– Si demain aucun navire, aucune barque ne jette l'ancre dans ce coin maudit, je m'en vais à pied. Je vais suivre la côte en marchant vers l'est. En me cachant des sauvages, en trouvant un canoë par-ci par-là, pour franchir les passes et les deltas, je finirai bien par atteindre Gouldsboro. Seul, j'attirerai moins l'attention que si nous étions en caravane.

– Ne te faudra-t-il pas des jours et des jours pour mener à bien une telle expédition ?

– Je marche aussi vite qu'un Indien.

Elle approuva son projet. Bien qu'elle ressentît une profonde appréhension à la pensée de le voir s'éloigner. Sa jeunesse vigoureuse, déjà pliée aux contingences insolites de la vie américaine, lui était un réconfort.

Mais il fallait faire quelque chose. On ne pouvait pas rester ainsi indéfiniment à attendre un problématique secours.

Ce soir encore, elle poursuivait son guet, favorisé par la clarté du crépuscule. Les oiseaux criards s'abattaient aux estuaires des fleuves. La brume ouatée, impalpable, se dissipait.

La baie de Casco s'endormait dans une sérénité éblouissante. La mer, plaquée d'or, présentait comme des joyaux ses îles aux reflets de topaze brûlée, bleu de soufre, noir de jais. Il y en avait trois cent soixante-cinq, disait-on, autant que de jours de l'année.

La clarté baissait encore. L'or se ternissait. La mer devenait d'un blanc blafard et glacé, tandis que peu à peu la terre et ses méandres s'anéantissaient dans une ombre opaque. L'odeur du golfe montait jusqu'à eux, drainé par un vent rêche. Le paysage était de bronze et d'airain.

Vers l'est, à la pointe de Harpwells, juste après que le soleil eut disparu, Angélique aperçut un navire. On l'eût dit d'or dans la dernière lueur que lança l'astre du jour. Presque aussitôt elle ne le vit plus.

– N'avait-il pas un tibia géant à la proue ? cria le vieux medecin's man. Je parierais qu'il abaissait les voiles, préparant le retour au port. Je le connais. C'est le navire fantôme qui surgit au bout de Harpwells lorsqu'un malheur est en route pour celui – ou celle –qui l'aperçoit. Et le port où il s'apprête à pénétrer, c'est la Mort...

– Il n'abaissait nullement ses voiles, répliqua Angélique, irritée. Le jeune Cantor, la voyant presque bouleversée par les paroles du vieux magicien, lui jeta un clin d'œil complice et rassurant.

Troisième partie

Le navire des pirates

Chapitre 1

Le lendemain de cette soirée, dès les premières heures, Angélique, ne pouvant dormir, descendit ramasser des coquillages parmi les rochers que dénudait la marée basse. Sur une plage proche, la colonie des loups-marins s'agitait et poussait des clameurs déchirantes qui éveillaient l'écho des criques.

La jeune femme vint les observer. À l'accoutumée, c'étaient des animaux paisibles. Gauches et lourdauds à terre, leurs corps sombres et luisants étaient, dans l'étincellement des vagues au couchant, d'une souplesse charmante.

Ce matin-là, en s'approchant, elle découvrit la cause de leur turbulence. Deux ou trois phoques gisaient sur le flanc, morts, déjà couverts par l'ombre tournoyante et jacassante des oiseaux de mer. Ils avaient été assommés brutalement. Parmi leurs congénères, les grands mâles, les maîtres de plage essayaient d'écarter avec colère la gent emplumée et vorace.

Devant ce tableau, Angélique ressentit un sursaut d'alerte, le massacre était l'œuvre d'humains. Des hommes étaient donc venus...

Et ce n'était pas des Indiens, car ceux-ci ne pratiquent la chasse au loup-marin qu'en janvier, l'hiver.

Le regard d'Angélique erra sur la crique. Un navire, sans doute le vaisseau fantôme, avait mouillé là, cette nuit, dans l'ombre brumeuse.

Elle remonta.

Le soleil ne surgissait pas encore, caché par une barrière de nuages sur l'horizon. Le matin restait d'un bleu originel, pur et calme.

Alors, dans la fraîcheur de l'air, elle perçut l'odeur d'un feu d'herbes, différente de celle de la fumée qui s'échappait de la petite cheminée de cailloux, au-dessus de la cabane. D'un pas léger et rapide, se glissant d'instinct derrière les buissons et les troncs de la pinède, elle suivit le bord de la langue de terre au-dessus du fjord.

L'odeur de fumée, une fumée de bois vert et d'herbes humides, se fit plus dense. En se penchant entre les arbres, Angélique aperçut la pointe d'un mât avec sa voile en quenouille. Une embarcation était à l'ancre, cachée par l'un des méandres du long couloir d'eau qui s'enfonçait à l'intérieur des terres.

D'en bas, gonflant ses volutes paresseuses, la fumée montait bleue et opaque, amenant avec elle un murmure de voix.

Angélique s'allongea à terre et s'avança jusqu'au rebord de la faille. Mais elle ne put apercevoir ceux qui bivouaquaient en dessous, sur l'étroite bande de gravier, rongée d'algues. Leurs voix seulement se firent plus proches. Des mots français et portugais. Voix rudes et grossières.

