« Le sang impur de l'hérétique.
« Le sang de l'Indien sacrifié.
« Le sang enfin de mes blessures pour toi répandu. Pour ta gloire, pour ta plus grande gloire...
« Accepte les labeurs et les fatigues de la guerre, pour Toi, Seigneur, pour faire régner la Justice, pour effacer Tes ennemis de la surface de la terre, pour écraser l'idolâtre qui Te méconnaît, l'hérétique qui te bafoue, l'indifférent qui t'ignore. Que seuls ceux qui Te servent aient le droit de vivre. Que seul Ton règne arrive. Que seul Ton nom soit vénéré !
« Moi, ton serviteur, je prendrai les armes et j'exposerai ma vie pour Ton triomphe, car Toi seul m'importe. »
Cette prière passionnée et violente, ils l'entendaient au fond de leur cœur et elle leur était perceptible au point qu'Angélique sentit une peur d'une espèce particulière s'insinuer en elle. Elle « le » comprenait. Elle comprenait parfaitement que Dieu fût pour cet homme comme le Seul.
Se battre pour sa propre vie ?... quelle dérision ! Pour conserver des biens ?... quelle mesquinerie !
Mais pour Dieu ! quelle mort et quel enjeu !...
Le sang des Croisés, ses ancêtres, lui remonta au cœur par bouffées. Elle comprenait à quelle source se désaltérait et s'alimentait tour à tour la soif de martyre et de sacrifice de celui qui avait déposé là cette arme.
Elle l'imaginait le front incliné et les yeux clos, loin, détaché de son misérable corps mortifié. Là, il avait offert tous les labeurs de la guerre, les fatigues de la bataille, celles des massacres, qui laissent les bras rompus d'avoir trop frappé, les lèvres sèches de ne pas avoir repris souffle dans la mêlée, il avait offert la joie des triomphes, les prières de la victoire, le sacrifice de l'orgueil abandonnant aux anges et aux saints le mérite d'avoir rendu prompts et vaillants les bras des guerriers...
« Mousquet de la guerre Sainte, fidèle serviteur, veille aux pieds du Roi des Rois, en attendant l'heure de tonner pour lui !
« Arme bénie, sanctifiée, bénie, bénie mille fois, belle pour l'honneur de Celui que tu sers et que tu défends, veille, prie et que ceux qui te contemplent ne prévalent pas contre toi.
« Que ceux qui te contemplent aujourd'hui comprennent ton symbole et le message que je leur crie pour toi !... »
L'angoisse serra la gorge d'Angélique.
« C'est terrible, songea-t-elle. Lui, il a les anges et les saints avec lui, tandis que nous... »
Elle jeta un regard éperdu vers l'homme qui se tenait à ses côtés, son époux, et déjà la réponse se levait en son cœur :
– Nous... nous avons l'Amour et la Vie...
Sur la face de Joffrey de Peyrac – l'aventurier, le réprouvé – les lueurs tressautantes des cierges réveillaient d'apparentes expressions d'amertume et de moquerie. Pourtant, il était, en cet instant, impassible. Il ne voulait pas effrayer Angélique, donner à l'incident sa mesure exacte et mystique. Mais lui aussi avait compris le message de l'arme exposée.
« Une telle puissance ! Un tel aveu !... Entre vous et moi, à jamais, la destruction.
« Entre lui, le solitaire, et eux, les privilégiés de l'amour, la guerre... La guerre à jamais ! »
Et sans doute, là-bas dans la forêt, abîmé le front contre terre, les voyait-il exactement au fond de lui-même, le prêtre guerrier, le jésuite, les voyait-il, ceux qui avaient choisi les délices de ce monde, ce couple debout en face du signe de la croix, tels qu'ils étaient, leurs mains proches et prêtes à se saisir, et qui se saisissaient en effet, en silence...
