Vers 10 heures du soir, Angélique décida qu'elle avait assez sacrifié aux mondanités et qu'il lui fallait dormir un peu en attendant la fête.

Elle avait fait étuve chez Mrs Mac Grégor. L'air incandescent de la nuit avait séché sa lourde chevelure, mais la fatigue l'accablait.

S'enveloppant dans son beau manteau en peau de loup-marin, elle alla s'asseoir à l'écart, appuyée contre les racines d'un grand chêne.

Demain, elle serait à Gouldsboro. Dieu veuille que la mer soit clémente !

Au-dessous d'elle, l'animation grandissait autour des maisons, sur la plage où s'empilaient les fagots.

On apportait des fûts, des chopes, on disposait des écuelles sur des tables à tréteaux. La nuit s'avançait, mais les grands feux de la Saint-Jean ne seraient pas allumés avant la dernière heure, à minuit.

Des enfants passèrent en criant et se donnant la main, entraînant avec eux Timothy le négrillon, Abbial le mousse et Samuel Corwin.

Monégan l'éternelle, Monégan la mère de tous les peuples marins vivait encore une nouvelle nuit magique et l'on entendait battre son cœur avec les coups sourds des lames contre les falaises et les premiers battements des tambours basques qui répétaient une danse du côté de leur campement.

Dans ce fjord étroit, poussées par la brume, vers l'an mille, des barques avec des dragons en proue s'étaient glissées jadis, découvrant comme en ce jour les collines de granité couvertes de fleurs. Et depuis, sur la pierre grise, des caractères mystérieux conservaient le souvenir de ce passage des Vikings, les Normands aux barbes et cheveux blonds. Après eux, était venu John Cabot.

Verrazano le Florentin, pour la France, l'Espagnol Gomez, l'Anglais Rut, un prêtre français André Theot, sir Humphrey Gilbert, Gosnold, Champlain et George Weymouth et John Smith qui, en 1614, avait reçu mission « d'explorer l'Amérique du Nord pour or et baleines ». L'histoire était longue, grouillante, multicolore. Elle s'exhalait, la saga agitée, de l'île des Mohicans. Elle respirait à travers ces cris divers, l'écho gaélique des voix irlandaises et écossaises, ces odeurs truculentes, ces jurons de toutes langues, et ces mêmes rires d'hommes, de femmes et d'enfants qui éclataient, ces vêtures de tous les cieux : tartans des Écossais, bérets rouges des Basques, chapeaux noirs des calvinistes et foulards de satin de quelques boucaniers des Barbades, et puis les bonnets de laine de toutes les couleurs des marins de tous les mondes.

Les criquets, les grillons, cachés dans l'herbe, menaient leur sarabande aiguë. Et sur l'horizon safrané, là où enfin la nuit s'assemblait, écume assombrie du firmament vert, des voiles, des voiles encore qui passaient.

Et, tout à coup, il n'y avait plus rien : la mer était déserte, la côte était vide. Angélique était seule en face de la mer et de la plage abandonnée. Pourquoi aujourd'hui tant de Bar Harbor, pourquoi maintenant tant de « ports nus »... Partout, partout, sur la côte dentelée à l'infini, Bar Harbor, Bar Harbor, comme un glas qui sonne... Le Désert... Les baleines s'en sont allées, les bancs de morues, de sardines, grands boucliers en plaque d'argent sur la mer, s'en sont allés, les oiseaux en nuages immenses s'en sont allés, et les loups-marins en robe de Minimes, et les marsouins blancs, les cachalots bleus, le féroce épaulard, le tendre dauphin...

Mais ce n'est pas seulement cela qui accable... Un découragement saisit l'être, une nostalgie infinie, douloureuse s'empare de l'âme... Une désespérance sourde des criques désertées...

Trop de souvenirs, trop de luttes, trop de massacres, trop de noyés, trop de convoitises, trop de passions, trop d'âmes errantes, ennemies, désolées, oubliées, assemblées, pleurant, se lamentant dans les brumes, dans le vent, dans l'écume des vagues, portées par les marées géantes et terribles qui s'engouffrent au sein de la terre avec des sifflements et des sanglots. Tant de rivages nus...

Brumes miroitantes, fines et lourdes, pleurant sur les forêts de cèdres, sur l'épine verte des pins, sur la feuille vernissée de l'érable et du hêtre rouge, pleurant sur les champs de lupins sauvages et de rhododendrons, sur les lilas près d'une maison ruinée, sur les roses d'un jardin oublié.

Pays de fantômes !

Français, Anglais, Hollandais, Suédois, Finlandais, Espagnols, Bretons, Normands, Écossais, Irlandais, pirates, paysans, pêcheurs, morutiers, baleiniers, coureurs de bois, puritains, papistes, jésuites et Récollets, Indiens, Etchemins, Tarratines, Mic-Macs, Malécites, où êtes-vous ? Où êtes-vous, fantômes d'Acadie, la terre aux cent nominations, le royaume des criques et des péninsules, des repaires feuillus où passe une voile... ? L'odeur des bois et l'odeur des algues, l'odeur de l'Indien, l'odeur des scalps, l'odeur des incendies, l'odeur des rivages, effluves venus de la mer et venus de la terre, qui vous encensent et vous engourdissent, et sur tout cela un regard impavide et froid qui vous regarde mourir...

