Lorsque Angélique entra, personne ne bougea, mais des têtes se tournèrent lentement et des yeux luirent. Après avoir salué alentour, elle prit deux gobelets d'étain sur l'auvent de la cheminée. Boire un peu de bière fraîche était une nécessité urgente. Mais pour atteindre la barrique il lui fallait déranger un chef indien qui, drapé dans son manteau brodé, pétunait d'un air endormi, à l'extrémité d'une des tables. En langue abénakis, elle le salua avec les circonlocutions d'usage et le respect dû à son rang que révélaient ses plumes d'aigle plantées dans son chignon noir à longues tresses. L'Indien parut sortir de son rêve nébuleux et se dressa subitement. Ses yeux s'éclairèrent, pétillèrent. Il la considéra quelques instants avec étonnement et enchantement, puis, posant une main sur son cœur, il tendit la jambe droite en avant et s'inclina dans un salut de cour impeccable.

– Madame, comment me faire pardonner ? fit-il en excellent français. Je m'attendais si peu à une telle apparition. Permettez-moi de me présenter : Jean-Vincent d'Abbadie, seigneur de Rasdacq et d'autres lieux, baron de Saint-Castine, lieutenant du roi en sa forteresse de Pentagoët, pour le gouvernement de ses possessions en Acadie.

– Baron, vous me voyez ravie de vous rencontrer. J'ai beaucoup entendu parler de vous...

– Et moi-même, madame... Non, inutile de vous nommer. Je vous reconnais, quoique ne vous ayant jamais vue... Vous êtes la belle, la très belle Mme de Peyrac ! Bien que préparé par tant et tant de récits, la réalité dépasse de loin ce que mon imagination avait pu concevoir... Vous m'avez pris pour un Indien ?... Comment expliquer mon attitude discourtoise ? En vous voyant tout à coup devant moi, comprenant dans un éclair qui vous étiez et que vous étiez là, je suis demeuré saisi, pétrifié et muet comme ces mortels que les déesses viennent visiter par on ne sait quel incompréhensible caprice dans leur sombre séjour terrestre. Car en vérité, oui, madame, je savais que vous étiez infiniment belle, mais j'ignorais que vous le fussiez avec tant de charme et d'aménité. De plus, entendre les mots de la langue indienne, que j'aime tant, tomber de votre bouche et voir votre sourire éclairer soudain cet antre sombre et grossier, quelle surprenante sensation ! Je ne l'oublierai jamais !

– Et vous, monsieur, je vois bien maintenant que vous êtes gascon ! s'écria-t-elle en éclatant de rire.

– M'avez-vous vraiment pris pour un Indien ?

– Certes.

Elle détaillait son teint cuivré où brillaient deux prunelles intensément et pleinement noires, sa chevelure, son maintien.

– Et comme ceci ? fit-il en rejetant la couverture rouge brodée de perles et de poils de porc-épic dans laquelle il se drapait.

Il apparut dans le justaucorps bleu soutaché d'or des officiers du régiment de Carignan-Sallières, avec au col un jabot de dentelle blanche. Mais en ce seul vêtement résidait son uniforme réglementaire. Pour le reste, il portait les hautes jambières à l'indienne et des mocassins remplaçant culotte et bottes.

Il se campa, un poing sur la hanche, avec la morgue d'un jeune officier de la suite du roi.

– Et comme ceci ? Ne suis-je pas un parfait courtisan de Versailles !

Angélique secoua la tête.

– Non, fit-elle, votre bagou vient trop tard ! monsieur. Vous êtes un chef abénakis à mes yeux.

– Eh bien, soit ! fit le baron de Saint-Castine avec gravité. Et vous avez raison.

Il s'inclina pour lui baiser la main.

Cet échange vif et animé d'hommages et de courtoisies à la française s'était effectué en toute liberté dans le décor embrumé de la tabagie ; le regard impavide des buveurs n'avait pas cillé. Quant aux quelques Indiens présents dans la salle du poste, occupés de leurs échanges, ils ne prêtaient, pour une fois, aucune attention à la scène. L'un comptait des aiguilles une à une avec un aimant, l'autre essayait les lames de couteau-jambette sur le bord du comptoir, un troisième, en se reculant pour mesurer une pièce de drap, heurta Angélique et, non content, la poussa sans ménagement parce qu'elle le dérangeait.

– Allons donc ailleurs, décida le baron. Il y a une pièce à côté où nous pourrons deviser en paix. Je vais demander au vieux Josué Hinggins de nous y porter une collation. Cette charmante enfant est-elle votre fille ?

– Non, c'est une petite Anglaise qui...

– Chut ! l'interrompit vivement le jeune officier gascon. Une Anglaise !... Si cela s'apprend, je ne donne pas cher de sa chevelure, tout au moins de sa liberté.

– Mais je l'ai dûment rachetée aux Indiens qui l'avaient capturée, protesta Angélique.

– Votre qualité de Française vous permet certaines choses, dit Saint-Castine, mais l'on sait déjà que M. de Peyrac n'a pas coutume de racheter les Anglais pour les faire baptiser. Cela déplaît en haut lieu. Donc, surtout, ne laissez pas soupçonner que cette petite est anglaise.

