Elle lui croisa les mains elle-même sur la poitrine et les lui tint ainsi, lui communiquant sa vie, sa tiédeur, dans un dernier contact avec le monde qu'il quittait, afin qu'il ne se sentît pas seul en franchissant le seuil ultime.

Ses paupières plombées se rouvrirent.

– Mamma ! Mamma ! souffla-t-il, les yeux fixés sur elle.

Elle lâcha ses mains, désormais froides et inertes, lui ferma les yeux puis couvrit le visage du mort du fichu qu'elle avait noué hâtivement, ce matin-là, autour de ses épaules. Elle n'avait jamais pu demeurer indifférente à ces morts violentes d'hommes au cours des combats, à ces subites métamorphoses d'êtres vivant, riant, s'agitant au soleil quelques heures plus tôt, changés d'un seul coup en une masse amorphe, absente, à jamais disparue de la terre et bientôt du cœur de tous. Pourtant, elle avait parfois tué de ses propres mains, mais l'illogisme de la mort, son irréparable cruauté continuait à meurtrir chaque fois profondément sa sensibilité féminine. Bien qu'elle sût le peu de valeur de la pauvre créature qui venait d'achever là son périple terrestre, des larmes perlèrent malgré elle à ses paupières.

Chapitre 2

Comme elle se redressait, elle se trouva face à face avec le comte de Peyrac. Celui-ci, depuis quelques instants déjà, se tenait debout, regardant la femme penchée vers le mourant. Gilles Vaneireick, qui l'accompagnait en sa dernière tournée d'inspection, avait le premier distingué cette chevelure blonde de femme, vision, enfin, de douceur après les rudes heures de combat ; et il avait posé sa main sur le bras du comte. Tous deux, suspendant leur marche, ils l'avaient contemplée, tandis qu'elle s'inclinait sur la face creusée du moribond, et ils avaient surpris le murmure de sa voix compatissante :

– Fais tes prières, mon petit !... Je vais te guérir...

Puis ils l'avaient vue se signer et détacher son mouchoir pour en voiler la face du pauvre garçon. Des larmes brillaient au bord de ses cils.

À la vue de Joffrey de Peyrac, elle se déconcerta au point que Vaneireick en eut pitié. Péniblement, elle se détournait sous prétexte de rincer ses mains dans la bassine que lui présentait le jeune Martial.

– Tous les blessés en état de quitter le bord ont-ils été désignés par vos soins, madame ? demanda le comte de Peyrac, sans marquer aucune inflexion autre qu'un calme distant.

– Celui-ci est mort, fit-elle, ébauchant un geste vers le corps étendu.

– Ha ! Je le vois bien, répliqua-t-il sèchement.

Obstinément, elle lui dérobait son visage, la meurtrissure bleuie qui le marquait et dont elle n'avait cessé de sentir tout le jour la gêne. C'était la première fois qu'elle le revoyait depuis l'horrible scène de la veille, et elle en éprouvait une sensation glacée comme si elle se fût trouvée subitement devant un étranger... Un mur s'était dressé entre eux. Le gentilhomme flamand qui accompagnait Peyrac paraissait gai et bon enfant. Son justaucorps jaune, orné de nœuds de ruban flottant au vent, ses plumes d'autruche rouges, ses revers et cravate de dentelle le paraient, dans le goût fastueux des flibustiers des Caraïbes. En revanche, sa face joviale était ce jour-là toute mâchurée de traces sanglantes qui l'obligeaient à fermer à demi un œil.

Afin de se donner une contenance, Angélique se tourna vers lui.

– Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur ?

Gilles Vaneireick, enchanté de la connaître de plus près, acquiesça avec empressement. Elle le fit asseoir sur un tonneau renversé et, tandis que Joffrey de Peyrac s'éloignait, elle lui nettoya délicatement les plaies, tout en se demandant avec quelle sorte d'arme elles avaient bien pu être faites.

Il grimaçait et poussait des gémissements de chiot.

– Vous en faites des manières pour un gentilhomme d'aventures, lui dit-elle. Quand on est aussi douillet que vous, on ne se mêle pas d'aller au combat.

– Je suis le capitaine du Sans-Peur...

– On ne le dirait pas.

– Mais c'est que je n'ai jamais été blessé de ma vie, chère madame ! Demandez autour de vous, on vous dira que Gilles Vaneireick s'en tire toujours sans une égratignure.

– Pas cette fois-ci, en tout cas.

– Mais si, cette fois-ci encore. Ce que vous soignez là, de vos doigts de fée, ce n'est point une blessure de guerre, tant s'en faut. Je la dois à la rage d'Inès, hier au soir.

– Inès ?

– Ma maîtresse ! Elle est jalouse comme une tigresse, dont elle possède les ongles pointus, et elle a pris ombrage de ce que je lui vantais sans discontinuer votre beauté éblouissante.

– Mais je ne vous connais point, monsieur.

– Si fait... Je me trouvais hier dans la salle du Conseil lorsque vous nous êtes apparue. Mais je ne me vexerai pas que vous n'ayez point remarqué mon humble personne, car je sais que vous n'aviez alors de regards que pour M. de Peyrac, votre époux et, de plus, mon cher et vénéré ami des Caraïbes.

