Ses abondants cheveux noirs encadrant son visage buriné et couturé lui conféraient un masque de pirate contrastant de façon inquiétante avec le raffinement et l'élégance de sa tenue, et la lueur claire qui brillait à ses tempes soulignait d'une douceur inattendue son teint foncé d'aventurier brûlé par le soleil et le vent. Se dissimulait-il une pâleur sous ce hâle, une émotion sous ses traits impassibles, une souffrance derrière ce regard hardi et pénétrant qui se posait sur eux, ne se détournant pas ? Nul n'aurait pu le déceler ! C'étaient eux qui détournaient le regard et paraissaient souffrir mille morts. Une leçon ! devait répéter souvent plus tard le flibustier Gilles Vaneireick, une leçon ! Voilà ce qu'il nous a administré ce soir-là, ce Peyrac ! À nous autres, mâles, qui sommes destinés de par notre espèce et dès notre naissance à porter un jour des cornes... Je vous le dis !... Jamais on ne vit cocu montrer à la face du monde tant de superbe !...
« Messieurs, leur dit Peyrac, vous savez qu'il me faut partir en guerre et j'ignore quel sort le Ciel réserve à mes armes. Or, de tous les points de l'horizon, l'orage menace. Au moins, vous laisserais-je la connaissance exacte d'une situation à laquelle votre courage, votre bon sens, votre habileté doivent pouvoir vous aider à faire face. Et j'ajouterai, votre volonté de paix. Nous n'avons pas d'ennemis. Ceci peut faire votre force.
« Je m'adresse particulièrement à vous, messieurs les Rochelais, car c'est à vous que je remets présentement le sort de cet établissement et sa défense terrestre. M. d'Urville doit m'accompagner, ainsi que M. Vaneireick, et notre allié anglais, sir Sherrilgham, à la poursuite de ce pirate qui nous a déjà causé à tous bien des déboires. Il faut en finir cette fois. Nous allons donc mettre en commun nos plans de défense, de poursuite et d'attaque. Et tout d'abord, le compte et le départage des munitions dont nous disposons. Absorbés par leurs calculs et plans, ils ne virent pas la nuit tomber. Un Espagnol entra pour allumer les chandelles dans les bougeoirs et au lustre de fer forgé qui pendait au plafond. Peu à peu, repris par les gestes ordinaires, ils oubliaient l'incident du soir précédent. Aussi crurent-ils être la proie du renouvellement d'un mauvais rêve lorsque la même sentinelle que la veille passa la même tête effarée par la porte pour crier à Peyrac :
– Monseigneur ! quelqu'un pour vous !
Mais, cette fois, ce n'était pas Kurt Ritz, le hâve évadé du pirate. Cette fois, c'était Elle.
Et se retournant, sur l'écran sombre de la nuit, apparition éblouissante, ils LA virent !...
Chapitre 13
Éblouissante, elle les regardait avec son sourire radieux. Et très vite ses yeux cherchaient, là-bas, à l'extrémité de la pièce, la haute stature du comte de Peyrac. Joffrey !... Dans un costume qu'elle ne lui connaissait pas. Il était là...
Eux tous, pétrifiés, la contemplaient sans un mot.
La nuance veloutée et dorée du grand manteau de loup-marin qui la drapait avivait sa carnation chaude, et sur la nuit sa chevelure brillait si claire qu'on aurait dit une auréole. C'était le petit Laurier Berne qui avait conduit Angélique jusqu'à la porte de la grande salle du fort où il savait que son père et les notables, ainsi que le capitaine flibustier et l'amiral anglais, tenaient conseil avec le comte de Peyrac.
Elle ne s'y retrouvait point avec l'aspect nouveau de Gouldsboro. Cette grève quasi déserte de l'an dernier grouillait, jusque dans la pénombre du soir, d'une telle vie qu'elle se serait crue dans une autre colonie si elle n'avait rencontré dès les premiers pas ses amies Abigaël et Séverine Berne.
L'impatience où elle se trouvait de joindre au plus tôt son mari et de s'assurer de sa présence à Gouldsboro ne lui avait pas fait discerner aussitôt la gêne et la froideur de l'accueil des deux Rochelaises. Elle y repenserait plus tard et devrait en comprendre la cause. Mais le petit Laurier avait surgi, un panier de coquillages sur l'épaule, et lui avait sauté au cou avec la pétulance de ses dix ans.
– Dame Angélique ! Oh ! Dame Angélique !... Quel bonheur !...
Sur sa demande, il l'avait guidée parmi les méandres du nouveau Gouldsboro. Arrivant aux abords du fort, ils avaient croisé un homme avec une hallebarde.
– C'est le Suisse, avait chuchoté Laurier, il est arrivé hier soir...
– Hé, l'homme ! Ne vous ai-je pas déjà vu ? l'interpella Angélique, frappée d'un malaise sous le regard farouche qu'il lui décocha en passant.
– Si fait, madame ! répondit-il. Vous m'avez vu.
Il y avait du mépris dans sa voix tudesque.
Mais déjà Laurier lui faisait franchir des marches de bois et la porte de la salle du Conseil s'ouvrait devant elle.
Dans le silence profond-un silence écrasant dont elle éprouva presque aussitôt l'insolite, elle s'avançait. Des visages connus, des visages de pierre...
