Tous ces souvenirs ressuscitaient l'un après l'autre pour elle avec l'endiablée musique. Le jupon court de la jeune Esther lui facilitait les pas vifs, à la jambe haut lancée. Elle riait, entraînée par l'irrésistible capitaine basque, tandis que ses pieds légers ne touchaient plus terre et que tournoyait sa chevelure claire, tantôt lancée derrière elle comme une oriflamme, tantôt frappant ses joues et enveloppant son visage dans leur réseau soyeux. Il lui parlait soit en basque, soit en français, lorsque les évolutions de la danse la rapprochaient de lui et que son bras de fer l'enserrait d'une pression chaque fois un peu plus possessive.
– Une fée est sortie de la mer pour la nuit de la Saint-Jean, disait-il, Monégan est une île heureuse. Magie que tout cela, madame. Comment pouvez-vous connaître nos danses ?
– Parce que je me nomme la comtesse de Peyrac de Morens d'Irristru.
– Irristru ?... Un nom de chez nous.
– Voilà.
– Vous êtes donc d'Aquitaine ?
– Oui, mais par alliance.
– Pourquoi votre époux vous laisse-t-il courir ainsi seule aux confins du monde ?
– Il n'est pas loin. Méfiez-vous, messire.
– Madame, dit-il en basque, vous avez la taille la plus belle, la mieux prise que j'aie jamais tenue entre mes mains, et vos yeux m'enivrent... Connaissez-vous la gigue des vendanges ? continua-t-il en français.
– Il me semble.
– Alors, allons-y.
Il l'entraînait avec folie et elle tourbillonnait jusqu'au vertige ; le ciel, d'un sombre bleu, basculait dans les flammes rouges des bûchers, des faces hilares tressautaient alentour comme des balles.
– Je n'en peux plus, cria-t-elle, la tête me tourne.
Il suspendit son élan non sans l'avoir auparavant fait tournoyer plusieurs fois en l'élevant de ses deux mains au-dessus du sol.
Des applaudissements éclatèrent. Essoufflée, Angélique riait tandis qu'on lui tendait la fiasque de peau de chèvre. Il fallait boire à la régalade, en envoyant le jet de vin au fond du gosier. D'autres applaudissements saluèrent ce nouvel exploit.
Un peu plus haut sur la côte, le révérend Patridge, qui réprouvait ces ébats, et le marinier Jack Merwin, qui n'était pas d'humeur à s'y mêler, tous deux appuyés au tronc d'un arbre, contemplaient la scène d'un même œil sombre et réprobateur. Angélique les aperçut et éclata d'un rire inextinguible. Ils étaient vraiment trop comiques ces deux-là.
Son grand rire gai entraîna l'hilarité des autres, et tout le monde se remit à danser, les grandes personnes par couples, les enfants en ronde, les cornemuses soutenant les tambours, la bourrée limousine s'entrecroisant avec la gigue écossaise et le branle cornouaillais, tandis que les personnes moins alertes ou fatiguées soutenaient le rythme en frappant des mains en cadence.
Parfois, l'on s'échouait près des tréteaux pour lamper une chopine de bière, une pinte de vin. Les vaisseaux, dans le port, avaient sorti leurs réserves de fête : vins espagnols des Caraïbes, vins de France, et il y avait aussi un vin âpre et parfumé tiré des vignes sauvages de l'île Matinicus. On mélangeait un peu et ces soleils de tous les continents, mêlés au fond des verres, vous mettaient une sacrée chaleur au creux de l'estomac et de la foudre dans les mollets, en attendant de les affaiblir dangereusement.
Assises auprès des tables, deux vieilles femmes du pays, dont la grand-mère Dumaret qui voyait en rêve les noyés, ouvraient clams et huîtres sans relâche, d'un couteau alerte. M. d'Astiguarza rappela à Angélique la bonne façon de savourer les « loubinkas », plat favori des Béarnais et des Basques.
Il n'avait eu garde de quitter Bayonne sans emporter d'amples chapelets de ces petites saucisses fort pimentées. On les passait au feu, on en avalait une en se brûlant copieusement, et, par là-dessus, on gobait une huître crue.
Comble de volupté gustative ! Une saucisse brûlante, une huître fraîche. Un petit tour de danse, un petit coup de jurançon. Et encore l'une de ces diaboliques saucisses, épicée à vous tirer des larmes, l'huître verte et glacée, baignant dans son eau marine, bue en sa coquille de nacre. La danse, les rires, les mains qui frappent en cadence, le vin d'ambre à la saveur haute et chantante comme un appel de fifres...
Il y en a qui s'asseyent, qui s'écroulent... qui commencent à rire sans pouvoir s'arrêter. Il y en a qui sont un peu malades et un peu hagards, mais personne n'y prête attention.
Là-haut, près des maisons en lisière des arbres, les Indiens Mic-Macs et Mohicans, presque aussi graves que le révérend Patridge, observaient les amusements des Blancs. Ils songeaient qu'il n'y a pas avantage à boire le vin qui ne saoule pas assez. L'eau-de-feu seule est divine et magique. Lorsqu'ils auraient récolté beaucoup d'eau-de-vie près des navires, en troquant avec les marins leurs fourrures, alors ils organiseraient une terrible beuverie au fond des bois, alors ils deviendraient fous, ils rejoindraient l'Esprit des Songes... Eux ne se contenteraient pas de rire et de danser stupidement comme les Blancs... et de ne manger que quelques coquillages...
