– Hé là ! Madame de Peyrac... Que faites-vous ici parmi ces damnés hérétiques ?... Ah ! Malheur sur vous !
Il entra dans la demeure ravagée où les Abénakis, ayant rassemblé leurs captifs, se livraient au pillage.
À son tour, elle le happa par les revers de son buffletin.
– La Robe Noire, cria-t-elle, je suis sûre d'avoir aperçu la Robe Noire sur la prairie avec son étendard... C'était le père d'Orgeval qui vous a conduits à l'attaque, n'est-ce pas ? Lui, savait me trouver dans ce village !...
Elle affirmait plus qu'elle n'interrogeait. Il la regardait, la bouche entrouverte, un peu ahuri. Il chercha une réponse, une excuse :
– Vous avez tué Pont-Briand, fit-il enfin, et vous bouleversez l'Acadie, vous et votre mari, par vos alliances. Il faut que nous ayons la main sur vous...
C'était donc cela.
Joffrey ! Joffrey !
On allait enlever, emmener prisonnière la femme du redoutable gentilhomme de Wapassou qui déjà régnait, par son influence extraordinaire, sur toute la terre d'Acadie. On l'emmènerait à Québec. On contraindrait Joffrey à travers elle. Elle ne le verrait plus.
– Maupertuis ? interrogea-t-elle, haletante.
– Nous les avons appréhendés, lui et son fils. Ils sont canadiens de Nouvelle-France. En un jour comme celui-ci ils devaient être avec leurs frères.
– Ont-ils participé à l'attaque avec vous ?
– Non ! Leur cas sera jugé à Québec. Ils ont servi les ennemis de la Nouvelle-France...
Comment le gagner ! Il était pur, intraitable, crédule, habile, avide, versatile, croyant aux miracles, aux saints, à la cause de Dieu et du roi de France, à la suprématie des jésuites. Une sorte d'archange saint Michel lui aussi. Il ne s'intéressait pas à elle. Il avait des ordres. Et aussi des fautes à racheter aux yeux des tout-puissants.
– Si vous croyez qu'après cela le comte de Peyrac, mon époux, va vous aider à vendre vos castors en Nouvelle-Angleterre, lui lança-t-elle, grinçant des dents. N'oubliez pas qu'il vous a avancé pour mille livres et vous a même promis une somme double s'il y avait bénéfice...
– Chut ! fit-il en pâlissant et en regardant autour de lui.
– Tirez-moi de ce mauvais pas ou je parlerai de vous sur la place publique de Québec.
– Entendons-nous, lui glissa-t-il à mi-voix, tout peut s'arranger encore. Nous sommes à l'écart du village. Je ne vous ai pas vue...
Et, tourné vers Piksarett :
– Laisse cette femme, Sagamore ! Elle n'est pas anglaise, et sa capture nous porterait malheur.
Piksarett étendit sa main rouge et huileuse et la posa sur l'épaule d'Angélique.
– Elle est ma captive, répéta-t-il d'un ton sans réplique.
– Soit, dit Angélique fébrile, je suis ta captive, je n'en disconviens pas. Tu peux me suivre où tu veux, je ne m'y opposerai pas. Mais tu ne m'emmèneras pas à Québec... que ferais-tu de moi là-bas ? « Ils » ne voudront pas me racheter puisque je suis déjà baptisée. Emmène-moi jusqu'à Gouldsboro, et là mon mari te paiera une belle rançon selon ta demande.
C'était une terrible partie de poker. Des fauves à dompter, à troubler, à persuader. Mais elle les connaissait. Les arguments les plus absurdes lui venaient aux lèvres, mais c'étaient ceux-là qui atteignaient les esprits furtifs, obscurs, qu'elle devait se concilier. Il n'était pas question de nier les droits de Piksarett sur elle. Il l'aurait plutôt abattue d'un coup de tomahawk immédiat pour les affirmer, mais elle le savait libre, capricieux, absolument indépendant de ses alliés canadiens et, privé de la gloire de gagner une âme au paradis de ses chers Français, puisqu'elle était baptisée, il hésitait, doutant maintenant de l'importance de sa capture. Il fallait le décider avant que d'autres Français qui savaient ce qu'ils voulaient gagner avec Mme de Peyrac, que le terrible jésuite lui-même, qui sait, apparussent au tournant du chemin. Et puisque l'Aubignière, par chance, était... complice.
Des brandons enflammés commencèrent à leur tomber sur la tête car, tandis qu'ils discutaient, les Abénakis de Piksarett, fourrant leurs torches méthodiquement un peu partout, avaient mis le feu à la bergerie.
– Venez ! Venez donc, les pressa Angélique en les poussant au-dehors.
Elle aida à se relever quelques-uns des Anglais blessés ou hébétés.
– Oh ! Mon Dieu, les enfants !...
Elle revint en arrière, souleva le couvercle de la grande chaudière et en sortit, l'un après l'autre, les moutards muets d'effroi. La découverte de cette cachette incongrue provoqua l'hilarité des Indiens présents. Ils se tordaient de rire en se tapant sur les cuisses et se montraient le spectacle du doigt.
La chaleur devenait intolérable.