– Monsieur Manigault, je vous salue... Oh ! Maître Berne, combien je suis heureuse de vous revoir !... Cher pasteur, comment vous portez-vous ?...
Parmi les réformés en justaucorps noir, des inconnus chatoyants, un flibustier français, un officier anglais, et puis un Récollet en bure grise...
Personne !...
Personne ne répondait. Personne... Personne... Des yeux la suivaient. Et tous ces gens...
Tous, figés comme des saints de bois, et Joffrey lui-même sans un mouvement, la regardant venir.
Elle était devant lui et ses yeux cherchaient en vain à joindre les siens. Pourtant, son regard était sur elle avec une fixité étrange et sombre. Un cauchemar ! Joffrey s'inclinait sur la main qu'elle lui tendait, mais elle ne sentait pas ses lèvres sur sa peau, ce n'était qu'un simulacre de courtoisie...
Elle s'entendait demander d'une voix lointaine qui lui parut tremblante :
– Que se passe-t-il ? Y a-t-il un malheur à Gouldsboro ?
Alors l'assemblée s'anima. Un à un, chacun s'inclinait et se retirait. Personne ne songeait à sourire. Dans la même atmosphère de catastrophe que la veille, le même cérémonial recommençait.
Au-dehors :
– C'était elle ? interrogea Gilles Vaneireick, haletant.
– Hé ! Qui voulez-vous que ce soit ? grommela Manigault.
– Oh ! mais, c'est que... elle est admirable ! Elle est merveilleuse !... Cela change tout...
Messires, comment voulez-vous qu'une femme aussi belle ne fasse pas des conquêtes à chacun de ses pas, et ne succombe pas parfois aux amours qu'elle suscite ?... Ce serait immoral... Je me sens moi-même... Oh ! Mon Dieu, que va-t-il se passer maintenant ?... C'est épouvantable ! Pourvu que... Non, elle est trop belle pour qu'il la tue... Mes jambes ne me portent plus... Je suis très sensible, vous savez...
Il dut s'asseoir sur le sable.
Chapitre 14
– Qu'arrive-t-il ? répéta Angélique en se tournant vers son mari, quelqu'un est mort ?...
– Peut-être !... D'où venez-vous ?...
Les yeux levés sur la physionomie ténébreuse et glacée de Peyrac, elle cherchait à comprendre.
– Comment ! D'où je viens ?... Yann n'a-t-il pu vous joindre ? Ne vous a-t-il pas dit que...
– Si fait ! Il me l'a dit... Il m'a dit que vous étiez prisonnière de Barbe d'Or... Il m'a dit aussi bien d'autres choses encore... Et Kurt Ritz également.
– Kurt Ritz ?
– Le mercenaire suisse, à mon service, et que Barbe d'Or a également capturé le mois dernier... Ritz a réussi à s'évader : il y a trois jours... Auparavant, il vous avait vue sur le navire de Barbe d'Or... Il s'est évadé une nuit par le château arrière... La fenêtre était ouverte... Il vous a vue... sur le navire... dans la chambre des cartes... avec lui... Avec lui...
Joffrey de Peyrac parlait d'une voix entrecoupée, sourde et terrible, et, à chaque mot posé, la vérité se faisait jour dans l'esprit d'Angélique.
Paralysée par l'excès d'une surprise terrifiée, elle voyait cette vérité s'avancer vers elle comme une bête monstrueuse, réelle, prête à bondir et sortant ses griffes pour la déchirer atrocement...
L'homme !... L'homme qui s'évadait cette nuit-là, sur la baie de Casco... c'était donc le mercenaire suisse... Un serviteur de Peyrac... Et il l'avait vue... Il avait vu Colin entrer et la prendre dans ses bras...
– La fenêtre était ouverte, continuait la voix rauque et comme lointaine... Il vous a vue, madame ! Vous étiez nue... Nue dans les bras de Barbe d'Or, et vous répondiez à ses baisers... à ses caresses... à lui... à lui !...
Qu'avait-il espéré entendre en écho ?... Un cri d'indignation, des dénégations véhémentes, peut-être un rire ?... Mais, non !... Le silence !
Un tel silence !... La plus affreuse chose à subir après de telles paroles. Et dans ce silence qui tombait goutte à goutte, chaque seconde apportant à l'autre son poids de plomb, Joffrey de Peyrac crût mourir de douleur.
Le temps passait. L'instant était passé... du salut. Chaque seconde était tombée comme du plomb fondu. Consacrant l'inéluctable. Entérinant l'aveu... que trahissait encore la pâleur livide soudaine, l'expression traquée des grands yeux dilatés.
Le cerveau d'Angélique était incapable de rassembler deux pensées à la fois. Tout s'entrechoquait dans un brouillard affreux.
« Colin ! Colin !... Il faut lui dire que c'était Colin... Non ! ce sera pire... Il le haïssait déjà auparavant... »
L'aurait-elle voulu qu'elle aurait été incapable de donner la moindre explication, de prononcer le moindre mot. Sa gorge ne pouvait laisser passer un son. Elle tremblait de tous ses membres. Une défaillance la saisit. Elle dut s'appuyer au mur et fermer les yeux. Et de la voir ainsi baisser les paupières avec cette expression tendre, douloureuse et secrète qui le bouleversait toujours, et l'irritait parfois, déchaîna la colère du comte.
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