– Je suis trop petit compère pour les énormes galions espagnols de six cents tonneaux armés jusqu'aux dents, escortés d'une véritable meute, qu'on rencontre maintenant dans les Caraïbes. En revanche, je pourrais commencer avec M. de Peyrac : sucre, mélasse, rhum, coton, en échange de morue séchée, bois de mâture... et peut-être pourrions-nous unir nos efforts pour attaquer quelques-uns de ses ennemis.
– Nous verrons, répondait Peyrac... Radoubez-vous, rafraîchissez-vous dans nos domaines, sans ambages. J'ai dans l'idée que vous pourriez en effet me prêter assistance d'ici peu contre Barbe d'Or. Ce pirate dont vous avez dû entendre parler à la Jamaïque. Ils parcouraient maintenant le sommet.
Le vent qui rasait d'une lame aiguisée le crâne chauve du mont Désert les assaillit avec tant de violence qu'ils eurent de la peine à se tenir debout. Vaneireick déclara forfait le premier. Il dit qu'il était habitué aux pays chauds, et, gelé jusqu'aux moelles, il alla s'abriter sur le versant le moins exposé derrière une anfractuosité de rocher. Roland d'Urville le rejoignit bientôt en se cramponnant à son feutre des deux mains. Le père Erasme Baure, barbe au vent, résista le temps d'un pater et d'un ave, puis s'estima quitte ainsi que les matelots de Vaneireick. Enrico Enzi, qui escortait Peyrac, restait stoïque, jaune comme un coing, enveloppé dans ses écharpes et turbans à l'arabe qui composaient son habituel habillement de Méditerranéen de Malte.
– Va, va, lui dit le comte, va t'abriter.
Il demeura seul au sommet du mont Désert, arc-bouté, dans le grand vent incessant, et ne pouvait lasser son regard du panorama étendu sous ses yeux. Là étaient étalés, inscrits en hiéroglyphes de terre et d'eau, tout le charme, le gigantesque et la complexité d'un pays qui s'éveillaient en pleine vigueur, gardant sans cesse en réserve des spectacles rares.
Partout, la mer forçant la terre, partout, la terre s'allongeant en péninsules, promontoires à travers l'étendue bleue et moirée de l'océan chaotique, mais qui, vu de si haut, avait des mollesses et des suavités de satin. Iles couronnées d'ébène, par les sapins, îles embuées d'or vert par les bosquets de bouleaux printaniers.
Le fond de la baie là-bas, complètement rosé, un socle de rocs roses et rouges affleurant des grès sédimentaires du minerai de fer, vieux grès presque mauves parfois pour avoir été trop comprimés par les énormes glaciers de la nuit des temps. Dans le gravier des moraines des fleuves plus récentes que le grès, on trouvait les restes millénaires d'éléphants velus, aux défenses en cor de chasse. Granité arrondi par le rabot géant des glaces, et, à d'autres endroits, falaises à pic, des cassures d'effondrement, reflétant, mirant l'éclat de leurs blessures vives dans l'eau des rades profondes. Et les baies, les îles, les fleuves piégés de mascarets où l'on ne pouvait pénétrer qu'à marée haute, avec leur cortège de brouillards et de tempêtes, les grèves où s'ébattent les loups-marins, les rives couvertes de forêts, pullulant de bêtes à fourrure, où l'on voit l'ours noir séchant d'un coup de patte au bord de la vague, pullulant d'Indiens pour troquer la fourrure avec les navires, toute cette grand portion de terres déroulée autour de la Baie Française, telle qu'elle se présente comme une petite Méditerranée, et aussi farcie de pirates et de trafic que la Nostra Mare, aussi bleue parfois, plus riche en poissons, mais plus vierge, rivages neufs au lieu d'être rivages antiques, ici plages roses ou blanches, ou bleutées, ou rouge framboise même parfois, ce désert, ce paradis, ce chaudron de sorcière, qui se rétrécit en un gouffre où de plus en plus l'on s'enfonce dans l'obscurité des brumes, parmi les mugissements du ressac, jusqu'à ce cul-de-sac du fond de la Baie Française où les quatre frères Défours, Marcelline-la-Belle et ses dix enfants, Gontran-le-Jeune, gendre du vieux Nicolas Parys, et quelques autres encore pataugent dans les marécages de Chighectou, et vendent leurs corbeillons de charbon de terre au navire le plus offrant, tandis que le père Jean Rousse les maudit pour leur impiété et leur sauvagerie, ce lieu infime du monde américain et pourtant gigantesque pour l'être misérable qui cherchait à s'y accrocher, avait déjà une histoire à son image, ignorée, cruelle et dispersée sur des étendues et les abîmes des horizons perdus, une histoire pleine de tristesse et de douleurs16. Joffrey de Peyrac se penchait dans l'ovale rond du bassin abrité de l'île, il apercevait, minuscule, son chébec, à la ligne élancée et aiguë.
Ce bateau avait été construit sur ses plans à Kittery, en Nouvelle-Angleterre, déjà une vieille ville de la mer, sur la Pistaquata river, dans l'État du Massachusetts. Que restait-il à cette heure-ci de l'actif chantier naval ? Des cendres, peut-être ? La guerre indienne, réveillée, allait créer pour tous des perturbations incalculables.
Des oiseaux montaient en ronde criarde vers les sommets. Ils annonçaient l'un des seigneurs maîtres des lieux. Le brouillard...
