– Oui, cela aussi, je le sais...

L'œil perspicace de Peyrac scrutait l'honnête visage de son matelot dont l'hiver passé avait fait pour lui un compagnon et un ami. L'Iroquois ne l'avait pas fait trembler ni les approches de la famine. Or, aujourd'hui, Yann tremblait. Peyrac entoura de son bras les épaules du jeune homme.

– Qu'as-tu ?...

Et Yann crut qu'il allait éclater en sanglots comme un enfant. Il baissa la tête.

– J'ai beaucoup marché, murmura-t-il, et ce n'était pas facile d'échapper aux sauvages en guerre.

– C'est vrai... va te reposer. Il y a une espèce d'auberge, sous le fort, que tiennent Mme Carrère et ses filles. On y fait bonne chère et l'on y boit dès aujourd'hui du vin de Bordeaux arrivé d'Europe. Répare tes forces et tiens-toi prêt à faire campagne avec moi dès demain, si le temps nous est propice.

Le comte de Peyrac et Roland d'Urville réunirent dans l'une des salles du fort, qui tenait lieu de salle du conseil, Manigault, Berne, le pasteur Beaucaire et les principaux notables huguenots ; ils demandèrent à Vaneireick et à son second d'être présents, ainsi qu'Erikson, le capitaine du Gouldsboro. Le père Baure assistait également au Conseil. Don Juan Alvarez, le commandant de la petite garde espagnole, se tenait derrière le comte comme une sombre figure hiératique veillant sur son salut. Joffrey de Peyrac les mit tous brièvement au courant des derniers événements. Le fait que son épouse, la comtesse de Peyrac, était tombée entre les mains de leur ennemi, l'obligeait à une extrême prudence. Pour avoir vécu aux Caraïbes, ils connaissaient les mœurs des gentilshommes d'aventure et Gilles Vaneireick en témoignerait comme lui, Mme de Peyrac ne risquait pas d'être maltraitée tant qu'elle représentait valeur d'otage. Jamais grande dame capturée, qu'elle fût espagnole, française ou portugaise, n'avait eu à se plaindre de ses geôliers, en attendant la généreuse rançon qui lui permettrait de retrouver la liberté. On racontait même que quelques-unes d'entre elles, quand le flibustier était de bonne mine, n'avaient point trop de hâte de voir se terminer leur captivité. Mais l'on savait aussi que, pourchassées, acculées à la bataille ou au naufrage, déçues dans leur espérance de rançon, certaines de ces brutes prêtes à tout n'hésitaient à mettre leurs menaces contre les otages à exécution.

Il fallait également prévoir qu'en cas d'attaque sur Gouldsboro le poste ne disposerait que d'une défense terrestre. Avant de s'éloigner, on procéda à la répartition des munitions. Sur ces entrefaites, la sentinelle espagnole passa une tête effarée, casquée d'acier noir, par l'entrebâillement de la porte, et s'écria :

– Excellenzia, quelqu'un vous demande.

– Qui est-ce ?

– Un « hombre ».

– Qu'il entre !

Un homme, bien bâti et fort barbu, vêtu d'un seul pantalon de marin, déguenillé et trempé, apparut sur le seuil.

– Kurt Ritz ! s'exclama Peyrac.

Il venait de reconnaître dans l'arrivant « l'autre » otage de Barbe d'Or, le mercenaire suisse, qu'il avait engagé comme recruteur, lors d'un voyage au Maryland. Les habitants de Gouldsboro le reconnurent également, car il avait débarqué chez eux en mai, avec les soldats levés par lui pour le service du comte de Peyrac. Il s'apprêtait à partir pour l'arrière-pays lorsqu'un soir il s'était laissé surprendre sur le rivage par les hommes de Barbe d'Or embusqués dans les îles et qui avaient entrepris le siège de Gouldsboro. C'était peu avant le combat décisif qui avait obligé le pirate à s'enfuir. On craignait que Kurt Ritz eût payé les frais de cette défaite. Or, il était là, apparemment en bonne santé, quoique fatigué, semblait-il, par une longue course.

Peyrac le prit aux épaules, cordialement.

– Gröss Gott ! Wie geht es Ihnen, lieber Herr ? Je m'inquiétais de votre sort.

– J'ai enfin réussi à m'enfuir de ce sacré bateau, de ce sacré pirate, monseigneur.

– Quand cela ?

– Il n'y a guère plus de trois jours.

– Trois jours, répéta Peyrac songeur. Le navire de Barbe d'Or ne se trouvait-il pas alors au nord de la baie de Casco, vers la pointe Maquoit ?