Sur la mi-nuit, le premier sauteur jaillit de la flamme comme un diable noir. Et hop ! L'un après l'autre, les Basques aux jarrets de fer bondissaient, traversaient le brasier, jambes déployées, bras levés, et chaque saut était salué d'un cri de frayeur et d'admiration des spectateurs.
– Celui qui traverse le feu de la Saint-Jean ; le Diable ne peut rien contre lui pour l'année, dit Hernani d'Astiguarza.
– Alors, moi aussi, je veux sauter, s'écria Angélique.
– Les femmes ne peuvent pas, protesta un Basque choqué dans son esprit de tradition.
– Vous voulez donc abandonner les femmes au Diable ? cria Angélique en lui rabattant son béret sur le nez.
Elle était un peu folle et un peu saoule, soit ! Mais cette occasion ne se renouvellerait peut-être jamais, et elle en avait toujours rêvé.
– Elle, elle peut ! dit Hernani avec grande force en la couvant d'un regard ardent. Mais vos cheveux, madame... Il faut prendre garde, ajouta-t-il en posant la main d'un geste caressant sur la tête d'Angélique – geste dont elle n'eut pas tout à fait conscience dans la fièvre enivrée de l'heure.
– Ne craignez rien ! Je suis fille du Sagittaire, signe du Feu, cohorte des Violents et légion des Salamandres qui traversent impunément toutes flammes. Je DOIS sauter ! Monsieur d'Astiguarza, votre main !
Il la conduisit à quelques pas du foyer crépitant, et un silence profond s'établit. Angélique rejeta les souliers qu'elle avait empruntés à Mrs Mac Grégor. Sous ses pieds nus, le sable était frais. Devant elle, la flamme ronflante montait, haute et dorée. Angélique, elle-même nourrie de « loukinkas » brûlants, de vin ardent et du sel de la mer, se sentait aussi n'être plus qu'une flamme prête à crépiter et à bondir. Hernani lui tendit une petite gourde plate. Elle flaira, reconnut le parfum.
– De l'armagnac de « piquepoult » !... Mille grâces, messire !
Elle avala une longue gorgée.
Tous les regards étaient fixés sur elle. On ne se rappelait plus très bien son nom, mais ce qui avait été dit d'elle flottait vaguement dans les mémoires embrumées. Pieds nus et déjà prête à s'élancer, elle leur apparaissait comme l'incarnation d'une déesse, pas tout à fait terrestre, et pourtant elle les dominait par sa tranquille indépendance de créature assurée d'elle-même.
Ils voyaient que sa taille mince était sans fragilité, que ses épaules harmonieuses, malgré leur grâce, avaient assumé une vie déjà longue d'expérience et de luttes et ils devinaient, à voir la lueur de ses yeux, que ce défi aux flammes, c'était comme un sceau qu'elle voulait apposer à tant d'autres brasiers traversés.
Angélique, pour sa part, n'en pensait pas si long, toute à l'épreuve difficile et captivante. Ç'avait été d'abord un désir de tout son corps énervé par la nuit chaude de s'élancer, de son corps vivant qui ce même jour avait failli mourir, et maintenant, dans les convulsions des flammes, elle voyait comme une face splendide et redoutable qui paraissait l'appeler, l'esprit mythique de la nuit de la Saint-Jean, l'esprit succube éblouissant aux cheveux tour à tour nocturnes et pourpres, la Démone !...
Le tambourin battait. Hernani d'Astiguarza, saisissant la main d'Angélique, la fit courir, l'entraînant de plus en plus vite...
La muraille d'or se dressa.
La poigne du Basque enleva la jeune femme dans les airs, et elle s'élança, sentit l'haleine du brasier, elle traversa sa fluide et incandescente draperie, perçut la fugitive morsure, le tourbillon rutilant qui voulait l'enrober et la captiver, et elle s'en évada, retombant de l'autre côté dans la fraîcheur de la nuit, où un autre Basque l'attendait pour l'entraîner encore plus loin, hors de toutes atteintes.
Deux autres se précipitèrent pour éteindre dans leurs paumes les bords de sa jupe qui roussissaient.
Il y avait une légère odeur de cheveux brûlés. Angélique secoua sa crinière.
– Ce n'est rien ! Je suis passée ! Dieu béni, merci !
– Vous me rendez malade ! s'écria Adhémar en pleurant pour de bon. Qu'est-ce qu'on serait devenus, nous autres, si vous étiez tombée dedans ?... L'eau ne vous suffit donc pas pour votre mort, il vous faut encore le feu ?...
D'ailleurs, il était absolument ivre.
La musique repartait, un peu cahotante et embrouillée.
Le grand Hernani serrait la taille d'Angélique dans son bras de harponneur et l'entraînait à l'écart.
Ses yeux noirs brillaient comme des escarboucles. Il parlait, en basque, sur un ton pressant.
– Vous êtes, pour moi, une rencontre inoubliable, madame. Vous avez ravi mon âme. Nous terminerons la nuit ensemble, n'est-ce pas ?
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