promets, c'est la dernière fois que je te serre ainsi contre mon cœur. Mais je voudrais encore une réponse... As-tu pleuré, dis-moi... Avez-vous pleuré, madame du Plessis-Bellière, quand je m'en suis allé là-bas, à Ceuta, quand je vous ai tourné le dos pour vous quitter à jamais ?

– Oui, tu le sais bien, fit-elle dans un souffle, tu le sais bien... Tu l'as vu...

– Je n'étais pas sûr... Pendant des années, je me suis demandé... Ces larmes, ces larmes que j'ai vues briller dans les yeux de cette grande dame étaient-elles vraies ?... Étaient-elles pour moi ?... Merci, merci, mon amour...

Il l'étreignit intensément puis il la relâcha, l'écarta doucement. Il refusait de voir ses lèvres nacrées entrouvertes et qui tremblaient, offertes. Il se redressa, déployant sous le ciel lunaire sa haute taille d'Hercule.

– Maintenant, je sais ce que je voulais savoir. J'ai reçu toutes les réponses. Et de ta bouche ! De ta bouche !... Il me semble que je respire mieux. Merci, petite. Tu m'as rendu ce que j'avais perdu. Va ! Va maintenant, il faut te reposer, tu n'en peux plus.

Et comme elle vacillait, il la prit par les épaules, l'appuyant contre lui avec une tendresse infinie, et il la reconduisit près du feu. Elle se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur le sable. Il ranima un peu les flammes, puis s'en alla à l'autre bout de la plage où il s'allongea, invisible dans l'ombre projetée des arbres, afin de prendre un peu de repos à l'écart d'elle. Tout à l'heure, lorsqu'elle marchait le long de la grève, une vague plus longue avait encerclé les chevilles d'Angélique. Ses souliers étaient humides. Elle les rejeta, ramena ses pieds sous sa jupe et reprit sa posture frileuse, les bras noués autour de ses genoux. Le feu proche ne la réchauffait pas et elle tremblait encore.

« Comme mon corps est faible devant l'amour ! se dit-elle avec amertume et honte. J'ai eu tort de négliger si longtemps la prière. C'est elle qui donne la grâce de résister à ces surprises-là. »

Elle s'en voulait terriblement, se méprisait un peu. Toute une partie de la nuit, elle s'était sentie très raisonnable, capable de tenir à bout de bras la tentation malgré les souvenirs évoqués et la présence proche de Colin, et puis, tout à coup, cette houle chaude et avide !...

À ce point-là, même si on s'écartait à temps, c'était quand même une trahison. Contre ses genoux, elle dissimula son visage envahi d'une rougeur brûlante. Que la nuit était longue !

« Pardonne-moi, Joffrey, pardonne-moi, ce n'est pas ma faute. C'est parce que tu es loin... Je suis faible. Tu m'as trop bien guérie, trop bien ressuscitée, mon magicien. Ah ! il est loin le temps où je ne pouvais souffrir qu'un homme m'effleure sans tomber du haut mal... C'est ta faute aussi. Tu m'as rendu le goût des baisers, de... tout... Je suis faible aujourd'hui ! »

Elle lui parlait tout bas, pour conjurer la peur, et c'était à l'amant, à l'époux adorable et adoré qu'elle s'adressait, à celui qui l'avait serrée sur son cœur dans le creux du grand lit de Wapassou, tout au long de l'hiver, l'évoquant afin d'oublier l'homme terrifiant qui, hier au soir, l'avait saisie aux cheveux et frappée si durement.

« S'il apprend... s'il apprend seulement cette rencontre insensée, sur l'île toute la nuit... toute la nuit avec ce pirate qui n'est rien d'autre pour lui que Barbe d'Or, il me tuera, je n'y échapperai pas... c'est certain, il me tuera avant que j'aie eu le temps d'ouvrir la bouche... Ce que je serais incapable de faire une fois de plus comme hier soir... Oh ! mon Dieu, comme on est désarmé et comme on a peur quand on aime trop... Oh ! mon Dieu, aidez-moi... aidez-nous. J'ai peur... Je ne comprends plus rien à ce qui arrive... Je ne sais plus que faire... »

Malgré son angoisse présente, elle ne parvenait pas à regretter tout à fait le hasard de cette nuit qui les avait réunis, Colin et elle, seuls sur l'îlot du Vieux-Navire. Depuis qu'elle l'avait vu se redresser en disant : « Merci, petite. Tu m'as rendu ce que j'ai perdu », elle ressentait un soulagement, un allégement de sa conscience. Elle vivait ce temps où l'on doit se débarrasser des fardeaux du passé. Béni soit Dieu si, avant l'oubli, l'occasion de réparer se présente. Dans la plénitude des dons qui avaient fait d'elle une Femme, elle atteignait cet âge extraordinaire où, pour chaque femme, l'existence, tout en continuant sa course météorite, semble s'alléger, s'épurer, se renouveler dans l'apothéose d'une liberté de l'âme et de l'esprit, chèrement acquise, mais d'autant plus précieuse, où le poids des erreurs, qui n'étaient souvent que l'enseignement du dur métier de vivre, perd de sa densité. Licence est donnée de laisser en chemin les fardeaux du passé, d'oublier ce qui peut être oublié, de ne se souvenir que de la richesse de cette imparfaite et difficile aventure du plein temps de la vie.

