– Vous entendez ce qu'elle vous dit ? renchérit le colporteur, damned fool. Ici, ça pue le Français et l'Indien à plein nez. Nous sommes sans armes. Vous voulez donc nous faire massacrer ?
– Débarquez donc, répéta Merwin avec la plus complète indifférence.
L'ours, mister Willoagby, l'avait suivi de bon cœur. À lui, cela plaisait fort, ces odeurs de la terre. Il devait y avoir du miel sauvage dans les environs. Il se dressa sur les pattes de derrière et se mit à se faire les griffes contre le tronc d'un pin en grognant de plaisir. En soupirant, les autres passagers obtempérèrent. L'endroit ne leur disait rien qui vaille. Ils se sentaient oppressés.
Intrigués, ils observèrent le manège de Merwin. Celui-ci, après avoir paru chercher des repères alentour, s'était agenouillé au pied d'un arbre et commençait à écarter des mains une épaisse couche de terreau entre les racines.
– Que fait-il ?
– Est-ce qu'il aurait enterré son trésor ici ?...
– C'est bien possible. Beaucoup de pirates viennent sur ces côtes cacher leur butin.
– Hé ! Merwin ! damné gredin, s'exclama le colporteur, c'est en doublons espagnols, en moïdores du Portugal ou en pesos d'argent qu'elle est composée, votre fortune ?
Sans répondre, le marinier continuait ses fouilles. Après la couche de feuilles pourries, il découvrit un réseau de branchages qu'il ôta, puis des mousses et des cailloux. Enfin, du fond du trou, il retira un paquet assez volumineux enveloppé de peaux passées et de toile cirée. Un autre paquet, plus petit, suivit, et l'Anglais se redressa, satisfait.
– Well ! Attendez-moi là, dit-il, je n'en aurai pas pour longtemps ; profitez donc de mon absence pour manger un peu. Il y a encore du fromage dans le coffre, du pain et un flacon de vin que m'a donné Mrs Mac Grégor.
Son contentement d'avoir trouvé les paquets dans leur cache était tel qu'il en devenait presque aimable.
Il répéta :
– Wait just a minute !8
Et il s'enfonça dans les taillis de saules. Angélique commença à discuter avec ses compagnons puis, s'exhortant à la patience, revint vers la barque pour y prendre les provisions. Autant se restaurer. L'endroit paraissait à l'écart, et fort désert. Si leur halte ne se prolongeait pas outre mesure, ils avaient quelques chances de pouvoir s'éloigner avant d'avoir alerté l'instinct toujours aux aguets des sauvages de la région.
Cela ne servait à rien de s'énerver. Il fallait en passer par les caprices du patron de la barque et par les à-coups de son humeur. Compte tenu du caractère impossible de ce nautonier « Yenngli », des dangers de la guerre, et si l'on considérait que, trois jours plus tôt, ils se trouvaient tous sur la baie de Maquoit aux mains de Barbe d'Or, il fallait reconnaître que ce voyage avait été particulièrement rapide et s'était passé au mieux. Elle revint vers ses compagnons et, aidée de Sammy, commença à disposer sur une grande pierre plate les parts de chacun. Ils se mirent à manger en silence. Vers la fin du repas, comme Angélique relevait la tête pour demander qu'on lui passât le vin, elle découvrit tous les Anglais, livides, la bouche entrouverte d'horreur, les yeux agrandis et fixant elle ne savait quoi derrière elle. Il lui fallut faire un effort énorme pour se retourner, et regarder en face le nouveau danger.
Entre les saules, dont le vent faisait frémir les longues feuilles d'or vert pâle, un jésuite en robe noire venait d'apparaître.
Chapitre 9
Le premier mouvement d'Angélique fut de se dresser et de se placer entre les Anglais terrifiés et l'arrivant. Son second réflexe fut de chercher des yeux, au crucifix du prêtre, la goutte de rubis qui marquait celui du père d'Orgeval. Elle ne la découvrit point. Celui-ci non plus n'était pas le père d'Orgeval.
Le religieux en robe noire, qui, à quelques pas, se tenait immobile dans la pénombre, était très grand et mince, glabre, et ses cheveux sombres tombaient sur ses épaules. Le haut col noir à revers qu'éclairait un rabat de linge blanc enserrait un long cou musclé, supportant une tête aux traits nobles et distingués. Un de ses bras pendait à ses côtés dans une attitude figée, mais son autre main était appuyée sur sa poitrine, tenant à deux doigts, comme s'il eût voulu le présenter, la pointe de son crucifix, retenu au cou par un lien de soie noire. Deux yeux sombres et impavides fixaient le groupe pétrifié et paraissaient vouloir les clouer tous au sol ainsi que des bêtes fascinées.
Enfin, il bougea et quitta l'ombre des arbres, s'avança en plein soleil, dans la clarté de la petite grève. Alors elle remarqua qu'au rebord de la soutane fripée et froissée les pieds et les chevilles du jésuite étaient nus. Et ces pieds lui parurent familiers.
– Hello ! My fellow, how do you do ? fit la voix de Jack Merwin. Don't you recognize me ?9
Transformés en statues de sel, Angélique et les Anglais ne soufflèrent mot à cette interpellation qui – maléfice ou hallucination – leur avait paru sortir de la bouche même du jésuite.
