– Oui, réaffirma Angélique, je suis certaine que le père d'Orgeval a vu l'occasion de me faire capturer par les Canadiens lorsque je me suis rendue seule à l'établissement anglais de Brunschwick-Falls, à l'ouest du Kennebec, et il a déclenché aussitôt la guerre, car il savait que, quelques jours plus tard, je serais en sûreté à Gouldsboro et que la possibilité d'une telle action ne pouvait plus être envisagée.

À son étonnement, le jésuite hocha la tête en signe d'approbation.

– En effet, c'est ainsi que les choses ont dû se passer. Qu'alliez-vous donc faire dans cet établissement anglais, madame ?

Angélique lui lança un regard de défi.

– J'allais ramener dans sa famille une petite captive que nous avions rachetée à des Abénakis.

– Ainsi, vous, une femme française et catholique, vous trouviez juste et équitable de ramener dans son nid d'obscurantisme de l'hérésie une enfant innocente, alors que le sort, la Providence devrais-je dire, avait peut-être décidé de lui donner sa chance de découvrir la vraie lumière du Christ en Canada ?

Angélique ne répondit rien. Elle ne s'habituait pas à entendre Jack Merwin lui tenir ce langage. Elle jeta cependant en boutade, avec un demi-sourire :

– Son nid, oui !... Les enfants sont comme les oiseaux. Si obscur que soit leur nid, c'est là qu'ils se trouvent bien.

– Donc, vous vous êtes opposée aux desseins de Dieu sur elle, trancha-t-il avec sévérité. Et... comment se fait-il qu'à la suite de cette... embuscade vous n'ayez pas été emmenée à Québec ?

– Je me suis battue, fit-elle, farouche. J'ai défendu ma vie et ma liberté.

Et, se souvenant de son regard méprisant dans le clair de lune de la plage de Long Island, elle insista : Ma liberté !

– Vous avez tiré sur les soldats du Christ ? fit-il.

– J'ai simplement tiré sur des sauvages qui voulaient me scalper.

– Mais encore...

– Et j'ai eu la chance de pouvoir m'accommoder avec le saga more Piksarett, votre grand Baptisé.

Le jésuite fronça les sourcils. C'était là, sans doute, ce qui lui paraissait le plus invraisemblable dans cette histoire.

– Et pourquoi donc, à votre appréciation, madame, le père d'Orgeval voudrait-il s'assurer de votre personne pour l'emmener au Canada ?

– Vous le savez aussi bien que moi...

– Je vous en demande pardon, madame. J'ai quitté ces lieux depuis plusieurs mois, au cours desquels il m'a été fort difficile de correspondre avec mon supérieur. Je me trouvais en danger parmi ces Anglais qui, s'ils avaient découvert mon état d'espion pour le Christ et le roi de France et mon rôle, n'auraient pas manqué de me faire un mauvais sort. À mon départ, vous veniez à peine d'aborder à Gouldsboro...

– Mais nous faisions déjà à vos yeux figure de gêneurs, sinon d'ennemis, s'installant à Gouldsboro avec des moyens dont peu de colons disposent. Quelle occasion de discréditer mon mari et de le désigner à l'exécration fanatique des peuples de la Nouvelle-France, qu'en découvrant en sa femme l'incarnation de la Démone, fit Angélique avec amertume.

« De cela, vous êtes au courant, j'en suis certaine... La religieuse visionnaire ne donnait-elle pas la description d'un établissement des rivages, qui aurait pu être n'importe lequel, mais où les esprits malintentionnés ont tenu à voir expressément Gouldsboro ?... N'annonçait-elle pas les chevaux que nous avons débarqués, par le symbole de la licorne, animal mythique que chevauchait la Démone dans son apparition ?... Et lorsque je me suis rendue, en cavalière, dans l'arrière-pays, le rapprochement s'imposait de lui-même, et tous les Canadiens sont tombés à genoux... de terreur. Pourtant, ce ne sont que les jeux du hasard...

– Oui, dit pensivement le père jésuite, lorsque les choses diaboliques se mettent en route, on remarque souvent que le hasard semble accorder son aide à ceux par lesquels le Mal arrive. Et le temps n'existe plus.

– Mais qui veut le Mal dans cette affaire ? s'écria Angélique, et pourquoi faut-il que ce soit moi absolument votre Démone ? Après tout, il y a d'autres femmes en Acadie sur lesquelles vous auriez pu jeter votre dévolu.. N'est-ce pas vous, Saint-Castine, qui me parliez de cette personne au fin fond de la Baie Française qui mène une vie débauchée et qu'on a surnommé Marcelline-la-Belle ?

Le baron éclata de rire.

– Oh ! Non, pas elle. Oh ! Non, ce serait trop drôle. Elle est tout juste bonne à faire des enfants avec tous les capitaines de passage et à ouvrir les clams plus vite que toutes les autres femmes de la Baie. On dit qu'elle trouve le moyen de mettre son couteau à la fente et de séparer chaque moitié avant que la coquille précédente, vidée et jetée, n'ait atteint le sol... une jongleuse, ça, oui.

– Pourquoi n'y aurait-il pas en cette habileté quelque chose de magique ? interrogea Angélique en riant. Répondez, mon père !

Mais Jack Merwin demeura de glace et ne se laissa pas entraîner sur les chemins de la légèreté à propos de sujets aussi graves. Il parut réfléchir à la suggestion faite, puis secoua la tête.

