L'ascendant de cette femme, Angélique, sur tous les hommes, comme il avait pu le remarquer, ne lui venait-il pas précisément de sa complicité spontanée avec eux ? Elle les connaissait trop bien, les hommes, elle leur était trop proche... D'un sourire, d'un mot, elle les roulait, les empaquetait, seigneurs ou manants. Sa science lui venait, sans doute, d'avoir été trop longtemps et trop jeune la victime des hommes... Mais c'était trop tard, le mal était fait, l'effrayante réalité était là... Elle était maintenant plus forte que tous les hommes, ne redoutait rien d'eux, s'offrait ceux qu'elle désirait... Tous les hommes lui plaisaient, n'importe quelle sorte d'hommes, tel était le secret de son charme et de son immanquable pouvoir sur eux...
Excepté peut-être les sots, infatués d'eux-mêmes et de leur supériorité militaire, comme ce Pont-Briand. Celui-là, elle n'avait eu guère de mérite à le repousser. Il ne lui plaisait pas. Mais Loménie-Chambord ? Peyrac n'avait pas été sans percevoir le courant chaleureux qui s'échangeait entre eux et il commençait à se demander si le vertueux gentilhomme ne l'avait pas trahi sous son propre toit ?... N'était-elle pas capable d'amener un saint en enfer !...
Angélique ! Angélique !
Le voile rouge de la vengeance passait devant les yeux de Peyrac. Et tout d'abord partir, joindre le vaisseau de ce Barbe d'Or, une nuit... Monter à bord, les surprendre tous deux, les tuer...
Il se ressaisissait au prix d'un effort surhumain.
Le jour se levait sur Gouldsboro. La brume transformait le paysage en limbes froids, traversés par l'écho des tristes appels des conques dans la baie.
Peyrac ignorait qu'à quelques miles à peine Angélique s'éveillait dans le fort de Pentagoët, que quelques heures plus tard elle allait s'embarquer, joyeuse et impatiente de le retrouver, et qu'à la nuit elle serait là, surgirait devant lui.
Épuisé, il contemplait au fond de son cœur une image détruite, si las que, ne cherchant plus d'excuses à une réalité qu'il lui fallait affronter dans toute son amertume : la trahison d'Angélique, il acceptait de la voir enfin comme elle était, comme elle n'avait jamais cessé d'être, pensait-il : vile et trompeuse... comme toutes les autres... Une femme comme les autres !
Le jour était là et ses tâches écrasantes, multiples, dont dépendaient des vies humaines. Le comte de Peyrac marcha vers le port. Seul dans ce monde blanc étouffé, où il lui faudrait désormais marcher seul, avec ce deuil surprenant, cette plaie inattendue, dont il ne mesurait pas encore toute la souffrance : Angélique.
Tandis qu'il descendait la plage, le désir de la bataille commença à lui insuffler sa brûlante impatience. Cette force-là lui permettait de se tenir droit et il pensa que le brouillard était le bienvenu car il n'ignorait pas qu'aucun des navires présents n'étaient en état de prendre la mer aujourd'hui et de donner la chasse au pirate. La brume défendait Peyrac contre une mauvaise hâte et lui permettrait de préparer avec soin ses batteries. Demain ou après-demain, il pourrait commencer sa chasse à mort, et alors rien ne l'arrêterait avant qu'il n'ait atteint Barbe d'Or et ne l'eût tué de sa propre main.
L'armement du Gouldsboro, du chébec et de deux autres lougres qu'il avait en rade fut aussitôt entrepris.
Tout occupé par l'idée de sa vengeance, il accueillit tout d'abord avec indifférence, puis irritation, la nouvelle que portèrent des Indiens que deux navires anglais se trouvaient en perdition à la pointe de Shoodic. Qu'ils aillent au diable, anglais ou français ou quels qu'ils fussent !
Puis il se reprit.
Il ne serait pas dit qu'une femme lui ferait oublier ses devoirs, ses charges, le détruirait au point de le rendre indifférent à la vie d'êtres humains qu'il était le seul à pouvoir sauver. Gouldsboro, qu'il avait créé, c'était le phare de la Baie Française. Chacun en attendait aide, vie, conseil. Ah ! Comme tout cela lui était égal, tout à coup ! Mais il ne pouvait pas fléchir, à aucun instant. La moindre de ses défaillances entraînerait l'écroulement de tout, et déjà, ceux qui savaient, qu'attendaient-ils de lui ? Aurait-il vécu jusqu'à ce jour, et triomphé de tant d'écueils pour tout condamner et détruire en quelques heures par la faute d'un amour maudit ?
L'habitude d'une forte discipline intérieure, d'un sens inné de ses responsabilités, qui avait toujours fait de lui, au cours de sa déjà longue existence, un chef, un homme hors du commun, joua en lui et l'aida à faire face.
Faire face !...
Promptement, il se rendit à bord de son bateau, rassembla son équipage, gagna les lieux du naufrage et eut la bonne fortune de tirer de ce mauvais pas la petite flotte que l'État du Massachusetts envoyait dans la Baie Française pour se venger des massacres abénakis fomentés par les Français. L'un des navires était monté par le Bostonien Phips, et l'autre par l'amiral anglais Barthélemy Sherrilgham lui-même.