– Monsieur, vous êtes devin !... C'est bien là en effet le nom que j'ai entendu prononcer par les hommes d'équipage... Nous avions jeté l'ancre à l'aube... Il y avait beaucoup d'allées et venues avec la terre, un certain désordre... Vers le soir, j'ai remarqué que la cabane où l'on me tenait était mal close. Le mousse qui m'apportait ma pitance avait oublié de cadenasser la porte. J'attendis la nuit profonde et me glissai au-dehors. Je me trouvais situé à l'arrière sous la dunette. Or, tout semblait désert. J'apercevais des feux sur la plage. On aurait dit que l'équipage festoyait à terre. La nuit était sans lune. Je grimpai sur la dunette et j'enjambai le parvis à l'arrière. Puis, en me cramponnant aux moulures, je suis descendu jusqu'au balcon de la grand-chambre. De là, j'ai plongé et j'ai gagné un îlot voisin. J'attendis afin d'être sûr que l'alerte n'était pas donnée. Alors, j'ai repéré une autre île plus loin et j'ai tenté ma chance, bien que je ne sois pas un très bon nageur. À l'aube, j'y étais. Sur le côté ouest, il y avait des réfugiés anglais. Je ne me suis pas mêlé à eux. J'ai attendu à l'est, du côté des falaises. Dans la journée, j'ai vu passer des canoës indiens, des Tarratines, Sébagots, Etchemins qui remontaient vers le nord avec des scalps à leur ceinture. Je leur ai fait signe et leur ai montré la croix que je porte au cou. Nous sommes catholiques, nous autres, dans la haute vallée du Rhône. Ils m'ont pris avec eux et m'ont déposé quelque part à l'embouchure du Pénobscot. J'ai marché de jour et de nuit et, plutôt que de contourner les fjords, j'ai traversé plusieurs bras de mer à la nage. J'ai bien failli me laisser entraîner par les courants et la marée haute...

Mais enfin me voici.

– Gott sei Dank ! s'exclama Peyrac, monsieur Berne, n'aurions-nous pas à portée de main un flacon de bon vin afin de réconforter le plus grand nageur en eau salée des Waldstaeten17 ?

– Si fait.

D'une console, maître Berne tira un flacon de vin de Bordeaux et un gobelet d'étain. L'homme avala d'un trait. Le sel de la mer l'avait assoiffé, mais il était à jeun et le vin fort lui monta à la tête et lui mit le sang au visage.

– Ouf ! Es schmeckt prima. Ein feiner Wein ! J'ai été tellement ballotté par les flots que la tête me tourne.

– Vous avez eu de la chance, dit quelqu'un. Les tempêtes d'équinoxe menaçaient, mais ne se sont pas déchaînées.

Le Suisse se versa une seconde rasade et parut tout ragaillardi.

– Avez-vous gardé ma bonne hallebarde ? interrogea-t-il, je ne m'en étais pas muni lorsque je me promenais dans les rochers et que ces maudits m'ont assailli.

– Elle est toujours au râtelier des armes, lui dit Manigault en désignant des pitons au mur qui soutenaient des lances de diverses tailles et parmi elles une plus longue pique terminée par cette admirable fleur de chardon d'acier de l'arme helvétique, dont la ferronnerie élégante a caché si longtemps le terrible pouvoir meurtrier qu'elle révélait entre les mains d'un Suisse : la courbe en hameçon du couperet pour crocher et haler, la lame aiguisée pour trancher les têtes, sa pointe effilée pour transpercer les ventres et les cœurs.

Kurt Ritz se saisit de son arme avec un soupir.

– Ah ! La voici enfin ! Quelles mortelles semaines j'ai passées à me ronger les poings sur cette nef ! Et mes hommes, que sont-ils devenus ?

– Ils sont au fort de Wapassou.

Tous le regardaient en songeant qu'il s'était sans doute évadé le jour où Angélique de Peyrac avait été capturée par Barbe d'Or. L'avait-il su ? Avait-il aperçu l'épouse du comte ? Un indéfinissable pressentiment les retenait – et Peyrac lui-même – de l'interroger à ce sujet.

– Vous a-t-on maltraité ? demanda Peyrac en hésitant.

– Que non pas ! Barbe d'Or n'est pas un « mauvais » et c'est un bon chrétien. Tous les soirs et tous les matins, ses hommes faisaient la prière sur le pont. Mais il veut votre mort, monsieur le comte. Car il dit que les territoires du Maine où vous êtes installé lui appartiennent et qu'il est venu avec les siens pour y fonder une colonie... On lui avait promis que les femmes qui étaient à Gouldsboro seraient pour lui et ses hommes, que c'étaient des filles reléguées.

– Quelle insolence ! sursauta Manigault.

– Aussi a-t-il été surpris de la défense éprouvée. Et s'il m'a enlevé, c'était pour avoir une possibilité de négociation, car il est têtu comme une mule. Après avoir été tiré à boulets rouges par ces messieurs ici présents, il est allé se radouber dans une île de la baie de Casco, mais il reviendra...

Le Suisse but encore. Il commençait à planer en pleine euphorie.

– Oh ! Je pourrais vous dire bien des choses sur Barbe d'Or lui-même car c'est un homme rude, mais honnête, oui, honnête... Il fait peur à ceux qui le voient de loin, mais ses intentions sont droites... Et puis il y a une femme là-dedans... Sa maîtresse... C'est elle qui l'a rejoint à la pointe Maquoit. C'est elle qui doit avoir tout manigancé car elle a l'air d'une fameuse gaillarde... Une de ces femmes qui vous alignent des chiffres sur parchemin, sans une erreur remplissent leur coffres, et vous envoient un bonhomme à la guerre pour les remplir encore... À leur service... Elles ont de quoi payer, les mâtines. Belles comme Vénus, intelligentes. Celui qui n'a pas envie de se faire tuer pour elles, c'est que vraiment il n'aime pas la vie ni l'amour... La maîtresse de Barbe d'Or est une femme de cette trempe... Et belle avec ça... Tout le navire était en effervescence de l'avoir vue monter à bord. C'est une Française. Elle l'attendait là, à Maquoit. Elle a des yeux comme de l'eau de roche, et des cheveux comme un rayon de soleil... C'est grâce à elle que j'ai pu m'évader ce soir-là. Barbe d'Or leur avait distribué à tous trois pintes de rhum par matelot pour fêter l'événement... Quant à lui...