– Et encore vous vous moquez de moi ! s'exclama-t-elle.

– Ma foi !...

Alors il se mit à rire franchement. Puis il la fixa avec ironie, mais aussi avec une chaleur vivante. Et, pour la première fois, elle découvrit l'étincelle humaine embusquée derrière ce regard sévère. Elle croyait y lire une amicale complicité. Fallait-il donc espérer qu'au cours des trois jours passés sur la barque de Jack Merwin, entre l'ours et le négrillon, il avait vu clair en elle. Il ne croyait pas qu'elle fût la Démone. Elle le lisait dans son regard.

– Laissez-moi partir, Merwin, murmura-t-elle ardemment avec un élan vers lui.

Les yeux du prêtre se dérobèrent vivement. Ses longues paupières s'abaissèrent derechef, et il reprit sa face hautaine.

– Mais... vous pouvez partir, madame, qui vous en empêche ?... Vous n'êtes pas ma prisonnière que je sache... Vous n'êtes que celle de Piksarett...

Chapitre 11

Gouldsboro dans le soir, c'était déjà une bourgade.

Ainsi le découvrait Angélique, tandis que lui apparaissaient au loin, malgré le voile léger d'une pluie ténue, les lumières scintillantes de toutes les habitations groupées autour du port, le long des rivages et jusqu'en haut des falaises.

La barque qui les amenait dansait sur la houle noire où ces lumières, jaunes et blanches des lanternes et des chandelles, rouges des grands feux allumés en repère à la pointe des écueils dangereux, mettaient mille reflets chatoyants.

L'Acadien qui les conduisait dit qu'il aborderait par la côte ouest. Il voulait repartir aussitôt pour Pentagoët. Le père de Vernon leur avait laissé sa barque pour cette suprême promenade de retour, et une fois Angélique et ses protégés anglais, en compagnie du négrillon et de l'ours, déposés en quelque point de la péninsule de Gouldsboro, l'homme ne devait point s'attarder.

Angélique respirait avec délices et joie l'odeur de la terre, l'odeur de village que la brise portait jusqu'à eux.

– Je te rejoindrai à Gouldsboro, lui avait promis Piksarett, avant de la voir quitter Pentagoët. N'oublie pas que tu es ma captive et je dois réclamer ta rançon à ton époux.

Mais, hors ce rappel de sa situation, il s'était montré fort libéral, pour des raisons connues de lui seul, et l'avait laissé s'éloigner, après lui avoir donné solennellement sa bénédiction. Au propre comme au figuré, car, grand sagamore investi de pouvoirs supra-terrestres, il aimait assez pontifier et distribuait volontiers, à l'imitation des Robes Noires, de grands signes de croix protecteurs.

En se dissipant vers le début de l'après-midi, la brume leur avait permis de mettre à la voile. Le père de Vernon et le baron de Saint-Castine les accompagnèrent jusqu'au bord de l'eau. Le jésuite gardait avec lui l'enfant blond qui avait été son mousse, Abbial Neals, un orphelin qu'il avait recueilli sur les quais de la Nouvelle-York. On ne savait s'il était d'origine irlandaise, anglaise ou suédoise. Quoi qu'il en fût, il serait baptisé. Au dernier moment, on amena un grand coffre, dans lequel le baron de Saint-Castine avait hâtivement empilé une partie de sa moisson de scalps anglais.

– M. de Peyrac m'a confié son projet de se rendre à Québec, expliqua-t-il à Angélique, et j'ai pensé à lui demander d'avoir l'obligeance de porter ce présent de ma part à M. le gouverneur. J'espère que cela fera bonne impression : qu'on ne m'accusera plus en haut lieu de ne pas me montrer assez chaleureux pour la guerre contre l'Anglais.

On casa également le tonnelet d'eau-de-vie d'Armagnac, présent du capitaine basque Hernani d'Astiguarza, puis le paysan-marin acadien prit la barre, tandis que Sammy, qui avait fait ses classes comme moussaillon au cours des jours précédents, lui donnait un coup de main pour la voile.

Très vite, le rideau perlé de la pluie estompa les contours des arbres, dérobant à leurs regards, là-bas, sur la rive d'un fleuve perdu, au cœur de la forêt américaine, la longue silhouette d'un homme en robe noire qui était appelé Jack Merwin.

Chapitre 12

Combien de fois, depuis la veille au soir, Joffrey de Peyrac avait-il tourné et retourné en son esprit la révélation terrible ?

La nuit s'était écoulée sans qu'il bougeât, assis à sa table, le front appuyé dans sa main et les yeux clos.

Combien de fois au cours de cette nuit n'avait-il pas entendu résonner en lui-même les échos de la voix railleuse et rocailleuse du mercenaire suisse.

« Son nom ?... Je ne sais pas. Mais, pendant qu'il lui faisait l'amour, il l'appelait Angélique !... Angélique !... »

Et chaque fois c'était la même douleur insensée qui le traversait. Et puis les paroles de Yann qui, par instants, l'avaient éclairé. Si l'on pouvait parler de clarté en cette affreuse machination qui soudain posait sur le visage de la bien-aimée un masque hideux.

