– Ne baissez pas les yeux ! hurla-t-il en brisant à demi la table sous son poing, regardez-moi.
Aux cheveux, il l'empoignait, l'obligeant brutalement à renverser la tête. Elle crut qu'il lui avait brisé la nuque. Penché sur elle, il fouillait de son regard brûlant ce visage devenu pour lui indéchiffrable, étranger. Il parlait peut-être, mais elle ne l'entendait plus. « Ainsi, c'était donc vrai ! Toi !... Toi !... Toi que j'avais placée si haut !... »
Furieusement, il la secouait dans le désir forcené de briser cette image fausse qu'elle lui offrait, de retrouver l'autre, l'autre, sa bien-aimée.
Et soudain il la frappa de toute la force de son bras levé, avec tant de violence que la tête d'Angélique ballotta et alla heurter la paroi de bois. Un voile rouge se répandit devant ses yeux. Il la lâcha, la rejeta. Elle ne sut comment elle parvenait à demeurer debout. Joffrey de Peyrac marcha jusqu'à la fenêtre, regardant à travers les carreaux la nuit mouillée, respirant avec force afin de retrouver la maîtrise de lui-même.
Lorsqu'il se tourna à nouveau vers sa femme, elle était toujours immobile et les paupières closes. Au coin de son nez fragile, un mince filet de sang commençait de sourdre lentement.
– Sortez ! Sortez d'ici ! fit-il d'une voix glacée. Votre vue me répugne. Sortez, vous dis-je ! Je ne veux plus vous voir ! Je ne veux pas... être tenté... de vous tuer...
Chapitre 15
Elle titubait, trébuchant, se heurtant à des encoignures, à des meubles inconnus, dans la demi-obscurité d'une chambre où la lune filtrait incidemment entre deux nuages sa lueur pâle. Le besoin de se dissimuler et de disparaître à jamais avait rejeté Angélique au sein du fort de bois, et, plutôt que d'affronter le grand vent du dehors, les rumeurs du village, l'affreuse solitude de l'espace sans refuge parmi des êtres hostiles, un instinct de bête blessée qui se terre pour mourir l'avait portée à travers couloirs et escaliers jusqu'à cette pièce vaste et close, et, sans la reconnaître, elle savait que c'était « leur » chambre, celle où ils s'étaient aimés l'an dernier, celle où elle avait rêvé de se retrouver avec lui. Elle tâtonnait, butait contre des angles durs, s'arrêtait enfin au centre de la pièce, et alors lui parvenait, au sein de ce chaos infernal qui la broyait, le premier bruit qui lui fût perceptible – celui de deux souffles entrecroisés, qui se répandaient autour d'elle et qui n'étaient, elle s'en rendit compte enfin après un moment d'effroi, que l'écho de sa propre respiration convulsive et celui du ressac au-dehors, frappant l'éperon rocheux, au pied du fort. Elle était seule.
La peur, qui un instant avait dominé en elle toute autre perception, la quitta pour être remplacée par la certitude d'une autre, écrasante, celle d'une irréparable catastrophe. La moitié de sa tête lui paraissait énorme, nantie d'une excroissance difforme telle qu'on en voit aux citrouilles, et cela lui semblait rayonner sur le côté comme si cette tumeur eût été de fonte rougie au feu. Elle y porta la main avec précaution, rencontra une chair insensible, mais il n'y avait pas de tumeur, cependant, le seul attouchement de ses doigts la traversa d'un élancement atroce. Dans le même éclair, tout lui revint avec une lucidité implacable. Colin !...
Ses bras l'enlaçant, ses mains cherchant son corps, ses lèvres prenant les siennes pour un baiser qui n'en finissait point.
L'homme caché avait vu cela, dans la lueur de la chandelle... Et maintenant Joffrey savait... Il l'accusait du pire !... Comment lui faire comprendre, lui expliquer, lui faire admettre que...
Au seul prénom de Colin, il la tuerait. Il avait failli la tuer déjà ce soir. Cela, elle l'avait senti de toute sa chair hérissée, incapable de réagir, d'ébaucher le moindre geste de défense. Il avait donc le pouvoir de l'annihiler, de la réduire à néant. Parce que lui, pour elle, c'était tout !
Elle demeurait ainsi dans le noir, respirant à peine maintenant, dans la crainte d'éveiller, en même temps qu'une douleur physique lancinante, des lambeaux de vision atroce : Joffrey ! Joffrey ! Et son visage terrible, les reflets de son pourpoint qui, lorsqu'il bougeait, laissait entrevoir dans les plis d'or et de satin ivoire une doublure écarlate, et c'était comme si elle avait vu y bouger, y rouler sans cesse des gouttes de sang, y pleuvoir des larmes de sang. C'était du sang qui ruisselait, du sang ! maintenant sur son visage. Ses doigts en étaient poissés et, sur ses lèvres insensibles, sa langue en trouvait la saveur salée. Elle le goûtait avec une sorte de stupeur incrédule. Il l'avait frappée !...
Il l'avait frappée, et elle le méritait ! Ainsi, un gouffre sans fond s'était ouvert sous leurs pas...
Aux aguets dans l'obscurité, elle tremblait de tous ses membres et contemplait le gouffre ouvert, et maintenant la peur de nouveau rampait avec mille démons surgissant du gouffre et se traînant vers elle avec des ricanements, des yeux luisants...