– Marcelline Raymondeau ?... Non, elle est d'intelligence trop courte.

– Car une Démone doit être intelligente ?

– Certes ! Réfléchissez. Quelle plus grande intelligence après celle de Dieu que celle de Lucifer, le maître des démons ?

« Il est une chose reconnue car souventes fois observée que les démons succubes, c'est-à-dire féminins, s'incarnant dans un corps de femme, ont grande difficulté à voiler leur brillante intelligence durant leur séjour sur cette terre. Et c'est même à la prédominance de cette qualité – si peu courante chez les femmes mortelles – qu'on peut parfois les démasquer.

« N'oublions pas que les plus importants parmi les esprits infernaux, Béhémot, la Bête ; Mammon, la Cupidité ; Abadon, l'Exterminateur, sont des esprits succubes.

– J'y suis, s'écria Saint-Castine d'un air inspiré. Sans aucun doute, il s'agit de la demoiselle Radegonde de Ferjac, la gouvernante des enfants de M. de La Roche-Posay, à Port-Royal, en la presqu'île. Elle est méchante comme une belette, aussi avare que votre Mammon, et laide comme les sept péchés capitaux.

Mais, là encore, le jésuite, secoua la tête négativement.

– Vous vous égarez, mon cher. La chose ne peut être possible puisqu'il s'agit d'une personne disgraciée de la nature. Peut-être la féminité des esprits succubes ne se manifeste-t-elle guère autrement, mais il est un fait que l'on n'en a jamais vu s'incarner dans le corps d'un laideron.

– Et les sorcières alors ?

– Il s'agit de plus que cela. Les sorcières ne sont que des êtres humains ayant commerce avec le démon. Tandis que l'esprit infernal qui entre dans un corps de femme ou s'incarne en lui à la naissance est bien réellement un démon, un des anges déchus qui suivirent Lucifer dans sa chute aux Enfers, aux premières heures du Monde.

– Mais vous ne pouvez penser cela de moi, c'est impossible, s'écria Angélique en se tordant les mains. Je n'ai rien fait, rien commis qui puisse accréditer une si horrible réputation.

– Pourtant, la prédiction est formelle. Une femme très belle et séductrice...

– Suis-je donc si belle ?

Son désarroi ôtait à la question toute coquetterie provocante. Le jeune Saint-Castine lui dédia un grand sourire admiratif.

– Oui, madame, vous l'êtes. Mais, moi, je ne vous accuserai pas pour autant...

– Et séductrice ?... insista Angélique en se tournant vers le jésuite. Allons, mon père, vous en la société de qui j'ai vécu pendant plus de trois jours...

Il abaissa sur elle son regard de mercure, parfois sombre, parfois étincelant, parfois atone, où l'on ne pouvait rien lire, et se caressa le menton d'un air songeur.

– Séductrice ?... je ne sais... Mais séduisante, certes... La nuit de la Saint-Jean à Monégan...

Angélique, craignant que la rougeur qu'elle sentait monter à ses joues ne gagnât son front, l'interrompit.

– Eh bien, oui ! La nuit de la Saint-Jean... Parlons-en... Que peut-on me reprocher ? J'ai ri, j'ai bu, j'ai dansé, soit. Mais puisque vous étiez présent, vous pouvez témoigner que je n'ai rien commis de déshonnête. L'Église catholique va-t-elle se montrer aussi sévère que la Réformée pour les divertissements ?... Je reconnais que si j'avais été avertie de vos titres et de vos fonctions...

Ce fut son tour de l'interrompre avec vivacité :

– Really ?11... vous ne vous doutiez de rien, madame ? Je craignais parfois vos yeux perspicaces.

– Non ! Oh ! Non !... Ne vous faites aucune illusion. Tout au plus pensais-je que vous étiez un ancien capitaine de pirates, un franc bandit sans doute... Vous constatez vous-même que, hélas ! je ne suis pas devineresse malgré les pouvoirs qu'on me prête. Si j'avais su, dis-je, que vous étiez un jésuite, je me serais certainement montrée moins... exubérante, plus prudente. Mais, ceci avoué, je ne regrette rien...

Elle rêva un instant à la nuit magique.

– Comment vous expliquer la joie que m'a donnée cette belle nuit de juin, après les dangers que nous avions courus... La mort ne m'avait-elle pas frôlée le jour même ? Vous le savez mieux que quiconque, vous qui m'avez tirée de l'eau...

Alors, elle s'interrompit, réalisant en effet que c'était bien ce même ecclésiastique assis là, une main sur son crucifix, qui l'avait traînée par les cheveux sur la grève, l'avait soignée pour la ramener à la vie, et puis l'avait enlevée dans ses bras pour la porter près du feu. Angélique n'avait jamais été aussi embarrassée de sa vie et cherchait ce qu'elle pourrait bien dire encore qui ne la ferait point tomber de Charybde en Scylla, lorsque, à un frémissement des lèvres du père de Vernon, à un pétillement fugitif des prunelles, une onde qui courait sur ses traits marmoréens, elle devina qu'il avait envie d'éclater de rire. En vérité, depuis le début de sa conversation avec elle, il riait. Il riait intérieurement, il s'amusait à l'embarrasser, à la confondre, à lui faire dire toutes les sottises possibles.