« Ils s'embrassaient comme des amants qui se retrouvent... »

Le mystère était-il là ? l'explication de l'effroyable trahison ? Un amant d'autrefois ? Un homme du passé, de ce temps qu'elle regrettait sans doute, où elle était libre, où elle menait une vie moins rude, où les caprices de son corps charmant pouvaient trouver satisfaction à leur gré sans craindre les foudres d'un mari jaloux.

Il voyait maintenant comment les choses avaient dû se passer... L'inconnu, l'homme d'autrefois, découvrant le nom d'Angélique, apprenant qu'elle était dans les parages, lui faisant porter un message à Houssnok, et elle prétextant le voyage au village anglais, et profitant de l'absence de Peyrac, partant joindre l'autre. Puis un des complices de l'homme lui portant à lui, l'époux, sur le Kennebec, un faux renseignement afin de l'écarter plus sûrement... plus longuement...

Non... Tout cela ne concordait pas. Il y avait autre chose... Et Angélique lui apparaissait telle qu'elle était en ce dernier soir à Wapassou, lorsque, le visage levé, elle écoutait l'appel des loups, et que, de la même carnation rosé que son teint, pleuvaient sur elle les dernières lueurs de l'aurore boréale. L'éclat de son regard rêveur, insondable, émerveillé, avait fait lever en lui une immense adoration car il y lisait cette certitude que c'était une femme unique, qui ne ressemblait à nulle autre – la seule sienne.

Naïf et présomptueux qu'il était ! Triple imbécile ! Comment n'avait-il pas compris qu'elle n'était qu'une rouée, nourrie d'expériences, magnifiquement armée de toutes les magies de son sexe, et qui jouait de ce qui la rendait si différente des autres pour s'autoriser, lorsque ses désirs et ses plaisirs l'y poussaient, à être semblable à toutes les autres. C'est-à-dire infidèle, veule, sans honneur, sans souvenirs... Rien de sacré pour ces créatures... Leur bon plaisir du moment d'abord, quitte à effacer plus tard les blessures infligées d'un sourire, d'un regard... Il est tellement facile de reprendre un homme épris, si tentant pour cet homme de croire ce qu'une belle bouche lui affirme : qu'elle l'aime... qu'elle n'a toujours aimé que lui ! Mais oui, malgré tout, malgré la trahison...

Par instants, un espoir fou le soulevait. Tout ceci n'était qu'un mauvais rêve, Angélique allait survenir, apparaître ! D'un mot, elle expliquerait tout... Et il la retrouverait entière, limpide, son amie, son amante, livrée à lui seul, caressante et passionnée, comme en la solitude des bois l'hiver au creux du grand lit, ou le printemps, lorsqu'ils avaient marché ensemble parmi les jacinthes sauvages, se sentant libres, grisés par le renouveau de cette terre déserte sur laquelle ils régnaient, souverains triomphants, et il la regardait avec transport, et il l'embrassait, maintes fois, maintes fois, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus et sûrs de leur solitude...

Les yeux d'Angélique levés vers les arbres portaient le reflet de la verdure nouvelle. Et elle disait en riant : « Vous êtes fou, mon cher seigneur... »

Alors elle était à lui. À lui seul et ne ressentait de volupté que par lui...

Ainsi la retrouverait-il... Il ne pouvait en être autrement. À ce moment, le cours de ses pensées, comme un être aveugle, butait contre l'irréfutable réalité des faits :

« Pendant qu'il lui faisait l'amour, il l'appelait Angélique ! Angélique ! »

Un coup, un cri sourd. Chaque fois, le souvenir de ces mots l'ébranlait, le penchait en avant comme transpercé par une lame aiguë.

Il ne pouvait empêcher son esprit d'en revenir toujours au même point ; la matérialité des faits : elle avait été aperçue, nue et pâmée, dans les bras de Barbe d'Or !

L'idée de douter du récit du pauvre Kurt Ritz ne l'avait pas effleuré. L'homme avait parlé avec d'autant plus de simplicité qu'il ignorait toucher à la vie privée de son maître. Or, le vin qu'on lui avait offert et qu'il avait absorbé, l'estomac vide, lui avait brouillé l'entendement un court instant et il n'en avait été que plus franc. À jeun, il eût perçu la gêne de l'auditoire et, méfiant, se serait sans doute arrêté en chemin sur la pente de son récit, car il était de nature circonspecte.

Non, il n'y avait pas à douter. Cette scène avait été vue par les yeux de l'évadé. Une nuit, loin de son époux, Angélique s'était livrée aux caresses d'un homme inconnu... On l'avait surprise, elle, la femme du comte de Peyrac, sa femme, dans les bras du pirate Barbe d'Or, et à cela il n'y avait aucune issue...

Aux yeux de Joffrey de Peyrac, elle disparaissait, l'autre, l'Adorable... Ne restait que l'Étrangère, celle qu'il avait jadis soupçonnée en elle, une femme orgueilleuse et sensuelle, qui avait beaucoup et librement vécu, comédienne en diable, d'autant plus habile qu'elle était en partie inconsciente de ses ruses, les trouvait naturelles, nécessaires...

La vie l'avait marquée et elle avait acquis à l'affronter une insensibilité affective. Seules comptaient désormais ses satisfactions du moment.