Le jeune d'Arpentigny poussa un profond soupir.
– Et... n'y a-t-il pas quelques provisions, des marchandises sur cette chaloupe ? L'hiver a été rude dans notre seigneurie et nous attendons en vain un navire de notre compagnie venant de Bordeaux et qui doit nous ravitailler. S'il a fait naufrage ou si les pirates s'en sont emparés, nous allons nous trouver complètement démunis.
– Ainsi donc vous piratez chez les autres, fit Angélique en cherchant à dissimuler de son mieux, derrière ses jupes, le tonnelet d'armagnac offert par Hernani d'Astiguarza. Je suis désolée, mais vous ne trouverez rien ici. Nous sommes pauvres comme Job.
– Voire !... Holà ! Patron Yenngli, bouge-toi un peu, que je regarde dans ton coffre !
D'un geste impératif du canon de son pistolet il faisait signe à Merwin de s'écarter. Ses compagnons retenaient leur barque contre le sloop, échangeaient des plaisanteries en langue indienne, lançant des œillades à la jeune Esther, examinant furtivement Angélique et se moquant à pleine gorge du pasteur hérétique.
Angélique se demandait comment tout cela allait finir lorsqu'elle vit le jeune d'Arpentigny regagner d'un bond sa propre embarcation puis lui adresser de grands coups de chapeau respectueux, le tout accompagné de sourires jusqu'aux oreilles.
– Allez, voguez ! Madame, vous êtes libre avec vos otages. Que Dieu vous gardé !
– Merci mille fois, monsieur. Venez donc à Gouldsboro si vous vous trouvez en peine avant la récolte.
– Je n'y manquerai pas. M. de Peyrac a toujours été généreux pour nous. Et vous, vous êtes aussi belle qu'on le raconte dans la Baie Française. Je n'ai pas perdu ma journée...
– Quel jeune fou ! dit Angélique, haussant les épaules.
Ils se retrouvèrent seuls à ballotter dans la brume.
En grommelant, Jack Merwin hissa de nouveau les voiles et chercha à se repérer. Le colporteur s'épongeait le front. Si les Acadiens lui avaient raflé sa pauvre pacotille, il aurait été ruiné.
– Milady, je vous remercie. Sans vous...
– Ne me remerciez pas. Je n'y suis pour rien.
Elle avait en effet l'impression que la subite volte-face du jeune seigneur pillard n'était pas due à sa seule présence. Était-ce la découverte qu'il avait faite sous le faux pont de Mister Willoagby ? Non, certainement pas. Un Hubert d'Arpentigny ne devait guère se laisser impressionner par un ours, apprivoisé ou non !
Elle se surprit à regarder autour d'elle et même en l'air. Ces Français d'Acadie, qui vivent autant sur l'eau que dans les forêts, avaient-ils discerné les signes avant-coureurs d'une tempête, invisibles à d'autres yeux et leur enjoignant de fuir au plus vite ? Déjà, elle croyait voir que la mer devenait plus houleuse. Apparemment, Jack Merwin ralentissait sa course. Sans doute hésitait-il à faire corner, de nouveau pour ne pas attirer d'autres écumeurs de ces pauvres rivages. Aussi se mettait-il en travers du vent, louvoyant à travers les brumes, et devant porter toute son attention à prévoir les obstacles. Angélique le fixait avec anxiété.
– Serons-nous à Gouldsboro ce soir ? lui demanda-t-elle.
Il fit mine de ne pas entendre.
Heureusement, le brouillard blanchissait. Il prit la transparence d'une porcelaine, parut s'effilocher en écharpes de gaze et tout à coup l'horizon se découvrit comme un émail brillant, aux couleurs étincelantes. Le soleil était encore haut dans le ciel, la mer demeurait creusée de vagues profondes, bleu-noir, crêtées de blanc, mais la ligne de la côte apparut visible déjà, et il y avait dans son profil verdoyant quelque chose qui rappelait irrésistiblement les paysages de Gouldsboro.
Le cœur d'Angélique bondit.
Elle ne pouvait plus penser qu'à ce revoir proche et regardait, tendue vers le lointain, distraite aux paroles satisfaites de ses compagnons, qui prévoyaient eux aussi la fin du voyage.
« Joffrey, mon cher amour ! »
Un temps interminable s'était écoulé depuis qu'un courant inattendu les avait séparés l'un et l'autre.
Au delà des événements difficiles qui depuis lors avaient surgi sur sa route, elle craignait un obstacle d'ordre immatériel, quelque chose qu'on ne peut combattre, comme le mauvais sort. Elle ne serait pleinement rassurée que lorsqu'elle serait près de lui, qu'elle pourrait le toucher, entendre sa voix. Alors, tout s'effacerait. Elle connaissait si bien ce regard qu'il avait pour elle, dans lequel elle lisait qu'elle était belle, et, pour lui, la seule, l'unique, ce regard qui l'enfermait dans le cercle enchanté de son amour. Il possédait au plus haut point ce don d'isolement et de séparation qui est l'apanage des hommes lorsque la joie de l'amour les envahit. Ce côté catégorique du caractère masculin avait parfois choqué Angélique, car femme elle était, et mêlait tout, sentiments, passion, inquiétudes et désirs, comme en ces grands fonds marins qui tourbillonnent à l'entrée des fleuves.