*****
La main chaude de Peyrac enserra les doigts froids d'Angélique. Une fois encore, il s'inclina avec respect devant le tabernacle, puis lentement il recula, il l'entraîna hors de la chapelle brasillante et parfumée, barbare et mystique, brûlante, ardente...
Au-dehors, ils durent s'arrêter pour reprendre pied dans le jour différent, pour réintégrer le monde avec son soleil blanc, son bourdonnement d'insectes, ses odeurs de village. Les Espagnols continuaient d'être inquiets, en alerte...
« Où est-il ? songeait Angélique, où est-il ? »
Elle le cherchait par-delà les haies et les arbres tremblants, submergés de chaleur, pâlis d'une fine poussière dansante.
*****
D'un geste, le comte de Peyrac indiqua à sa compagnie d'avoir à reprendre le chemin du retour.
À mi-chemin, une pluie légère se mit à tomber, faisant murmurer la forêt.
À ce murmure, le battement d'un tambour vint se joindre, lancinant et lointain. Ils hâtèrent le pas.
Lorsqu'ils parvinrent aux barques, le fleuve crépitait sous la subite averse et les rives s'étaient effacées.
Ce ne fut qu'une ondée.
Bientôt, le soleil réapparut, plus vif dans un paysage lavé, et la voile se gonfla doucement. Suivies de la flottille de canoës d'Indiens qui s'en allaient à la traite, les barques recommencèrent à descendre le cours de l'eau et bientôt, derrière un promontoire de cèdres et de chênes touffus, sombres et prodigieux, l'emplacement de la mission de Noridgewook s'effaça.
Chapitre 5
À l'étape suivante, tandis qu'on installait le campement, Angélique aperçut une femme indienne qui courait, portant sur la tête un objet insolite. Elle la fit poursuivre et l'Indienne ramenée ne se fit pas prier pour exhiber l'objet en question qui était un énorme pain de fleur de froment. Elle l'avait échangé, ce jour, contre six peaux de loutres noires au poste de traite du Hollandais ainsi qu'une chopine d'eau-de-vie pour deux renards argentés. Elle retournait à son campement, où elle avait encore des fourrures. Le poste du Hollandais était bien achalandé, affirmait-elle.
Il s'annonça par une sympathique odeur de boulangerie. Les Indiens étaient friands de pain de blé, et, à la saison du troc, le commis du traitant ne cessait d'enfourner des miches dans un grand four en briques. Le poste était construit sur une île. Dans l'espoir, peut-être vain, que cela lui éviterait de subir le sort des établissements précédents qui s'étaient fondés depuis cinquante ans autour du grand village de Houssnock1, et qui avaient été à plusieurs reprises pillés, brûlés, rasés sous différents prétextes.
Houssnock n'était même plus aujourd'hui une simple bourgade. Seuls le nom et l'habitude pour les tribus nomades descendant vers le sud de faire halte en cet endroit restaient. À partir de là, en effet, où commençait à se faire sentir le mouvement des marées, on se trouverait dans l'embouchure du Kennebec et, malgré la limpidité des eaux, vastes, calmes et puissantes qui coulaient entre les rives forestières, on devinait à toutes sortes d'indices que la mer était proche.
Il y avait comme une saveur salée dans l'air plus humide, et les Indiens de la région, les Wawenokes et Kanibas, plutôt que de s'oindre de graisse d'ours, s'enduisaient de la tête aux pieds d'huile de loups-marins, nom qu'ils donnaient aux phoques dont ils faisaient la chasse durant l'hiver sur les côtes de l'Océan. De forts effluves de poissonneries se mêlaient donc aux effluves du pain chaud et aux senteurs sauvages des fourrures amoncelées, pour composer autour du poste de traite une symphonie olfactive puissante mais peu faite pour les odorats délicats. Il y avait longtemps qu'Angélique ne se préoccupait plus de ces détails. Le grouillement de fourmilière qui noircissait le fleuve autour de l'île lui parut de bon augure. On devait trouver là des trésors de marchandises inédites.
