Angélique regagna le port. Le soleil n'en finissait pas de décliner sur l'horizon. Les poussières et les fumées se pastellisaient d'or et de soufre. La chaleur, qui avait été écrasante malgré le vent incessant, tombait enfin.

Attirés par la canonnade, des Indiens étaient sortis des bois, apportant des fourrures pour troquer avec les navires et du gibier dont l'apport ne serait pas à dédaigner devant cette nouvelle affluence de bouches à nourrir. Marins anglais et français, flibustiers, et jusqu'aux blessés qui pouvaient se traîner, tout le monde courut à la traite, tant étaient puissants sur ces rivages l'attrait du troc des fourrures et l'appât du gain qu'on en retirait. On échangeait n'importe quoi, des bonnets, du tabac, de l'eau-de-vie, des anneaux d'oreilles, et jusqu'aux cuillers de bois et d'étain qui étaient pourtant, avec le couteau, l'ustensile le plus précieux de leur vie de matelot.

Les prisonniers eux-mêmes, à travers les planches de leur prison, criaient aux Indiens d'approcher et leur tendaient des babioles d'échange.

Ce fut à cette occasion qu'Angélique retrouva parmi les captifs une autre de ses anciennes connaissances de la pointe Maquoit.

Où, dans ce combat, tant de braves gens étaient morts, il avait fallu qu'un Hyacinthe Boulanger survécût. Il faisait scandale et on avait déjà dû l'assommer deux fois pour le faire tenir tranquille.

– C'est un boucanier, donc qu'on le mette à boucaner, décréta Angélique. Là au moins, dans cette tâche, il ne serait pas nocif, voire même se montrerait utile. Elle le tança vertement :

– Ne nous faites pas regretter de vous avoir laissé la vie sauve, pauvre tête de brute ! Si vous préférez qu'on vous lie poings et pieds plutôt que de disposer de votre personne, à votre gré ; mais je vous prie de comprendre que vous aurez avantage à m'obéir car il ne vous reste pas d'autre alternative que celle d'être docile ou d'être pendu comme une bête malfaisante et inutile que vous êtes.

– Obéis, Hyacinthe ! lui cria Aristide de son grabat. Tu sais bien qu'avec elle ça ne sert à rien de discuter, et après tout n'oublie pas qu'elle a recousu le bide de ton frère de la Côte !

Subjugué, l'affreux boucher fit signe qu'il avait compris et s'en alla en balançant ses longs bras de singe ramasser du bois vert pour ses feux de fumage. Angélique glana encore parmi l'équipage deux ou trois boucaniers de profession, les installa, en compagnie d'Hyacinthe Boulanger, sur une petite grève à l'écart, et sous la garde d'une sentinelle armée, avec mission d'écorcher, de dépecer, faire rôtir en partie, et fumer d'une autre, les cerfs et daims que les Indiens avaient apportés.

L'odeur savoureuse de grillade qui s'éleva bientôt dans le soir doré lui rappela qu'elle n'avait rien mangé de toute la journée et même depuis la veille, et même... ma foi oui, son dernier repas datait de Pentagoët sur la baie du Pénobscot entre le baron de Saint-Castine et le père Maraîcher de Vernon, dit Jack Merwin, jésuite. Une éternité !... Cela semblait loin et elle pressentait qu'elle n'était pas encore au bout de ses peines. Tout à coup, elle avait faim.

La rencontre avec Vaneireick l'avait un peu rassérénée. Maintenant qu'elle savait que Colin n'était pas parmi les morts, elle se sentait mieux. Après tout, Vaneireick n'avait-il pas raison ? Fallait-il faire un drame et détruire deux vies, plusieurs vies, pour une bagatelle ? Certes, Joffrey n'était pas un mari facile à affronter, mais il faudrait bien qu'elle s'y résolve et vienne à bout de sa peur... « Je lui dirai... Eh bien ! Je lui dirai la vérité... Que je ne l'ai pas trahi autant qu'il le croit... Que Barbe d'Or, c'est Colin... Il comprendra... Je saurais trouver les mots qu'il faut pour qu'il comprenne. Déjà, cela va mieux qu'hier. Nous œuvrons ensemble de nouveau...

La vie l'a forcé à se souvenir de moi, de tout ce qui nous unit... N'avons-nous pas connu d'autres batailles, d'autres séparations... d'autres... trahisons. Et nous en avons triomphé, et nous avons réussi à nous aimer, et plus fort que jamais. »

Après tout, ils n'étaient plus des enfants, avec l'intransigeance et l'inexpérience de la jeunesse. La vie avait passé sur eux, qui apprend à connaître le prix des vrais sentiments et ce qu'il faut savoir admettre ou sacrifier pour conserver ce que cette vie réserve de meilleur, d'inappréciable.

Et trop d'êtres dépendaient d'eux. Il fallait qu'elle lui dise cela aussi. Ils n'avaient pas le droit de faiblir, de décevoir. Elle pensa à ses enfants, particulièrement à Cantor qui risquait de surgir devant elle d'un instant à l'autre.

Quelqu'un lui avait dit que son fils cadet était retourné la chercher à la baie de Casco, et elle avait été soulagée de le savoir absent. Mais, peu après, l'annonce courait que Le Rochelais était revenu juste à point pour participer au combat naval du matin. Il patrouillait encore entre les îles.