Celui-ci continua d'avancer vers eux et ils se reculaient au fur et à mesure jusqu'à être acculés à la rivière.
Devant leur terreur, il s'arrêta de nouveau.
– Et voilà, fit-il en anglais avec un petit sourire, voilà le trésor que je viens de retirer de ma cache tout à l'heure : ce n'est que ma pauvre soutane de prêtre, abandonnée ici à mon départ, et que je viens enfin de pouvoir revêtir après huit mois d'absence.
Et, tourné vers Angélique, en français :
– Êtes-vous donc tellement surprise de ma métamorphose, madame ? Je croyais pourtant vous avoir inspiré des soupçons.
– Merwin, murmura-t-elle, vous êtes Jack Merwin ?
– Lui-même. Et je suis aussi le père Louis-Paul Maraîcher de Vernon, de la Compagnie de Jésus. Et c'est ainsi qu'à l'occasion un damné Anglais peut se changer en maudit Français et même en le plus affreux des papistes.
Une nuance d'humour éclairait son visage transformé.
Il expliqua.
– À l'automne dernier, j'ai été chargé par mon supérieur d'une mission secrète en Nouvelle-Angleterre. Ce déguisement de marinier n'est qu'un des multiples aspects que j'ai dû revêtir là-bas pour mener à bien ma mission sans risquer d'être reconnu. Grâce à Dieu, me voici revenu sain et sauf en terre d'Acadie française.
Il s'exprimait dans un français châtié, mais où subsistait une pointe d'accent, d'anglais par la force de l'habitude, ayant dû sans cesse pratiquer cette seule langue depuis de longs mois.
– Mais... êtes-vous français aussi ? balbutia Angélique qui n'en revenait pas.
– Certes, je le suis. Ma famille est originaire du pays d'Auge. Mais j'ai parlé l'anglais depuis l'enfance, ayant été page auprès de la famille royale d'Angleterre durant son exil en France. Plus tard, j'allais à Londres afin de maîtriser la langue.
Malgré ces explications courtoises, Angélique ne parvenait toujours pas à réaliser qu'elle avait devant elle Jack Merwin, la patron de leur barque.
Ainsi, il lui fallait admettre que, pendant trois jours, elle avait voyagé, sous le gouvernement d'un nommé Jack Merwin, sans se douter un seul instant qu'elle avait en sa compagnie non pas celle d'un matelot anglais de basse extraction, comme elle le croyait, mais, au contraire, celle d'un jésuite français de noble naissance, par surcroît, intime collaborateur du père d'Orgeval, sans doute.
Si loin de s'attendre à une telle métamorphose, elle demeurait interdite et, devant sa bouche entrouverte et ses yeux qui hésitaient à comprendre, il ne put s'empêcher d'éclater de rire.
– Remettez-vous, madame, je vous en prie ! Certaines de vos réflexions m'avaient donné de l'inquiétude ! Je vois que je n'avais rien à craindre. Vous ne soupçonniez pas ma véritable identité.
C'était la première fois qu'ils voyaient rire Jack Merwin. Paradoxalement, ce fut à cela qu'ils le reconnurent vraiment. En effet, c'était bien le patron de la barque qui les avait conduits qui se trouvait là, sous la robe noire tant honnie, tant crainte, le même qui tout à l'heure mâchait nonchalamment sa chique de tabac, et domptait, de son pied musclé, la voile gonflée de vent, et rôdait d'île en île, curieux, taciturne et solitaire...
Dans un éclair, Angélique entrevoyait la personnalité profonde de Jack Merwin qui l'avait tant intriguée.
Mais, bien sûr !... Bien sûr que c'était un jésuite !
Comment avait-elle pu ne pas s'en apercevoir aussitôt ? Elle, qui avait été élevée dans des couvents catholiques, si parfaitement régentés par les membres du plus haut et puissant ordre religieux de ce temps – toutes les semaines, les élèves devaient se confesser à un des révérends pères et ne rien lui cacher des ombres de sa conscience – comment avait-elle pu se laisser berner ainsi ?...
Comment, à mille signes, n'en avait-elle pas eu, au moins, le soupçon ?...
Ainsi, lorsqu'il était assis l'autre nuit sur les rochers de Long Island, si « absent » qu'elle s'en était effrayée, il priait comme seuls savent prier les fils du grand Ignace, et ce qui l'habitait alors et ce qu'elle avait qualifié d'absence, de léthargie, c'était l'extase, l'extase mystique !
Et lorsqu'il leur avait distribué à manger à Monégan, comment n'avait-elle pas reconnu dans ses façons la diligente dextérité des religieux qui, quel que soit leur rang ou leur ordre, sont accoutumés depuis le noviciat à servir la soupe des pauvres. Et, aujourd'hui même, la brusque volte-face du jeune seigneur acadien Hubert d'Arpentigny n'était-elle pas due au fait qu'il venait de découvrir, sous le déguisement d'un matelot anglais, le missionnaire qui lui avait peut-être fait faire sa première communion naguère. Celui-ci avait dû lui faire signe subrepticement de se taire.
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