Il s'était levé et, comme il faisait les cent pas en parlant, Angélique finit par se lever à son tour pour le rejoindre. Ils marchèrent côte à côte lentement, parcourant de long en large la petite plage qui mettait une tache de clarté dans l'écrin nocturne des arbres. Leurs deux ombres s'y allongeaient sur le sable, étirées et d'un noir d'encre.
– Comment étaient ces hommes qui sont venus vous chercher ? interrogea Angélique.
Il haussa les épaules.
– Des marins, comme on peut en rencontrer ici ou dans les Caraïbes. Un peu de toutes les races. Ça parle un peu toutes les langues... Pourtant non, je ne pense pas qu'ils étaient étrangers tous. Plutôt des Français.
Angélique l'avait écouté avec tourment. Elle ne pouvait se défendre de cette oppressante certitude qu'ils étaient les victimes d'esprits mauvais qui se jouaient d'eux pour les confondre. Les événements se précipitaient et s'embrouillaient avec tant de malice qu'elle ne savait plus déjà quel fil saisir pour en débrouiller l'écheveau.
– Colin, saviez-vous qui était l'homme auquel vous m'aviez confiée, sur la baie de Casco ? Le patron anglais de la barque ?
– Le jésuite ?
Angélique le regarda, stupéfaite.
– Ainsi, vous le saviez ? s'exclama-t-elle.
Colin s'arrêta et fixa d'un air songeur l'horizon obscur.
– Il est venu ce matin-là, dit-il. Il a attaché sa barque contre la bitte. Et il est monté à bord. Il parlait anglais et je l'ai pris pour un patron quelconque. Il a demandé à me parler et, dans ma cabine, il m'a dévoilé son identité. Il appartenait à la Compagnie de Jésus ; il était en mission secrète, et il me demandait de lui remettre Mme de Peyrac. Je n'ai pas douté de ses déclarations. Il avait une façon soudaine de s'exprimer et de me regarder de son œil noir et pénétrant qui ne trompait pas.
« Alors, j'ai vu dans cette affaire l'occasion de te laisser partir, une perche que me tendait Dieu, et justement, parce que c'était un jésuite, j'ai pensé que c'était Dieu qui voulait me faire signe. Sans lui, sans ce jésuite qui surgissait là, je... je crois que je ne t'aurais pas laissé partir. Je me répétais cela depuis la veille, que je devais renoncer à toi, mais je ne pouvais pas...
« C'était pire qu'à Ceuta... presque pire. Si tu étais restée, je crois que j'aurais essayé de te reprendre... et j'aurais causé ton mal... C'était mieux ainsi. J'ai dit : « Bon, j'entends bien. Il en sera fait selon votre demande. » Alors il m'a recommandé de ne pas te faire savoir qui il était, de te laisser croire qu'il était le patron de barque, un Anglais. Cela ne m'a plu qu'à demi. Mais je me suis toujours incliné devant le pouvoir des prêtres. Je pense qu'ils travaillent pour le Bien et qu'ils savent ce qu'ils font. Pourtant, cela ne m'a pas plu. Je gardais le sentiment qu'« on » te voulait du mal...
« T'a-t-il fait du mal ?
Elle secoua la tête.
– Non ! murmura-t-elle.
Maintenant, elle comprenait ce qui s'était passé dans l'esprit de Jack Merwin, le jésuite, quand il était debout sur le rocher et qu'il la regardait mourir. À Maquoit, il s'était assuré de sa personne pour la ramener à d'autres qui voulaient qu'elle fût écartée, séparée des siens, contestée, anéantie. Et voici qu'à nouveau la mer cruelle semblait se charger de la faire disparaître. Tout était simplifié. Il avait dû songer « Dieu le veut ! » et il avait croisé les bras sur sa poitrine, refusant de tendre une main salvatrice. Mais c'est une chose que de dire d'un être : « Il doit mourir », et c'en est une autre que de le regarder se débattre avec la mort.
Il n'avait pas eu le « saint » courage d'assister jusqu'au bout à son agonie, de la voir disparaître sous les flots et ne jamais reparaître.
Il avait plongé.
– Mes bailleurs de fonds, à Paris et à Caen, appartiennent à la Compagnie du Saint-Sacrement, commentait Colin. J'ai fait promesse de servir les missionnaires des nouvelles contrées où j'allais prendre souche. Mais je ne pensais pas que le morceau serait si dur à enlever. On m'avait assuré que la région de Gouldsboro était vierge d'établissements anglais.
– Nous ne sommes pas un établissement anglais, dit Angélique. Cette terre appartient à mon mari du fait qu'il est le premier occupant et qu'il l'a fait prospérer.
– Pourquoi l'avez-vous épousé, ce seigneur de Gouldsboro ?
