Ah ! Pourquoi fallait-il aujourd'hui que le mouvement de la mer et le bruit des courants, tandis que la marée haute s'engouffrait dans les pertuis, ramenassent avec tant de force les visions du passé ? Dans les bois de Wapassou, elle eût oublié Colin.

« Il faut que je sorte de là », se dit-elle, en proie à la panique. Elle courut jusqu'à la porte et essaya de l'ouvrir. Mais la porte était verrouillée. Elle aperçut alors, déposé au sol, son sac de voyage, et sur la table il y avait un plateau de victuailles, du saumon grillé avec des grains de maïs bouillis, une salade et dans une coupe de verre des tranches de cédrat et d'ananas confits. Le vin du flacon semblait bon. L'eau dans la cruche était fraîche.

Tandis qu'elle rêvait, quelqu'un était entré et avait déposé tout cela. Elle avait l'esprit tellement ailleurs qu'elle n'y avait pas pris garde.

Elle ne toucha pas aux mets, but seulement un peu d'eau. Elle ouvrit son sac, constata que la moitié des choses manquaient, s'impatienta. Elle allait prier Colin d'envoyer ces bons à rien de matelots à terre lui ramener tous ses biens. Il lui obéirait. Il était son esclave. Il n'y avait qu'elle qui comptât pour lui. Elle l'avait su dès que leurs regards s'étaient rencontrés et reconnus.

Tout ce qu'il voulait sur la terre, c'était ELLE... encore elle, toujours elle. Et elle venait de lui être rendue...

Comment lui échapper ? Comment échapper à elle-même ?

Sur le point de tambouriner et d'appeler avec fracas, elle se ravisa. Non, elle ne voulait pas le voir. Colin. La seule pensée de son regard sur elle la jetait dans une agitation extrême et elle se sentait dépassée.

Ah ! Que Joffrey vienne vite la chercher !

– Pourvu que Yann se hâte !

Elle regarda au-dehors. Le jour baissait. Le soleil avait disparu derrière une barre de nuages et, dans ces nuées grises, tressaillaient par instants des éclairs de chaleur, tandis que le balancement du vaisseau à l'ancre s'accentuait.

Angélique ôta ses vêtements.

Elle versa l'eau froide de la cruche sur sa nuque et la fit couler tout le long de son corps. Elle se sentit mieux après. Elle enfila une chemise de linon fin. Dans la petite chambre devenue toute ténébreuse, elle continuait d'aller et venir avec impatience, pareille à une pâle ombre agitée. La chemise courte était agréable et légère sur son corps enfiévré et, autour de ses jambes nues, elle sentait l'agrément d'un souffle d'air qui enfin se levait, un vent encore incertain qui par surprise échevait la crête des vagues avant de retomber mollement.

« La tempête menace... Voilà pourquoi le navire est demeuré à l'ancre au lieu de mettre à la voile, songea-t-elle. Colin pressentait l'orage. »

Elle attrapa le pan d'étoffe d'indienne posé sur la couchette et s'en enveloppa, puis s'allongea. Elle voulait dormir.

Des pensées multiples s'entrechoquaient sous son crâne. Pourquoi Barbe d'Or voulait-il la capturer ? Qu'étaient ces titres de propriété qu'il détenait sur Gouldsboro ? Pourquoi Joffrey l'avait-il envoyée, elle Angélique, au village anglais ?... Ah ! Plus tard ! Plus tard, penser à tout cela.

Le grondement sourd du tonnerre éclata, éveillant les échos des terres proches. Mais le roulement suivant fut déjà plus lointain.

– L'orage passe plus au large...

Le bercement du navire l'entraînait, la plongeait dans une douce torpeur. Colin... Autrefois... dans le désert.

Il ne l'embrassait qu'après, lorsque ses sens avaient apaisé leur urgente faim. Il ne la caressait qu'après... Leurs baisers étaient doux, hésitants, précautionneux, car leurs lèvres, crevassées par la sécheresse et les brûlures du soleil, souvent saignaient... Un frisson la parcourut toute et elle se raidit au souvenir des lèvres sèches et blessées de Colin sur les siennes, les lèvres de Colin errant sur son corps...

Elle se retourna violemment.

Puis, lasse et les nerfs à bout, elle sombra dans un sommeil profond.

Chapitre 13

– Non, Colin pas cela, je t'en supplie... Pas cela...

Les bras de Barbe d'Or, les bras noueux de Colin la soulevaient irrésistiblement, l'élevant jusqu'à lui, et, serrée sur sa dure poitrine nue, elle sentait les doigts de Colin, là entre ses seins, agripper le bord de la fine chemise de linon et tirer, et le voile se déchirait sans effort, d'un seul arrachement silencieux comme un brouillard s'estompe. La main de Colin sur ses reins, sur ses hanches, s'emparant d'elle, la reconnaissant toute. La main de l'homme s'insérant entre ses jambes, là, en cet endroit préservé où la peau a la douceur du satin, et remontant en une caresse qui n'en finissait point.

– Non, Colin, pas cela, je t'en supplie... Je t'en supplie !

