Angélique se dégagea pour mieux le regarder, et sa stupeur n'était pas causée par les paroles hardies qu'il lui adressait, mais parce que, prononcées en basque, elles auraient dû, en principe, lui demeurer obscures.

– Voilà qui est extraordinaire, s'exclama-t-elle, mais... il me semble que je comprends le basque !... Moi, le basque ! Ce charabia hermétique que nul ne peut apprendre s'il n'est pas né sur les bords de la Soûle !... Votre armagnac contenait-il quelque philtre magique ? monsieur d'Astiguarza...

– Non... Mais... Ne dit-on pas que vous parlez, madame, certains dialectes des Indiens d'Acadie ?

– J'ai en effet l'usage de la langue abénakise dans la région du Kennebec.

– C'est là l'explication du mystère. Notre langue et celle de ces Indiens sont parentes. Je suppose que, d'origine asiatique, nos races ont fait le tour de la terre en sens inverse, eux se retrouvant ici et nous à Bayonne. Quand jadis mes aïeux sont venus chasser la baleine jusque dans ces parages, ils n'eurent nulle difficulté à s'entendre avec les sauvages et souvent, sans avoir rien appris, nous avons pu servir d'interprètes entre eux et les missionnaires.

Il eut de nouveau un mouvement pour l'attirer contre lui.

– Alors, si vous avez compris mes audacieuses paroles, madame ?... quelle est la réponse ?

Elle lui posa deux doigts sur la bouche.

– Chut, messire ! La nuit de la Saint-Jean, on dit beaucoup de folies, mais on ne doit pas les commettre. C'est affaire de féerie, non de corps.

Le moment semblait venu pour les dames honnêtes de se retirer. Angélique, ayant miss Pidgeon accrochée à un bras, remorquant de l'autre Mrs Mac Grégor qui elle-même soutenait une de ses filles, laquelle traînait sa fillette et toute une bande d'enfants, gravit non sans peine la côte vers ce qui leur semblait indistinctement être, là-bas, des demeures.

Leurs faux pas les faisaient rire aux larmes et s'esclaffer à mourir. Justicier sombre, le révérend Patridge se dressa pour les accueillir. Il commença de tonner :

– Je réprouve, miss Élizabeth Pidgeon, vos agissements présents. Vous, si pieuse...

– Ah ! Laissez-la donc, la pauvre créature, trancha Angélique d'une voix qu'elle découvrit, malgré elle, un peu éraillée. Après tout, elle a eu son compte d'horreurs et de souffrances depuis deux semaines ! Elle a bien le droit de s'amuser un peu, maintenant que nous sommes hors de danger !

Faisant virevolter miss Pidgeon qui riait comme une petite folle, elle recommençait à danser.

– Je vous emmènerai à Gouldsboro, darling, et là vous serez à l'abri.... Mistress Mac Grégor, pouvons-nous reposer sous votre toit ?

– Oui, mes toutes belles, chantonna Mrs Mac Grégor, qui était complètement éméchée, ma demeure est la vôtre.

On s'étendit pour dormir sur des matelas de varech, posés à terre dans la salle commune. À peine trouvait-on une position confortable et propice au sommeil que des matelots vinrent frapper aux volets en braillant et réclamant des femmes. Mais le vieux Mac Grégor bondit sur le seuil, chemise au vent et son mousquet en main, criant qu'il allait trouer comme une passoire quiconque oserait troubler le repos de ses femmes. Après quoi, tout fut calme. Et déjà c'était l'aube.

Ainsi s'acheva la folle nuit de la Saint-Jean à l'île Monégan, la nuit la plus courte de l'année, la nuit païenne du solstice d'été, où les feux s'allument sur les collines et sur les plages, où la fougère fleurit dans les sous-bois, où le vieux Shapleigh s'en va par les forêts du Nouveau Monde cueillir la verveine sauvage... larmes de Junon... sang de Mercure... joie des simples...

Chapitre 8

Et ce fut le troisième jour du voyage. Lendemain de fête.... Une brume prête à fondre en pluie stagnait sur l'île et traînait des relents de feux éteints et de poissons morts. Seuls les mouettes, les cormorans, les pies de mer avaient repris leurs rondes actives et leurs cris de commères. « Chacun son tour ! » semblaient-ils protester avec hargne. Tandis qu'Angélique descendait vers le port escortée d'Adhémar et du petit Samuel, la fille de Mrs Mac Grégor la rejoignit en courant, avec ses deux fillettes âgées de huit et douze ans, derrière elle.

– Emmenez-les, voulez-vous, fit-elle, essoufflée, emmenez-les à Gouldsboro ! Il paraît que là-bas il y a une école. On leur enseignera un bon français comme celui de ma grand-mère et leurs prières. Voilà trois ans que nous n'avons pas eu de pasteur ici... Quant à savoir leurs lettres, les pauvrettes ! Elles apprendraient plutôt tous les blasphèmes de la terre. Flanquée de Dorothy et Janeton, Angélique éprouvait quelque confusion à se présenter à l'embarcadère.

– Je vous paierai le passage de ces petites quand nous serons à Gouldsboro, dit-elle a Jack Merwin.

Il détourna la tête avec la mine dégoûtée d'un homme dont on prend décidément le bateau pour un dépotoir.