En un cri rompant le silence, un hurlement aigre et insolite qui arrache Angélique à son sommeil et à son cauchemar et la redresse au pied de l'arbre, où elle vient de s'endormir, le cœur battant.

– Qu'est-ce ? On égorge un porc ?

Non, c'étaient seulement les cornemuses des Écossais qui se mettaient en branle, là-bas sur la plage.

À quelques pas d'elle, Angélique aperçut Jack Merwin assis, le visage tourné vers la grève, où l'on venait d'allumer les grands feux. Les Écossais dansaient autour des épées croisées ou s'exerçaient à une lutte corps à corps avec l'ours noir.

– J'ai fait un rêve, dit Angélique à mi-voix. À force de se battre en lutte fratricide, les hommes avaient rendu ces lieux déserts et oubliés.

Et elle s'aperçut qu'elle avait parlé en français.

Le dos de Jack Merwin était aussi immobile que le roc. Il reposait ses avant-bras sur ses genoux et ses mains pendaient. Elle remarqua pour la première fois que, malgré leurs callosités, c'étaient des mains longues et patriciennes. La sensation d'inquiétude qui l'avait souvent effleurée lorsqu'elle le considérait lui revint plus forte, et le souvenir de son attitude bizarre, lorsqu'il avait refusé de lui tendre la main, et qu'il la regardait mourir de ses yeux froids et impavides.

Qu'est-ce qu'il lui avait pris, à cet Anglais, de la laisser couler et se débattre atrocement, pour ensuite plonger, alors qu'il était déjà presque trop tard, et la sauver in extrémis, au prix d'efforts surhumains ? Il était vraiment bizarre. Il était peut-être fou, après tout !...

– Donnez-moi votre main, Jack Merwin, fit-elle brusquement, je voudrais y lire votre destin.

Mais il lui jeta un regard furieux et serra fortement ses mains l'une contre l'autre pour bien exprimer qu'il entendait conserver ses mains pour lui.

Angélique rit subitement. Décidément, elle n'était pas encore bien éveillée pour oser se montrer tant soit peu coquette et provocante avec un être aussi misogyne et hostile. Son cœur à elle était comme une nacelle dont les voiles se gonflent, prête à s'élancer vers l'horizon, et tout ce tohu-bohu, et jusqu'aux ritournelles couinantes des cornemuses, l'enchantait.

– C'est tellement merveilleux d'être vivante, Merwin, je suis heureuse... Vous m'avez sauvée.

Il se renfrogna, les mains serrées farouchement. De toute façon, l'entendant monologuer, il la prenait pour une folle.

Elle rit de nouveau, grisée par la nuit de juin, envoûtée par sa longue stridence. Dominant les cornemuses, l'appel rythmé des fifres et des tambours éclatait. Angélique sauta sur ses pieds.

– Miss Pidgeon, Mrs Mac Grégor, Mrs Winslow et vous, Dorothy, Janeton, venez, venez... allons danser la farandole avec les Basques.

Elle les attrapa par la main et les entraîna en courant au long de la pente. Les Basques avançaient les uns derrière les autres sur la pointe de leurs pieds nus avec des virevoltes et des entrechats, danseurs prodigieux, pleins de grâce et d'élan. La lueur des feux faisait briller leurs bérets rouges comme des coquelicots. Un long diable souple tournoyait au-devant d'eux, bras levés, faisant résonner un tambourin garni de pièces de cuivre et qu'il frappait de ses doigts agiles. Lorsque Angélique et ses compagnes parurent dans le cercle de clarté, ils poussèrent une clameur cordiale, et leur firent place entre chacun d'eux.

– Par Saint Patrick, s'écria l'Irlandais Porsons, cette diablesse fait danser nos femmes !

– On raconte des choses sur elle, dit l'Anglais Winslow. Il paraît que c'est une Démone.

– Une Démone ! s'esclaffa le vieux Mac Grégor. Tais-toi, tu n'y connais rien. C'est une fée ! J'en ai rencontré sur les landes quand j'étais enfant, en Écosse. Je l'ai reconnue tout de suite. Laisse, laisse donc, voisin. C'est la nuit folle. Rien que d'entendre ces flûtes basques, j'ai des fourmis dans le bout des pieds. Viens danser aussi, voisin. C'est la nuit folle.

La farandole continuait sa course sinueuse et dansante entre les feux, les maisons, les rochers, les arbres.

Toute femme, vieille ou jeune, aïeule, mère, fille ou fillette, doit danser la nuit de la Saint-Jean. Le grand capitaine harponneur Hernani d'Astiguarza avait tendu sa main à Angélique et, l'entraînant, ne la quittait plus des yeux. Il s'aperçut vite qu'elle connaissait la plupart des pas qui s'exécutaient, selon la tradition, dans la farandole basque, et, lorsqu'ils furent revenus sur la plage, il s'élança en l'emmenant vivement au milieu du cercle. Alors, se soumettant à l'entraînante musique, elle dansa avec lui, multipliant les figures compliquées, bondissantes et gracieuses du folklore basque.

À Toulouse, en Aquitaine, naguère, Angélique avait déjà exécuté la plupart de ces figures. Dans les châteaux, on les préférait aux danses de la cour, trop guindées, et plusieurs fois Joffrey de Peyrac avait emmené sa jeune femme au pays Basque, dans les Pyrénées, pour assister aux grandes fêtes populaires, où elle s'était mêlée gaiement, en tant que suzeraine, aux amusements de ses vassaux.