Autour d'elle, la nuit profonde se trouait de lueurs mordorées. L'homme avait déposé sur la table, derrière lui, une chandelle. Mais pour Angélique, nue et défaillante entre les bras de Colin, toute n'était que nuit. Il était lui-même, nuit immense comme un gouffre, une forme opaque, penchée sur elle et l'enveloppant toute de sa passion obscure et farouche. Et, tandis qu'il la retenait contre lui et la caressait tenacement, sa bouche essayait de trouver ses lèvres qu'elle lui dérobait, roulant la tête de droite à gauche en une ultime réaction de défense.

– Câline, ma câline ! chuchotait-il, cherchant à l'apaiser.

Il la nommait ainsi autrefois.

Il réussit enfin à la maîtriser et elle sentit ses lèvres douces et fraîches dans la tiédeur irritante de la barbe, qui s'emparaient des siennes.

Puis il resta parfaitement immobile, paralysant sa nuque de son bras de fer, mais ne cherchant pas à forcer le rempart qu'elle lui opposait, lèvres closes. Et peu à peu c'était elle qui cherchait à éveiller, à émouvoir, à saisir le secret de cette bouche d'homme apposée sur la sienne comme un sceau, exigeant qu'elle s'animât, sollicitant sa réponse, et la sentant enfin s'entrouvrir. Alors, elle cédait à son tour dans une sorte de cri avide et muet, envahie d'une brusque faim, et s'abandonnait à l'approche intime et mystérieuse du baiser. Muet dialogue vertigineux, recherche plus douce, plus délicate qu'en l'autre possession, hésitante curiosité, reconnaissance, aveu, découverte, et l'étincelle qui jaillit, sans cesse renouvelée dans son crépitement, charriant le désir et la douceur dans le sang, faisant éclater le soleil dans la tête, attouchement éternel, soif à jamais assouvie, goût paradisiaque du néant, pulpe savoureuse offerte à une faim, réponse, réponse... chaque fois plus tendre, plus totale, jusqu'à ce que le corps sollicité ne soit plus que cette immense offrande impatiente, un festin d'amour apprêté pour la célébration des rites.

La force de Colin la renversait et elle basculait sans force, clouée sur le lit.

– Non, Colin !... Oh ! Je t'en prie, mon amour, pas cela... Aie pitié, je ne peux plus... je ne peux plus... te résister.

Les deux genoux de Colin forçaient ses jambes serrées, voulant les écarter d'un sûr mouvement, d'un seul coup de soc, sans rémission...

Et un cri qui jaillissait :

– Ah ! Je te haïrais !

Ce cri de refus, Angélique l'avait poussé sans presque l'entendre.

– Par Dieu, je te haïrais, Colin !

Et lui s'immobilisait comme frappé par la foudre, écoutant l'écho de ce cri entrer en lui comme une lame.

Un long moment qui passait, suspendu dans le silence. La lumière mouvante de la chandelle projetait aux parois l'ombre éternelle des nuits humaines, l'ombre confondue, toujours recomposée depuis la nuit des temps, d'un homme et d'une femme s'enlaçant pour l'amour...

Angélique, d'un coup de reins, se dégagea des bras puissants qui l'emprisonnaient et sauta à bas de la couchette avec tant de vivacité et de folie qu'elle renversa à demi la table, et la chandelle tomba, s'éteignit.

Angélique avait entraîné avec elle le châle d'étoffe indienne dans lequel elle s'était enveloppée avant de s'endormir. Elle s'en drapa de nouveau fébrilement tandis que, non sans se cogner durement un peu partout, elle essayait de mettre le rempart de la table entre Colin et elle. Elle ne le voyait plus car l'obscurité était devenue totale. La nuit au-dehors était sans lune, une nuit de nuages et de brumes traînantes.

Elle devina que l'homme se redressait tel un animal prêt à bondir.

– Angélique ! Angélique ! cria la voix de Colin dans l'ombre.

Et dans ce cri il n'y avait pas seulement toute la ferveur d'un désir frustré, mais aussi un désespoir déchirant.

– Angélique !

Il s'avança titubant, les bras tendus, se heurta contre la table.

– Tais-toi ! fit Angélique à voix basse, les dents serrées, et laisse-moi. Je ne peux pas me donner à toi, Colin, je suis l'épouse du comte de Peyrac.

– Peyrac ! souffla la voix rauque (et elle avait l'impression qu'il allait expirer) Peyrac, ce hors-la-loi, ce gentilhomme d'aventure, qui joue au prince, au roi, sur la côte d'Acadie...

– Je suis sa femme !

– Tu l'as épousé comme toutes les garces qui bourlinguent à travers les Antilles épousent... Pour son or, pour sa flotte, pour les bijoux dont il t'a parée, parce qu'il t'a donné à manger... Hein ? Sur quel rocher l'as-tu trouvé ?... Tu bourlinguais à la recherche d'un riche corsaire ?... Hein ? Et il t'a offert des émeraudes et des perles... Hein ? dis-moi ?...

– Je n'ai pas d'explications à te donner. Je suis sa femme, je l'ai épousé devant Dieu.

– Fredaines !... Ça s'oublie !...

– Ne blasphème pas, Colin !

– Moi aussi, je peux t'offrir des émeraudes et des perles... Je peux être aussi riche que lui... Tu l'aimes ?

– Cela ne te regarde pas si je l'aime ! cria-t-elle avec désespérance. Je suis SA FEMME et je ne peux pas passer ma vie à trahir des serments sacrés.