En revanche, elle découvrit entièrement le bateau qui n'était, en fait, qu'une simple barque, une chaloupe.

Chapitre 2

Revenue à la cabane, elle fit rentrer les enfants qui, remis de leur fatigue, commençaient à s'ébattre en se lançant une petite balle de crin.

– Il y a des hommes qui boucanent là-bas, dans la crique. Ils ont une barque où nous pourrions trouver place, au moins huit à dix. Mais je ne suis pas certaine que ces hommes nous offriront passage généreusement.

Elle n'augurait rien de bon d'individus qui massacraient sans nécessité des bêtes innocentes et sans les ramasser même...

Cantor alla à son tour surveiller le point indiqué et revint en disant qu'il « les » avait aperçus, qu'ils étaient cinq ou six, pas plus, et de l'espèce des écumeurs de mer qui hantent les rivages de l'Amérique du Nord à l'été pour y quérir un butin, peut-être moins fabuleux, mais moins coriace à conquérir que celui des navires espagnols.

– Il nous faut cette barque, insista Angélique, ne serait-ce que pour aller chercher du secours.

Elle s'adressait surtout à Cantor et à Stougton.

Celui-ci restait le seul homme valide et qui pût l'aider à prendre une décision. Le pasteur, en proie à une forte fièvre, était dans une demi-inconscience. Corwin, blessé, souffrait beaucoup et concentrait ses forces pour se retenir de jurer à cause du voisinage du pasteur. Les deux valets, costauds et taciturnes, étaient prêts à tous les coups de main, mais ne pouvaient être d'aucun conseil. Le vieux Shapleigh se désolidarisait de ses hôtes. Lui devrait les quitter ce soir ou demain pour aller dans la forêt, car la nuit approchait où l'on doit cueillir la verveine sauvage.

Quant à Adhémar, c'était un irresponsable.

Restaient Stougton, laboureur sans imagination mais courageux, et Cantor, fils de gentilhomme, dont la courte vie était déjà riche d'expériences. Angélique, dans son fils, faisait confiance à la sagesse de la première adolescence, période où se mêlent chez l'enfant une prudence instinctive, la connaissance de ses forces et une audace déjà virile. Cantor se faisait fort de capturer cette chaloupe à la barbe des boucaniers, de la conduire de l'autre côté du promontoire, où le reste de la compagnie s'embarquerait. À ce point de la discussion, Angélique se leva et alla ouvrir la porte. Elle sut aussitôt ce qui l'avait attirée au-dehors.

Le cri de l'engoulevent s'élevait, répété, sonore, insistant. Piksarett l'appelait.

Elle courut jusqu'au bord de la presqu'île et, sur l'autre rive, au sommet d'un chêne noir, elle aperçut l'Indien qui, à demi dissimulé dans le feuillage touffu, lui adressait des signes véhéments.

Il indiquait quelque chose au-dessous d'elle.

Elle baissa les yeux, regarda vers la grève et son sang se glaça. S'accrochant aux touffes de genévrier et aux pins rabougris qui poussaient dans les fentes de la falaise, des hommes grimpaient.

C'était sans nul doute les flibustiers de la chaloupe, et lorsque l'un d'eux, se devinant surpris, leva vers elle sa face de pirate, elle vit qu'il avait un couteau entre les dents. Eux aussi avaient dû constater qu'ils avaient des voisins en ces lieux perdus, et, pilleurs invétérés, ils venaient pour les surprendre.

Se voyant découverts dans leur attaque surprise, ils poussèrent d'affreux jurons et précipitèrent leur escalade.

Le regard d'Angélique tomba sur les ruches, près d'elle. Avant de s'enfuir, elle se saisit de l'une d'entre elles, et comme les flibustiers émergeaient sur le rebord du plateau, d'un geste prompt, elle lança vers eux la ruche et son essaim bourdonnant. Ils reçurent le tout en plein front et poussèrent aussitôt des cris épouvantables. Elle ne s'attarda pas à les voir se débattre contre la nuée noire et furieuse des abeilles. Tout en courant, elle avait dédaigné son couteau aiguisé. Bien lui en prit car les bandits s'étaient partagés en deux partis.

C'est ainsi qu'elle vit se dresser entre elle et la demeure de John Shapleigh une sorte de polichinelle ricanant, vêtu d'oripeaux et coiffé d'un tricorne à plumes d'autruche rouges. Il brandissait un gourdin.

Il devait être un peu ivre ou bien croyait-il qu'une femme ne pouvait en rien être redoutable. Toujours est-il qu'il se rua vers elle, et, comme elle se dérobait à son coup de bâton qui siffla dans l'air, il trébucha et vint littéralement s'empaler sur la lame effilée qu'elle brandissait de son mieux au-devant d'elle pour se défendre.

Il poussa un cri rauque et elle éprouva, un bref instant, sur elle son haleine puante de buveur de rhum aux dents gâtées. Ses mains crispées sur le corps d'Angélique se détendirent. Il faillit l'entraîner dans sa chute. Glacée d'horreur, elle le rejeta d'une bourrade, et elle le vit s'effondrer à ses pieds, les mains crispées sur son ventre. Les yeux chassieux du scélérat exprimaient un immense étonnement.