Ramené à l'abri du bassin de Gouldsboro, l'amiral anglais accepta très volontiers la généreuse hospitalité du comte de Peyrac. Très élégant, en perruque poudrée, l'épée au côté, il ne cachait pas que cette expédition au fin fond de la Baie Française, pour y traquer un invisible adversaire toujours prêt à s'escamoter dans quelque crique, ne lui souriait qu'à demi. Mais il fallait bien donner une leçon à ces damnés Français. Obtenir si possible du gouvernement de Québec qu'ils retiennent leurs hordes de dévoués sauvages. Or, l'on avait appris que M. de Villedavray, gouverneur de l'Acadie, se trouvait en tournée sur la rivière Saint-Jean, visitant son meilleur ami, le chevalier de Grand-Bois. Le coincer là-bas, le capturer, serait une excellente affaire pour le gouvernement anglais.
Peyrac réussit à le convaincre sans trop de difficulté que cette expédition ne pourrait se solder que par le déclenchement d'une guerre franco-anglaise, tous les prétextes étant bons à Québec pour étendre le conflit, et qu'il ferait mieux de se joindre à lui pour faire la chasse aux pirates qui infestaient la Baie Française et empêchaient les morutiers anglais, aussi bien que les portugais et français, de se livrer à leurs pêches annuelles. En revanche, le Bostonien Phips, qui comptait dans sa proche ascendance et parenté un bon nombre de personnes scalpées par les Canadiens et leurs Abénakis, refusa de lâcher sa proie et repartit dès que le brouillard se fut levé. Mais, agissant seul et non plus en compagnie de l'amiral anglais, la portée diplomatique de son action en serait moins importante et la bataille de la rivière Saint-Jean moins sanglante. Peyrac, après avoir réfléchi aux divers moyens de désamorcer la bombe, fit venir les chefs Etchemins locaux ainsi que leurs principaux Mohicans. Il convint avec eux d'envoyer des messagers et deux colliers de wampum aux Malécites et Souriquois de l'Est : qu'ils aidassent, si nécessité s'en faisait sentir, les Français auxquels les attachaient des liens d'amitié et de famille, mais sans tuer de l'Anglais si possible. Quand la hache de guerre aurait été déterrée dans la Baie Française, quel avantage en retireraient les tribus, déjà fort décimées par la cruelle famine de l'hiver ? et qui les garderait des incursions des partis iroquois, qu'il faut toujours craindre quand revient l'été ?...
Ces paroles de sagesse distribuées, il chargea Cromley d'alerter les quelques rares Anglais, cramponnés à leurs coins à l'embouchure des rivières Sainte-Croix et Resquias. Le vieux Salprice refuserait sans doute de quitter son fortin, mais la famille Strington, à Merchnais-bay, aurait avantage à venir se réfugier pour juillet à Gouldsboro. Chacune de ses actions, Joffrey de Peyrac les avait accomplies au prix tout d'abord d'un effort surhumain, puis peu à peu, dans une sorte d'état second, et l'exécution de ces tâches imposées et indispensables mettait par instants comme un baume sur la blessure à vif. Une sorte d'oubli.
Pourtant, si chargée et précipitée que fût cette journée, aucune de son existence ne lui parut si longue, si mortelle, si cruelle.
Entre-temps, il surveillait les préparatifs des navires pour l'expédition du lendemain contre Barbe d'Or.
Il ne pouvait fléchir.
Sa vengeance, il faudrait aussi qu'il la conduise avec sang-froid, sans perdre de vue l'intérêt de tous. Il n'avait pas le droit.
Et pourtant, qu'importaient les autres, qu'importait son œuvre, qu'importait la vie... Sans elle !...
Sur le soir, il convoqua à nouveau les mêmes personnalités que la veille, afin de reprendre le Conseil, dramatiquement interrompu par l'arrivée de Kurt Ritz, et pria l'amiral de s'y joindre. À part ce dernier, qui n'était pas au fait dune situation aussi pénible qu'embarrassante, ils entrèrent tous, les yeux à terre et à pas comptés.
Peyrac les attendait derrière la table de bois ouvragé où se posaient son écritoire, ses plumes, un sablier, ses instruments de mesure et, comme la veille, des cartes étalées. Il les pria avec affabilité d'approcher et de prendre place. Au son de sa voix, calme, avec ce brisement un peu rauque auquel ils étaient accoutumés, ils relevaient les yeux et, malgré son apparence habituelle, tressaillaient. Il était vêtu d'un magnifique costume de satin ivoire tailladé à petits plis maintenus en losange par un point de perle et dont chaque mouvement faisait jouer dans l'entrebâillement des plis le reflet d'une moire écarlate – vêtement qui avait été ramené de Londres par le Gouldsboro ainsi que les bottes étroites de cuir rouge et les gants à crispins. Peyrac affectionnait la mode anglaise dont la fidélité au pourpoint et haut-de-chausses et bottes fines lui convenait mieux pour sa vie aventureuse que les justaucorps et vestes à la française et les bottes à trop larges revers. En revanche, les dentelles rehaussées de perles de sa cravate et de ses manchettes avaient le goût français.
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