Pour Cantor aussi, il fallait que leur explication, leur réconciliation soient promptes avant que la rumeur et les ragots parviennent aux oreilles du sensible adolescent. Dès ce soir, elle chercherait à se trouver seul à seul avec Joffrey.

Mais la journée n'était pas encore achevée, il lui restait mille tâches à accomplir. Près de l'auberge de Mme Carrère, elle se réconforta d'un épi de maïs encore en lait... qu'elle fit rôtir hâtivement sur des braises et grignota tout aussi rapidement tandis qu'elle surveillait la préparation d'une décoction de plantes. Elle manquait de ciguë et de mandragore pour fabriquer ses pilules calmantes, mais, à défaut, encens, girofle, pavot d'Orient lui auraient permis d'y remédier. Elle courut un peu partout dans les maisons, fouilla les réserves du fort. Quelqu'un lui dit qu'il y avait un « homme aux épices » sur le Sans-Peur, comme il y en a sur beaucoup de navires, un marin qui a toujours dans ses basques et les recoins de son coffre une poignée de ceci ou une pincée de cela, rapportée de tous les antipodes. Elle le reconnaîtrait à ce qu'il avait un tampon noir sur l'œil et qu'il était partout suivi de son esclave, un Caraïbe au teint olivâtre qui portait au cou une pierre verte magique retenue par un lien de coton. Le tampon noir n'aurait pu suffire comme signe de reconnaissance car il y avait beaucoup de borgnes parmi ces combattants de la mer.

Une partie des équipages avait été mise à terre et bivouaquait à l'extrémité ouest de la grande plage.

– Ils seront soûls ce soir, disait Mme Carrère d'un air entendu.

Elle n'avait cessé de verser aux hommes valides de la bière, du vin, du rhum et de l'eau-de-vie... Il est vrai qu'ils payaient parfois en perles et même en ducats d'or.

Apporté par les canots, le butin du Cœur-de-Marie était déposé, numéroté, s'alignait, en tonneaux, barriques, coffres, sacs, sous l'œil satisfait des marins de toutes nationalités qui, de ce combat, retireraient chacun une prime.

Bien achalandée avait la réputation d'être la cargaison du corsaire Barbe d'Or. Les écrivains comptables de chaque vaisseau s'activaient autour des marchandises, jetant des chiffres et posant des sceaux. Il y avait du tabac du Brésil, de la mélasse, de la cassonade, du sucre blanc, du riz, du rhum et des vins encore, puis le tout-venant des vivres d'un navire marchand : barils de pois, de fèves, de lard salé, de biscuits, plus quelques délicatesses : sept barils d'oreilles de cochon, sept pots de cuisses d'oie, des jambons, des fromages, des fruits secs, fiasques de vinaigre, d'huile, de raisiné, enfin un petit coffret clouté, extrêmement pesant, qu'on disait contenir des pierres précieuses et les fameuses émeraudes de Caracas qu'il y avait comptées... On mit deux sentinelles pour garder ce coffre, en attendant de le faire transporter dans le fort du comte de Peyrac.

Retenant le bas de sa jupe, Angélique se fraya un passage dans la foule bruyante. Alléchés par tant de spectacles divers, les Anglais puritains du camp Champlain, ainsi que les Huguenots roche-lais, baguenaudaient de bon cœur parmi la cohue, et l'on entendait autour des feux des voix anglaises et françaises qui contaient aux enfants d'extraordinaires aventures de piraterie dans le décor bleu des Caraïbes où brillent à l'infini sous les palmes de longues plages blanches, où l'on boit le rhum mêlé au jus laiteux et frais de grosses noix de coco velues.

Une enfant en robe rouge sauta au cou d'Angélique qui, à cette spontanéité, faillit ne pas la reconnaître.

– Rose-Ann, ma chérie, comme je suis contente de te revoir !

La petite Anglaise paraissait fort s'amuser, de même que Dorothy et Janeton de Monégan. Les leçons de Bible et de lecture ne seraient pas encore pour aujourd'hui. Angélique découvrit enfin l'homme aux épices, flanqué de son Caraïbe demi-nu, et lui fit quelques emplettes.

Dans le soir, l'or du tableau de la Vierge à l'arrière du Cœur-de-Marie accrochait des étincelles. À demi incliné par la gîte du vaisseau, les reflets de ses coloris tremblaient dans le bassin du port ; et plus s'accentuait l'ombre, plus les visages de la Vierge et des Anges ressemblaient à de nostalgiques et douces apparitions veillant sur la foule bigarrée, rassemblée sur la rive. L'odeur pénétrante de la baie s'exhalait subitement d'algues noires et iodées, car la mer se retirait et, dans cet encensement marin que portait le vent mêlé aux fumées de bois et de goudron, une femme surgit qui se mit à danser follement aux sons des castagnettes. Son ample jupe brodée couleur de feu l'auréolait par moments de rouge et d'or, et son regard glissait, aigu et provocant, au bord de cils outrageusement noircis de khôl. Il suivit longuement Angélique, qui passait.

– C'est Inès, lui dit-on, la maîtresse de M. Vaneireick. Il paraît qu'elle manie aussi bien le sabre que les castagnettes.

Angélique s'arrêta un instant pour regarder bondir, avec une grâce féline et trépidante, la « tigresse ».