Joffrey de Peyrac replia sa lunette d'approche et rejoignit ses compagnons qui, le nez enfoui dans leurs collets, prenaient leur mal en patience.
Il s'assit à leurs côtés, drapé dans son vaste manteau. Le vent sauvage rabattait les plumes multicolores de leurs chapeaux. L'assaut silencieux du brouillard les atteignit soudain, roulant ses vagues fumeuses aux flancs roses du mont, les enveloppa, les engloutit dans des limbes. Sous son haleine immense, le vent cédait, s'enfuyait en chuchotant, et un temps de calme régna. Les hommes blancs, seuls dans l'univers aveugle, étaient comme assis dans la nuée, au-dessus d'un monde disparu.
– Alors, monsieur d'Urville, il paraît que vous vous apprêtez à me donner votre démission de gouverneur de Gouldsboro ? dit Peyrac.
Le gentilhomme normand rougit, pâlit et regarda le comte comme si celui-ci avait eu le pouvoir inquiétant de lire les pensées les plus cachées. Il n'y avait pourtant, en l'occurrence, rien de bien sorcier à cette divination. Peu de jours auparavant, Peyrac l'avait vu s'arracher les cheveux devant les difficultés de sa juridiction.
Il y avait trop de monde maintenant à Gouldsboro, s'écriait-il. Entre les Huguenots, les mineurs, les pirates, les matelots de toutes nationalités, il y perdait son latin qui n'avait jamais été bien fameux. Où était le bon temps où, quasiment le seul maître en ce coin désert, il se livrait à un lucratif commerce de pelleterie avec les Indiens et les navires plus rares qui se risquaient dans le port non aménagé et d'accès difficile.
Mais aujourd'hui c'était la foire continentale et lui, d'Urville, gentilhomme normand de la pointe du Cotentin, il n'avait même plus le temps d'honorer de ses faveurs sa belle épouse indienne, fille du chef local Abénaki-Kakou, ni d'aller, sous prétexte de visiter quelque lointain voisin Français ou Anglais, se distraire un peu sur les flots tumultueux de l'Océan.
– Monseigneur, s'écria-t-il, ne croyez pas que je veuille cesser de vous servir. Pour être à vos ordres et vous assister au mieux de mes talents, je serai toujours là, pour courir sus à vos ennemis, défendre à la pointe des canons ou même de mon épée vos domaines, commander vos soldats, vos marins, mais là où je n'ai point de capacités, je l'avoue, c'est pour m'y reconnaître quand entrent en jeu à la fois les Saints, les Démons et les Écritures. Vos Huguenots sont travailleurs, courageux, capables, industrieux et commerçants en diable, et em... en diable. Ils feront de Gouldsboro une cité très propre, mais nous ne sortirons pas des palabres, car on ne saura jamais quelle loi y faire régner. Quoi qu'on leur ait fait à La Rochelle, ces gens-là sont comme mutilés de ne plus se sentir sujets du roi de France, mais qu'un Français s'amène avec une médaille de la Vierge au cou et les voilà qui entrent en transe et veulent lui refuser même de se ravitailler d'eau douce en leur coin. Nous ne nous sommes pas trop mal entendus cet hiver, nous causions beaucoup près du feu lorsque la tempête faisait rage. Je suis un peu mécréant – pardonnez-moi, mon père – et je ne risquais point de les importuner avec mes patenôtres. Et nous nous sommes bien battus de concert quand il l'a fallu contre ce pirate de Barbe d'Or. Mais c'est parce que je les connais trop bien maintenant que je ne me sens pas assez diplomate pour maintenir la balance entre religionnaires trop divers de nationalité exacerbée et tous ces pirates.
Joffrey de Peyrac se taisait. Il songeait à son ami le capitaine Jason, Huguenot persécuté et plié aux caractères latins par la Méditerranée, qui eût fait merveille dans le rôle que refusait d'Urville. Mais Jason était mort et aussi l'admirable savant le docteur arabe Abd-el-Mechrat qui eût pu l'assister dans sa tâche. Le joyeux et perspicace d'Urville ne se dérobait point par lâcheté, ni même paresse, bien qu'une vie sous le signe de la plus grande liberté lui eût donné une certaine propension au bien-aise.
Mais cadet de famille et comme tel n'ayant bénéficié d'aucun enseignement professionnel à part celui de tenir l'épée et d'enfourcher une monture, sachant à peine lire, il connaissait ses propres lacunes. Un duel à mort l'avait conduit aux Amériques, pour sauver sa tête des lois instituées par M. le cardinal de Richelieu. Nulle autre nécessité n'aurait pu l'y mener, car il ne concevait pas la vie hors des tavernes et des tripots de jeu de Paris. Heureusement pour lui, il était fils de la presqu'île du Cotentin, cette corne d'escargot de la France, qui dresse son œil de gastéropode pour lorgner l'Angleterre, presque une île dans la solitude de ses côtes sauvages et de ses bocages et landes. Élevé dans un vieux château de la pointe de La Hague, d'Urville aimait et comprenait la mer, sa nourrice. Aujourd'hui, il pourrait faire merveille en gardant la haute main sur la petite flotte de Gouldsboro, qui, chaque saison, s'augmenterait de nouvelles unités, mais Joffrey de Peyrac comprenait aussi la nécessité de décharger ses épaules d'un poids qui dépassait ses compétences.
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