Angélique se sentit découragée à l'avance de lui fournir la réponse. C'était une trop longue histoire, et puis, elle s'apercevait que tout ce qui touchait à l'intimité de leur vie, à Joffrey et à elle, lui était trop sensible et qu'elle répugnait à matérialiser par la parole ce qui n'appartenait qu'à eux seuls, Joffrey de Peyrac et Angélique de Sancé, ce qui était leurs rêves à tous deux, leur drame premier, leurs épreuves, leurs combats et leurs défaillances, leur bonheur enfin, tout ce qui nouait entre eux ce lien intangible, leur vie commune, leur barque à eux sans cesse menacée, ballottée et où, depuis si longtemps déjà, ils se tenaient enlacés, enlacés, oui, malgré tout enlacés, et personne ne pourrait les séparer, jamais les séparer. « Personne, non personne », songea-t-elle en regardant ardemment le ciel aux nuées nocturnes frangées d'or par la lune. Et, pour la première fois depuis la veille au soir, elle souffrit atrocement comme si le coup qui avait frappé son visage venait enfin d'atteindre son cœur, après un long cheminement parmi les zones inconscientes de l'espérance. Joffrey !... C'était fini. Il la détestait, la méprisait, ne croyait plus en elle.
– Pourquoi l'avez-vous épousé ? insistait Colin. Quel peut-il être, cet homme, pour qu'une femme comme vous éprouve le désir de lier son existence à lui et le courage de le suivre jusqu'en ces contrées perdues ?
– Oh ! Qu'importe, fit-elle avec découragement. C'est mon époux et il est plus que tout pour moi au monde malgré les faiblesses qui peuvent m'habiter et me trahir parfois.
Ils restèrent longtemps silencieux.
– Vous savez comment me prendre, dit enfin Colin Paturel avec une ironie amère. Le respect des serments sacrés !... Vous avez trouvé cela et c'était la seule chose qui pouvait m'arrêter. J'y suis resté fidèle malgré mes défaillances... On n'a pas versé son sang pendant douze années pour rester fidèle à son Dieu sans avoir fini par s'attacher à lui plus sûrement qu'à tout ce qu'on peut trouver de bon sur la terre. Qu'il me fasse signe... Halte, Colin ! Ton maître a parlé.
Il ajouta à mi-voix, avec une foi profonde :
– Et je sais reconnaître quand Il me fait signe.
Moins simple que Colin et égarée sur des chemins plus divers, Angélique admettait plus difficilement cette intrusion du divin dans la logique – ou l'illogisme – de ses actes.
– Sommes-nous si fortement attachés aux enseignements de l'enfance qu'ils continuent à nous diriger malgré nous, surtout malgré nous, en somme ? dit-elle. Aurions-nous seulement la crainte des choses apprises ?
– Non, dit Colin, il n'y a pas que les choses apprises pour nous diriger. Heureusement !... Mais il y a des moments où l'homme se trouve placé, qu'il le veuille ou non, dans la trajectoire de la vérité. Il serait aussi difficile de l'empêcher de la suivre que d'empêcher une étoile de traverser le ciel.
Discernant sur la physionomie d'Angélique un air d'absence :
– M'écoutez-vous ? interrogea-t-il avec douceur.
– Oui, je vous écoute. Colin Paturel. Vous parlez si bien. Que de choses vous m'avez enseignées et qui sont restées gravées dans mon cœur...
– J'en suis heureux, madame, mais les paroles que je viens de dire, c'est, je m'en souviens, le Grand Eunuque qui me les avait enseignées. Osman Ferradji, le grand diable noir qui vous gardait dans les harems de Moulay Ismaël. Souvent, à Miquenez, le roi me faisait appeler, me faisait asseoir avec mes haillons crasseux sur ses coussins dorés. Et ensemble nous écoutions parler Osman Ferradji. Quel grand sage que ce Nègre ! Quel grand bonhomme ! Il a influencé mon âme plus que nul être au monde. C'était un mage.
– Que je l'aimais ! Que je l'aimais ! s'écria Angélique traversée d'une nostalgie poignante à ces évocations. Ce fut mon ami plus qu'un autre.
Elle s'interrompit, frappée au cœur, car, sortant des limbes, lui revenait le souvenir que c'était la main de Colin lui-même qui, pour la sauver, elle, Angélique, avait tué le noble Eunuque d'un coup de poignard dans le dos.
– Taisons-nous, dit Colin à mi-voix. Taisons-nous, ces souvenirs vous font mal. Vous êtes lasse, et nous sommes loin maintenant, très loin de ces lieux, et plus loin encore sur le chemin de nos existences. Si encore je pouvais me dire que je me suis avancé, que j'ai marché quand même vers quelque chose, au cours des années qui ont suivi Ceuta... Pas seulement reculé, gâché ce que j'avais engrangé au bagne de Dieu.
– On avance toujours quand on souffre et que, malgré cela, on ne renonce pas, on ne succombe pas, on ne tourne pas définitivement le dos au bien, dit Angélique avec ferveur.
Songeant à ce long tunnel plein de chutes et de relevées qu'elle avait elle-même parcouru loin de Joffrey, elle se sentait le droit d'encourager Colin.
– Vous n'êtes pas aussi malade que vous le déclariez tout à l'heure, Colin, mon cher, cher ami. Je le sais. Je le sens. À chaque instant, il me semble que l'ancien Colin va renaître devant moi, dans sa grandeur, dépouillant les oripeaux de Barbe d'Or, et je le vois même plus grand encore, plus fort, plus prêt à accomplir la tâche qui l'attend...
– Quelle tâche ?... Sinon celle de me faire pendre haut et court comme un vulgaire brigand des mers.
– Non, non, pas toi, Colin ! Cela ne sera pas. Ne crains rien, ne crains plus. Je ne sais comment les choses vont s'arranger, mais je sais que Dieu te sera fidèle, tu verras. Il ne peut pas t'abandonner, toi qui as été crucifié pour Lui...
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