– Il y a ici pourtant bien des étrangers. Le chef de ce poste n'est-il pas Hollandais, et ses commis me semblent venus tout droit de Nouvelle-Angleterre.

– Cela ne prouve rien.

– Enfin, ils sont bien là.

– Pour combien de temps ?... Croyez-moi, soyez prudente. Ah ! chère comtesse, s'exclama-t-il en baisant de nouveau le bout de ses doigts, comme vous êtes charmante, et tout à fait semblable à la réputation qu'on vous a faite !

– Je croyais qu'on m'avait fait chez les Français une réputation plutôt diabolique.

– Vous l'êtes, affirma-t-il. Diabolique pour ceux qui sont comme moi trop sensibles à la beauté des femmes... Diabolique aussi pour ceux qui... Enfin, je veux dire que vous êtes tout à fait semblable à votre époux... que j'admire et qui m'effraie. À vrai dire, si j'ai quitté mon poste de Pentagoët et me suis rendu sur le Kennebec, c'était dans l'intention de le rencontrer. J'ai de graves communications à lui faire.

– Les choses ont-elles mal tourné pour Gouldsboro ? interrogea Angélique en pâlissant.

– Non, rassurez-vous. Mais je suppose que M. de Peyrac vous a accompagnée. Je vais le faire prier de venir nous rejoindre.

Il poussait une porte. Mais avant qu'Angélique, tenant toujours Rose-Ann par la main, ait pu pénétrer dans la chambre voisine, quelqu'un dégringolait bruyamment le seuil de la salle principale et se précipitait vers le baron de Saint-Castine. C'était un soldat français, son mousquet à la main.

– Cette fois, ça y est, monsieur le lieutenant, gémit-il. Ils font leurs chaudières de guerre... Il n'y a pas à s'y tromper. C'est une odeur que je reconnaîtrais entre mille. Venez, venez sentir !

Il agrippa l'officier par la manche et le tira presque de force au-dehors.

– Sentez ! Mais sentez cela ! insistait-il en pointant un nez à la fois long et retroussé qui lui donnait un air d'amuseur de foire, ça sent... Ça sent le maïs et le chien bouilli. Vraiment, vous ne sentez pas ?...

– Cela sent tant de choses, fit Saint-Castine avec une moue dédaigneuse.

– Mais moi, ça ne me trompe pas. Quand ça pue ainsi, c'est qu'ils sont tous, là-bas dans les bois, à faire festin avant de partir au combat. Du maïs et du chien bouilli qu'ils mangent ! Pour se donner du courage. Et de l'eau ils boivent, de l'eau par là-dessus, ajouta-t-il avec une sorte d'horreur qui fit saillir encore ses yeux d'escargot ahuri.

Ce militaire avait une vraie tête de jocrisse. Les baladins qui l'auraient engagé pour leurs tréteaux auraient obtenu un franc succès de rire.

Il est vrai que le vent du fleuve apportait une odeur douceâtre, venue du fond des bois, et qui était celle des festins indigènes.

– Ça vient de là, et de là, et de là, continua le soldat en désignant différents points sur la rive gauche du Kennebec. Moi, ça ne me trompe pas !

Drôle de personnage ! Fagoté dans sa casaque bleue, il tenait son arme avec une gaucherie inquiétante. Lui ne portait pas de jambières ni de mocassins, mais de lourds souliers qui semblaient encore ajouter à sa maladresse, et ses gros bas de toile, mal retenus sous les genoux, tombaient en plis fort peu réglementaires.

– Pourquoi vous mettre dans cet état, Adhémar, dit le baron de Saint-Castine avec une hypocrite sollicitude. Il ne fallait pas vous engager dans un régiment colonial si vous aviez si peur de la guerre indienne.

– Mais puisque je vous dis que c'est le recruteur, en France, qui m'a saoulé et que je me suis réveillé sur le navire, gémit l'autre.

Sur ces entrefaites, le comte de Peyrac arriva, accompagné du Hollandais et du Français qui l'avaient abordé au débarqué.

Ils avaient entendu les affirmations d'Adhémar quant aux chaudières de guerre.

– Je crois que ce garçon a raison, dit le Français ; on parle beaucoup d'expéditions prochaines des Abénakis pour châtier l'Anglais insolent. En serez-vous, Castine, avec vos Etchevemins ?

Le baron parut contrarié et ne répondit pas. Il s'inclinait devant le comte, qui lui tendit la main avec affection.

Puis Joffrey de Peyrac présenta à sa femme ses deux compagnons. Le Hollandais se nommait Pieter Boggen.

L'autre était le sieur Bertrand Défour qui, avec ses trois frères, était propriétaire d'une cursive dans l'isthme, au fin fond de la Baie Française.

Picard aux fortes épaules, aux traits lourds et taillés dans un bois recuit par le soleil, il y avait apparemment fort longtemps qu'il n'avait eu l'occasion de présenter ses hommages à une jolie femme.

Il parut tout d'abord embarrassé, puis se ravisant, aidé par le courage de sa simplicité naturelle, il s'inclina profondément.

– Il faut fêter ça, dit-il. Allons boire.

Une sorte de râle derrière le groupe fit se retourner les têtes. Le soldat Adhémar défaillait contre le chambranle de la porte. Maintenant, c'était Angélique que ses yeux fixaient.