Une poutre craqua et s'effondra à demi dans une gerbe d'étincelles. Toute la compagnie se transporta en courant au-dehors, dans la cour, enjambant cadavres et débris.
La vue des arbres proches, du ravin ombreux de la forêt, éperonna le désir de fuite irrésistible d'Angélique. Les instants étaient comptés.
– Laisse-moi partir vers la mer, Sagamore, dit-elle à Piksarett, ou tes ancêtres t'en voudront d'avoir si peu de considération pour moi. Eux, savent que mes génies particuliers ne méritent pas qu'on les traite avec mépris et légèreté. Tu commettrais une lourde erreur en me conduisant à Québec. En revanche, tu ne regretteras pas de venir avec moi.
Le visage crispé du grand Abénakis prouvait que son esprit était l'arène d'un débat fort confus. Angélique ne lui laissait pas le temps d'en débrouiller l'écheveau.
– Veillez à ce que l'on ne nous poursuive pas. Témoignez que je n'étais pas dans ce village, dit-elle à Trois-Doigts, lui aussi assez bousculé par les événements et l'autorité sans appel d'Angélique. Nous saurons vous en être reconnaissants. Mon fils Cantor, savez-vous où il est ? L'avez-vous capturé ?
– Je vous jure sur le Saint-Sacrement que nous ne l'avons point vu.
– En avant donc, dit-elle. Moi, je pars. Come on ! Come on !8
– Hé là ! s'écria Piksarett, voyant qu'elle rassemblait les Anglais survivants de la bergerie, ceux-là appartiennent à mes guerriers...
– Eh bien ! Qu'ils viennent aussi. Mais seulement les maîtres des captifs.
Trois grands escogriffes emplumés se précipitèrent avec des exclamations en avant, mais un ordre brutal de Piksarett suspendit leur élan.
Le temps pour Angélique d'attraper un enfant sur le bras, d'entraîner une femme avec elle, de pousser devant elle le colossal Thomas Patridge titubant et aveuglé par le sang.
– Adhémar, par ici ! Donne la main à ce petit garçon. Ne le lâche pas surtout. Courage, miss Pidgeon !
Elle dévalait la pente, tournant le dos au village détruit qui flambait, les entraînant vers la liberté comme jadis, comme toujours, à La Rochelle, en Poitou, et plus loin encore, dans la nuit de son enfance fuyant, fuyant devant elle avec un troupeau de déshérités qu'elle arrachait à la mort.
Et ce soir-là l'âme de la vieille Sarah était en elle tandis qu'elle plongeait sous les ramures, s'engouffrait dans le silence des arbres ténébreux avec les Anglais survivants de Brunschwick-Falls. Sur leurs traces s'étaient élancés Piksarett et les trois Indiens qui considéraient les Anglais comme leur appartenant. Ils les suivaient à longues foulées, mais sans les rejoindre et en conservant une certaine distance.
Ce n'était pas une poursuite.
Angélique le savait, le sentait et, à mesure qu'ils s'éloignaient tous du village maudit, les craignait moins, discernait qu'ils perdaient de leur tension guerrière et hystérique. Sa conduite était une énigme pour les Anglais, qui chaque fois qu'ils se retournaient geignaient que les sauvages les poursuivaient.
– Ne craignez rien, leur répondait Angélique, ils ne sont plus que quatre au lieu d'être cent. Et je suis avec vous. Ils ne vous feront plus de mal. Je les connais. Ne craignez rien. Marchez ! Marchez seulement.
Les pensées de Piksarett lui étaient alors aussi claires et nettes que si elle les avait elle-même formulées avec une cervelle sauvage.
Puéril, il aimait l'inédit, la nouveauté, l'insolite.
Superstitieux, les génies particuliers d'Angélique l'amusaient et l'effrayaient à la fois.
Intrigué, il marchait sur ses pas, calmait d'un mot ses guerriers impatients, curieux de savoir ce qui allait se passer maintenant, et de quelle sorte étaient ces esprits malins, fugaces et indomptables qu'il avait vu danser en étincelles vertes dans les yeux de la femme blanche. Plus loin, en contrebas, l'eau calme de la rivière Androscoggi brilla entre les branches. Des canots étaient échoués sur la rive.
Ils y montèrent et commencèrent à descendre le courant vers la mer.
Chapitre 8
La nuit... Au pied de la chute d'eau, dans la nuit où s'éteignaient et s'allumaient des lucioles, nuit chaude ronflante du cri des batraciens, et où rôdait une odeur d'incendie, les Européens prirent un peu de repos. Serrés les uns contre les autres, près des canoës d'écorces, grelottant malgré la température clémente, certains priant, d'autres gémissant tout bas...
Ils attendirent l'aube.
Il y avait, parmi ceux qu'Angélique avait emmenés hors de la bergerie en flammes et arrachés à leur sort de captifs, le laboureur Stougton, sa femme et leur bébé et toute la famille Corwin au complet. Béni soit le Seigneur ! Qu'y a-t-il de plus affreux que de sauver sa vie en laissant derrière soi celle d'un être aimé ?... Les deux valets de Corwin et la servante avaient suivi aussi.
Rose-Ann se blottissait contre Angélique, et de l'autre côté il y avait Adhémar, qui en aurait bien fait autant et ne la quittait pas d'un pouce.
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