Bâillant et d'un pas mal assuré, les hôtes de la White Bird regagnaient leurs places habituelles. Au dernier moment, le capitaine Hernani surgit du brouillard, aussi vif que la veille, et posa sur les genoux d'Angélique un présent assez lourd.

– Voici pour vos amis de Gouldsboro, glissa-t-il. Je sais qu'ils sont des Charentes. Ils apprécieront...

C'était un tonnelet de chêne blanc contenant du plus pur armagnac. Un trésor sans prix !

Merwin éloignant d'un coup de gaffe outré son esquif du rivage, Angélique put à peine remercier l'aimable capitaine.

– Venez nous voir à Gouldsboro, lui cria-t-elle.

On le vit rester debout, à lui envoyer des baisers, jusqu'à ce que la lueur rouge de son grand béret se fût éteinte derrière les brumes.

Habitués aux lubies du patron anglais, ses passagers s'étaient embarqués dès qu'il en avait donné l'ordre.

On s'apercevait vite, à la réflexion, que c'était folie de prendre la mer par une « crasse » pareille.

Heureusement, personne n'était beaucoup en état de réfléchir. L'absence de sommeil aussi engourdissait les esprits. Angélique, pour sa part, se félicitait de ce départ hâtif. Le soir, on serait à Gouldsboro, et rien ne pouvait altérer son humeur joyeuse, ni le temps maussade, ni la mer assombrie, ni le front encore plus houleux du révérend Patridge qui boudait miss Pidgeon, laquelle le regardait avec une expression de brebis repentante, ni le visage plus que jamais hostile et glacé de Jack Merwin.

Elle trouvait les deux petites Écossaises adorables avec leurs frimousses rondes émergeant des grands plaids à carreaux rouges et verts dans lesquels elles étaient emmitouflées de la tête aux pieds. Chacune tenait avec soin son petit bagage, un grand mouchoir noué autour de quelques hardes, et la plus jeune serrait contre elle une naïve poupée indienne fabriquée avec des barbes de maïs dont les joues étaient teintes au jus de framboises et les cheveux d'herbe sèche.

Angélique songeait à Honorine et à la grâce de l'enfance qui illumine la vie. Il n'y eut qu'un incident au cours de cette journée de navigation. Ils furent arraisonnés par une barque d'Acadiens de la presqu'île, en quête de capture anglaise.

La brume s'épaississant, Merwin avait fait sonner la corne d'avertissement par le mousse. Le gosse, joues gonflées, s'époumonait dans l'énorme coquillage, lorsque le profil d'une grosse chaloupe de pêche se discerna, dérivant vers eux. Il semblait n'y avoir personne à bord. Mais comme elle approchait, un cri épouvantable en jaillit, le cri de guerre des Peaux-Rouges. Tandis qu'ils demeuraient pétrifiés, le canon d'un long pistolet parut par-dessus le rebord de la chaloupe, et la voix d'un homme invisible les héla, en français.

– Par le Saint-Sacrement, êtes-vous anglais ?

– Français ! Français ! s'empressèrent de crier Angélique et Adhémar.

La chaloupe vint à bord du White Bird. Des crochets furent lancés qui l'immobilisèrent. Un jeune visage imberbe et doré, encadré de longues tresses noires, sous un feutre à plumes d'aigle, surgit brusquement et deux magnifiques yeux noirs inspectèrent vivement les passagers du sloop.

– Ho ! Ho ! Il me semble que j'aperçois par là beaucoup d'Anglais !

Il se déploya de toute sa taille.

Une croix d'argent et des médailles tintaient sur son buffletin chamoisé et frangé à la façon indienne.

À la ceinture, il avait un coutelas et une hachette, mais il tenait en main un pistolet d'arçon à crosse de nacre. Derrière lui, des matelots montraient des faces patibulaires de naufrageurs auxquels se mêlaient trois ou quatre Mic-Macs en bonnets pointus noirs décorés de perles. Le regard soupçonneux du jeune chef examina Angélique et ses paupières se bridèrent.

– Êtes-vous sûre d'être bien française et non anglaise ?

– Et vous, riposta-t-elle, êtes-vous sûr d'être bien français et non indien ?

– Moi, s'exclama-t-il indigné, mais je suis Hubert d'Arpentigny, du cap Sable. Tout le monde me connaît en Acadie et dans la Baie Française !

– Et moi, jeune homme, je suis la comtesse de Peyrac et je crois que tout le monde connaît en Acadie et dans la Baie Française le seigneur mon époux !

Sans se déconcerter, Hubert d'Arpentigny sauta dans la barque de Jack Merwin. S'il possédait, du côté maternel, un aïeul grand sagamore des forêts, en revanche, son grandpère paternel, qui avait été écuyer du roi Louis XIII, lui avait enseigné les usages de la cour de France, et il baisa avec élégance la main d'Angélique.

– Madame, je vous reconnais à la réputation qu'on vous a faite : belle et hardie ! Loin de moi la pensée de vous causer aucun dommage. Mais il me semble que vous avez là, comme compagnons, une poignée d'Anglais qui feraient bien mon affaire comme otages à revendre.

– Ils m'appartiennent et je dois précisément les conduire à mon mari le comte de Peyrac.