L'île abordée, chacun se dispersa à la recherche d'une occasion, d'une affaire. Joffrey de Peyrac fut presque aussitôt abordé par quelqu'un qu'il devait connaître et qui se mit à lui parler dans une langue étrangère.
– Viens, dit Angélique à la petite Anglaise Rose-Ann, nous allons d'abord nous désaltérer car je suppose que l'on peut trouver ici de la bière bien fraîche. Ensuite, nous ferons nos emplettes, comme à la Galerie du Palais.
Elles finissaient par se débrouiller assez bien entre elles pour la question du langage, car, ces derniers mois, prenant Cantor pour magister à l'occasion, Angélique s'était exercée à la langue anglaise. Sa pupille d'ailleurs n'était guère bavarde. Son visage lisse et pâle, à la mâchoire un peu prognathe, avait une précoce expression de sagesse rêveuse. Elle paraissait parfois égarée, légèrement abrutie.
C'était cependant une gentille enfant car, au moment du départ de Wapassou, elle avait laissé sans hésitation sa poupée à Honorine. Et pourtant cette poupée, la petite captive mourante avait eu l'habileté et la force d'amour de la dissimuler dans son corsage afin qu'elle ne tombât pas entre les mains des Indiens.
Honorine avait apprécié le présent. Entre le jouet merveilleux et son ours apprivoisé, elle saurait attendre sans trop d'impatience le retour de sa mère. Malgré cela, Angélique continuait à regretter sa présence. La petite bonne femme aurait tellement joui de l'animation de ce poste où la traite battait son plein. Le Hollandais, gérant et représentant de la Compagnie de la baie du Massachusetts, trônait au milieu de la cour, en rhingrave noire, juponnante et poussiéreuse. Pour l'heure, un mousquet à la main, il mesurait un paquet de peaux de castor. La hauteur d'un canon de fusil représentait quarante peaux. Le bâtiment était modeste, bâti de bardeaux passés au brou de noix. Angélique et Rose-Ann pénétrèrent dans une grande salle. Deux fenêtres garnies de petits losanges de verres plombés y versaient une clarté suffisante tout en conservant la pénombre propice à la fraîcheur. Malgré les allées et venues des Indiens, nécessitées par le marchandage, une certaine propreté régnait, ce qui en disait long sur la poigne énergique et le don d'organisation du maître de ces lieux.
Sur la droite, il y avait un long comptoir garni de balances, de pesons et de récipients et mesures divers dans lesquels on versait les perles et la quincaille pour les débiter. Au-dessus et le long d'une partie des murs, des rayons de planches superposées supportaient des marchandises parmi lesquelles Angélique distinguait déjà des couvertures, des bonnets de laine, des chemises et du linge, de la cassonade et du sucre blanc, des épices, des biscuits. Il y avait aussi des tonneaux de pois, de fèves, de pruneaux, de lard salé et de poisson fumé. Un grand âtre de briques flanqué d'ustensiles de cuisine ne servait en ce jour très chaud qu'à mijoter sur quelques braises le repas sans doute frugal du traitant et de ses commis. Sur le rebord de l'auvent était posée une série de pichets, de bocks et de gobelets d'étain, réservés aux clients désireux de consommer la bière dont la barrique imposante, ouverte à tous, trônait en bonne place. De profondes louches accrochées au rebord permettaient à chacun de se servir à son gré. Une partie de la salle tenait lieu de taverne, avec deux grandes tables de bois garnies d'escabeaux, plus quelques tonneaux renversés pour compléter l'aménagement en cas d'affluence ou pour les buveurs solitaires. Des hommes étaient assis par là, enveloppés dans les nuages de fumée bleue.
"La tentation d’Angélique part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "La tentation d’Angélique part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La tentation d’Angélique part 1" друзьям в соцсетях.