C'était venu trop vite, à l'heure où elle croyait vraiment que le temps de Wapassou avait à jamais renoué les liens entre eux, que leur amour était indéfectible, inattaquable, indestructible.
C'était venu comme un ouragan, comme un tremblement de terre, et en même temps c'était venu sournoisement.
Une bête vomie des enfers et dont elle n'avait pas aperçu à temps les yeux cruels avait rampé vers eux et les avait attaqués.
Un piège s'était refermé sur elle – sur eux – dont elle ne discernait pas exactement la nature et l'agencement, mais dont elle sentait les tenailles commencer à la broyer cruellement. Si habile avait été l'approche qu'elle et Joffrey avaient été atteints, dès le premier coup, en plein cœur.
« Joffrey ! Joffrey ! viens, je t'en prie !... Ne me laisse pas seule ! J'ai peur ! »
La chambre grouillait, habitée d'ombres dangereuses, et, simultanément, elle mesurait la distance infranchissable qui venait de s'étendre entre elle et lui, lui, son époux très cher qu'elle avait mortellement offensé.
Une main la prenait à la gorge, l'étouffait à demi, la suffoquait. Et pour ne pas s'évanouir elle pressait ses deux mains sur sa bouche tuméfiée, à la fois pour étouffer les plaintes qui voulaient jaillir et pour éveiller, par les élancements d'une souffrance intolérable, sa conscience qui sombrait, jusqu'à ce que, enfin, sous l'effet de la douleur et d'une trop fulgurante vision de tout ce qu'elle avait perdu, en hoquets enfantins, désespérés, crevait sa peine... « S'il ne m'aime plus... s'il ne m'aime plus... qu'est-ce que je vais... devenir ? »
Chapitre 16
L'instant qu'il venait de vivre, il lui semblait que ç'avait été le plus terrible de toute son existence.
Deux hommes en lui, délirants, forcenés, qui s'étaient partagé son être. Et, s'il ne l'avait pas chassée, aurait-il pu résister plus longtemps à l'envie qui le possédait – aussi puissante que celle de la tuer – de la prendre dans ses bras ?... Deux êtres en lui, en ces minutes épouvantables qui s'étaient partagé son corps, son sang, son âme, le disloquaient, en un être assoiffé de vengeance, un autre d'adoration et de volupté. Ses veines charrient ensemble la haine et l'amour.
Et, lorsqu'il l'avait saisie aux cheveux, sa main n'en avait-elle pas goûté la soie fine, la moelleuse tiédeur, et, lorsqu'il s'était penché sur elle, sur ce visage renversé, sur ce front vaste et lisse comme une plage nacrée, ses lèvres à lui, qui crachaient des mots cruels, n'avaient-elles pas brûlé de s'y poser en baisers passionnés ?... Et, en éclair, le traversait une pensée : « Quel beau front elle a !... »
Ainsi, ravagé de courants de désir et de colère, il en demeurait frémissant, humilié, secoué de fureur contre elle à qui il devait cette révélation d'un autre lui-même, qu'il lui fallait découvrir capable de la plus aveugle violence, d'irrésistible faim charnelle, de lâche indulgence, capable de se laisser aller à l'élan de ses sens et de ses sentiments contre toute raison...
Une si superbe créature d'amour !... Voici ce qu'il avait pensé. Voilà ce qu'ils avaient pensé tous, lorsqu'elle leur était apparue au seuil de la nuit, et l'évidence de sa beauté et de sa féminité les avait frappés comme un coup, de telle sorte qu'en un instant fugitif s'effaçaient rancœur, soupçons, indignation, mépris, méfiance, et demeurait seul, pour ces hommes surpris et subjugués, l'enchantement indicible de sa présence. Une si superbe créature d'amour !... O mâles idolâtres, imbéciles et sensuels ! Toujours prêts à s'agenouiller devant la déesse !...
Un mouvement irréfléchi portait Joffrey de Peyrac au-dehors, dans le silence de la nuit profonde.
Sur la lune d'argent terni passaient des nuages, et dans sa lumière se profilaient les ombres noires des mâts balancés par l'eau du port. Des feux tressautaient dans le vent, seuls à s'animer avec les démarches lentes de quelques sentinelles. Le monde était mort.
Où était-elle ? « Angélique ! Angélique !... mon amour ! »
Il rentrait à l'intérieur du fort et, d'un bond silencieux, gravissait l'escalier de bois. Derrière la porte, il l'entendait sangloter tout haut. Et restait là, brûlé et dévoré de nouveau par une flamme sauvage, le corps tendu jusqu'à la souffrance par la tentation le déchirant. Désir de pousser cette porte, d'entrer, de se retrouver seul à seul avec elle, de se pencher sur elle, s'emparer d'elle, la prendre sur son cœur, et d'oublier, d'oublier dans le bonheur des gestes, des caresses, du murmure des voix, des souffles qui s'entremêlent, s'échangent, des baisers, des mots ardents tout bas chuchotes : « Mon amour ! Mon amour ! ce n'est rien !... Je t'aime !... » d'oublier, d'oublier tout...
Il se retrouvait, seul, dans la salle en bas, où les cires s'effondraient dans les porte-torches, le front appuyé à la fenêtre où pâlissait l'aube.
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