Elle s'apercevait qu'elle avait longtemps traîné un remords inconscient à l'égard de Colin, son amant du désert.

Maintenant, il était sauf.

La seule chose qu'il ignorerait toujours, c'est qu'elle avait porté un enfant de lui dans son sein. Il fallait effacer les liens trop intimes qui les unissaient. Ah ! Qu'il est difficile de s'aider entre humains !

Un éclair d'humour voleta en son esprit engourdi – elle connaissait bien cet oiseau facétieux toujours prêt à prendre son vol en elle aux heures les plus noires, et Angélique se dit qu'elle aimerait être une vieille dame. La vieillesse permet d'aider son prochain, ses amis, sans compliquer leur vie, ni la sienne.

Elle permet les élans du cœur dans leur sincérité, l'aide gratuite et efficace envers ses semblables. Elle autorise de vivre franchement, en compagnie de son propre cœur, tel qu'il est, sans se livrer à ce perpétuel combat de prudence, recul, avance et recul qu'infligent à la vie affective la séduction de la chair et ses dangers.

« Voilà une bien bonne chose que d'être vieille un jour ! » se dit Angélique, qui se mit à sourire, puis à rire tout bas pour elle-même. Elle grelottait, elle avait les pieds glacés et le front trop chaud.

Des pas s'approchant, écrasant le sable et troublant le bruit léger de froissement de soie des vagues, la mirent en alerte. Colin revenait vers elle.

– Il faut dormir, petite, fit-il à voix basse en se penchant. Ce n'est pas raisonnable de rester ainsi recroquevillée comme une pauvresse à ruminer on ne sait quoi. Allonge-toi, tu seras mieux. Bientôt, le jour va venir...

Elle lui obéit, se confiant à ses soins comme jadis, retrouvant ses mains sûres et patientes tandis qu'il l'enveloppait soigneusement dans son manteau et posait sur ses pieds son propre justaucorps en peau de buffle.

Elle fermait les yeux. À son être endolori, l'ardente adoration qui émanait de Colin pour elle lui était comme un baume, un apaisement, sur son cœur taraudé d'inquiétudes et de chagrin et qui, émergeant du choc, commençait à ressentir de toutes parts la souffrance.

– Dors maintenant, chuchota Colin, allons, il faut dormir.

Et, se laissant sombrer au fond de l'eau noire du sommeil, elle croyait l'entendre murmurer, dans la solitude des nuits maghrébines...

– Dors, mon agneau, dors, mon ange. Demain, nous avons une longue route à faire, tous les deux, dans le désert.

Peut-être le murmurait-il ?

Chapitre 6

Et Colin était là de nouveau, dans l'éclat du ciel rosé de l'aube, et la secouait doucement.

– La mer se retire.

Angélique se redressa sur un coude, écartant ses cheveux de son visage.

– La brume est encore épaisse, dit Colin. En te hâtant, tu pourras traverser la baie sans être aperçue.

Angélique se mit sur pied promptement et secoua le sable de ses vêtements. L'heure, en effet, était complice. La brume stagnait à quelque distance de la rive, brouillard léger pétri de lumière, mais formant un écran protecteur entre l'île et Gouldsboro. Le vent n'était pas encore levé et c'était l'heure calme où le roucoulement des tourterelles se mêlait si doucereusement au silence qu'il semblait le rendre plus profond et envoûtant. Les mouettes, petites burettes d'albâtre posées à la pointe brune des roches émergées, participaient à l'immobilité de l'aube, et lorsqu'elles s'animaient, ce n'était que pour un lent vol glissé sans bruit, jetant un éclair lilial à travers la buée rosé et or. Une puissante odeur de varech s'exhalait dans là tiédeur du matin, révélant les vastes étendues de vase et d'algues laissées à découvert par les flots retirés. Angélique fut traversée par l'espoir qu'elle pourrait regagner Gouldsboro sans attirer l'attention et que, par un concours de circonstances miraculeux, son absence avait pu passer inaperçue. Car, en fait, qui pouvait s'inquiéter de savoir si elle avait passé la nuit ou non dans son appartement ? Hors son mari ?... Lequel, étant donné la froideur glaciale de leurs rapports depuis la veille, n'avait pas dû s'en informer. Avec un peu de chance, son escapade, fortuite et inexplicable, risquait d'être ignorée.