Angélique, qui lui enroulait un bandage autour du front, se retint de lui tirer les cheveux pour se venger de son ironie. L'œil noir de Vaneireick la guettait par en dessous, admiratif, mais assez malin pour avoir noté sur un côté de son ravissant visage des traces bleues qui ne le marquaient pas la veille.

Apparemment, supputait-il, la scène de ménage avait été violente, et les deux époux se boudent encore, mais cette femme est trop belle pour que les choses ne s'arrangent pas. Un peu de jalousie pimente les amours ardentes. Il en avait vu d'autres avec son Inès. Et, comme Peyrac, il n'aimait pas le partage. Mais ce sont des accidents auxquels on est exposé lorsqu'on s'acoquine avec ces belles qui ont tous les dons de la nature pour faire le bonheur d'un homme, y compris d'attirer toutes les convoitises.

Celle-ci aussi, la folle et vagabonde comtesse de Peyrac, elle avait le don et elle savait en profiter, et tant pis pour Peyrac !...

La narine frémissante, Vaneireick se délecta, tandis qu'elle tamponnait délicatement ses égratignures, de son odeur proche, légère et fugace, de foin coupé – pour tout dire une délicieuse odeur de femme, de vraie blonde, et qui donnait envie d'en chercher plus long sur les mystères de sa peau dorée.

Profitant de sa soi-disant faiblesse de combattant, il en avait pris prétexte, en s'asseyant, pour glisser sa main autour de la hanche d'Angélique. Elle avait une taille splendide, mais il ne put que l'effleurer, car elle se déroba aussitôt.

Il se disait qu'elle devait révéler, nue, des courbes opulentes, et pourtant elle paraissait, par la grâce, la souplesse de ses attitudes, plus mince qu'elle n'était dans la réalité de son corps splendide dissimulé sous les vêtements. L'œil exercé du joyeux corsaire devinait la ligne parfaite d'un corps qui, de la nuque aux reins, ne devait être que de lignes harmonieuses. Une Vénus mâtinée de Diane chasseresse. En tout cas, extrêmement vigoureuse ! Il s'en rendit compte quand, d'une simple pression du poignet, elle interrompit sans appel sa rêverie et le remit sur pied d'un seul coup, tel qu'elle l'eût fait pour un bambin jugé un peu trop mollasson à son gré.

– Vous voilà guéri des rancœurs de dame Inès, mon cher. Demain, il n'y paraîtra plus !

Il lui adressa, de son œil enflé, un clignement de connivence.

– Je souhaite qu'il en soit de même pour vous, trop belle dame ! Je vois qu'hier les planètes Vénus et Mars se sont heurtées au sein du firmament et que nous avons été tous deux victimes de cette mésentente des dieux...

Angélique retint une grimace, ressentant une douleur sur le côté gauche de son visage. Elle en avait tant fait depuis le matin que son désespoir s'estompait. Par une réaction naturelle de sa nature indomptable, son optimisme reprenait le dessus, et la réflexion de Vaneireick à propos d'une mésentente entre les dieux de l'amour et de la guerre avait failli la faire rire. La voyant se familiariser :

– Écoutez, lui chuchota-t-il, je comprends l'amour, et je ne suis pas sévère pour les défaillances des jolies personnes, même quand ce n'est pas moi qui en suis le bénéficiaire. Désirez-vous que je vous donne des nouvelles de Barbe d'Or ?

Le visage d'Angélique se glaça et elle lui lança un regard de colère, humiliée qu'il la plaçât avec une désinvolture indulgente au rang des femmes légères, humiliée aussi pour le comte de Peyrac. Cette fois, la chose était certaine, les confidences de Kurt Ritz n'avaient pas été tenues secrètes. Tout le monde clabaudait au sujet de ses fredaines à elle et de ses déboires à lui.

Pourtant, tourmentée par le sort de Colin, elle ne put s'empêcher de murmurer du bout des lèvres :

– Oui !... Qu'est-il advenu de Barbe d'Or ?

– Eh bien, à vrai dire, nul n'en sait rien. Il a disparu !

– Disparu ?

– Oui ! Coïncidence ! Figurez-vous, il n'était pas à son bord quand nous avons attaqué sa nef et c'est son second qui a donc assuré toute la défense. D'aucuns racontent qu'il avait quitté le navire au cours de la nuit sur un petit canot, sans dire où il allait, ni quand il serait de retour. Il avait recommandé à son lieutenant Barssempuy de se tenir en vue de Gouldsboro, mais bien caché dans l'archipel, jusqu'à ce qu'il revienne lui-même donner d'autres ordres. Partait-il en reconnaissance pour essayer de voir par quels détours il pouvait attaquer cette fois l'établissement de Gouldsboro ? Mais nous l'avons pris de vitesse. Dès l'aube, le chébec de M. de Peyrac a débusqué le Cœur-de-Marie à l'ancre. Ça a été la poursuite, l'abordage, le corps à corps. Voilà ! Nous, de Gouldsboro, nous sommes vainqueurs ! Quant à Barbe d'Or, où qu'il se trouve, c'en est fini, je pense, pour longtemps de son hégémonie sur les mers et océans !

– Bien ! Je vous remercie, monsieur.