Telle est la nature féminine, toujours encombrée de trop de sensations en l'instant présent, et elle ne le suivait pas toujours, mais il lui fallait le suivre et il avait l'art de l'y contraindre, car alors il semblait qu'il n'eût plus rien d'autre à faire que de l'aimer et de le lui prouver. Il savait si bien la persuader que doutes, craintes, dangers s'arrêtaient au seuil d'une chambre d'amour, si bien l'entraîner dans un monde où ils étaient seuls, le cœur, le corps emplis de joie et d'émerveillement.
Aussi savait-elle qu'elle ne lui parlerait pas tout d'abord de Colin. Non ! Plus tard... Après...
Quand elle aurait repris des forces sur son cœur, quand ils se seraient retrouvés dans l'ivresse de l'abandon, quand elle se serait délassée dans la liberté de son corps livré sans réticences à la douceur de ses caresses, quand elle aurait savouré la griserie d'être nue et faible dans la tiédeur de ses bras.
Le regard d'Angélique croisa celui de Jack Merwin posé sur elle. Depuis combien de temps l'observait-il ainsi ?... Qu'avait-il pu lire de ses pensées sur le visage rêveur d'Angélique ?...
Presque aussitôt, il détourna la tête. Elle le vit cracher vers la mer un long jet de tabac. Toujours calme et méticuleux, il sortit sa chique de sa bouche, la plaça dans son bonnet de laine, selon la coutume des marins, et se recoiffa. Il mit dans ces gestes familiers et ordinaires quelque chose de définitif qu'elle ne devait comprendre que plus tard. Puis il parut flairer le vent.
Comme se décidant, il tendit son mollet noueux dont le gros orteil avait la préhension d'une pince de crabe et maniait le câble de la grand-voile à cornes avec plus de vigueur qu'une poigne, et se débrouillant seul avec son gouvernail et les autres balancines, il fit exécuter à sa lourde embarcation un demi-tour presque complet, la couchant au ras des vagues et prenant le vent juste en travers, suffisamment pour être poussé et entraîné, mais évitant le demi-pouce d'écart qui l'aurait placé vent debout. Angélique poussa un cri.
Ce n'était pas ce tour d'adresse qui, exécuté par un homme moins habile, eût pu les déverser tous à l'eau, qui le lui avait arraché.
Mais elle venait de découvrir que la côte était toute proche. On voyait défiler les arbres et l'on entendait le grondement du ressac au pied des falaises.
En revanche, les deux collines roses surnommées les Bulbes du mont Désert, derrières lesquelles se trouvait Gouldsboro, s'éloignaient et commençaient de disparaître à l'est.
– Mais vous n'allez pas dans ta bonne direction, s'écria Angélique. Gouldsboro, c'est par là-bas. Vous lui tournez le dos.
Sans répondre, l'Anglais continua sa course, et très vite les Bulbes devinrent invisibles. La White Bird tournait en direction du nord-ouest et pénétrait dans une vaste baie couverte d'îles. La jeune Esther, qui était déjà venue une fois chez son oncle, à l'île Matinicus, reconnut la baie de l'embouchure du Pénobscot.
Angélique regarda vers le soleil pour juger de l'heure. L'astre était encore haut dans le ciel. Avec un peu de chance, si Jack Merwin ne les faisait pas trop longtemps rôdailler par là, on pourrait encore, aidés par les longues soirées de juin, être avant la nuit au port.
– Où nous conduisez-vous encore ? l'interrogea-t-elle.
Autant s'adresser à une bûche.
La remontée de l'estuaire dura près d'une heure. Quand le bateau s'engagea sur la gauche dans le cours étroit d'une petite rivière ombreuse, Angélique ne put s'empêcher d'échanger avec Élie Kempton un même coup d'œil exaspéré. Tous deux éprouvaient l'envie meurtrière de se ruer sur le patron, Jack Merwin, de le maîtriser une bonne fois et de lui prendre la barre. À l'abri des arbres, le vent tombait. Ce n'était plus qu'un souffle léger et tiède, poussant mollement la barque à contre-courant de la rivière. L'Anglais laissa s'abattre la voile et prit les rames. Peu après, il guida l'embarcation vers une grève ombragées de saules et d'aulnes. Au delà, pins, chênes, érables et hêtres se dressaient en un somptueux désordre d'où montait l'odeur chaude des sous-bois de l'été. L'haleine de la mer ne parvenait plus jusqu'ici. Des abeilles sauvages bourdonnaient.
Le marinier sauta dans l'eau jusqu'à mi-cuisses, hala sa barque vers la berge, où il l'ancra.
– Vous pouvez descendre, fit-il d'une voix unie. Nous sommes arrivés.
– Mais nous devons être à Gouldsboro ce soir, cria Angélique hors d'elle. Oh ! Ce damné Anglais m'exaspère ! Il me rend folle... Il me... Vous êtes un...
Elle cherchait une expression adéquate pour traduire les sentiments que lui inspirait un aussi obtus personnage et n'en trouvait pas... surtout en anglais.
– Vous n'êtes pas raisonnable, Jack Merwin, reprit-elle en s'efforçant au calme. Vous ne devez pas ignorer qu'il y a dans ces parages un terrible Français moissonneur de chevelures d'Anglais, le baron de Saint-Castine, et, s'il nous tombe dessus avec ses Etchemins, je ne suis pas certaine de pouvoir me faire reconnaître de lui et d'eux avant que nous soyons tous passés de vie à trépas.
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