Et là, debout devant cette femme altière qui la dépassait d'une tête, solide, sévère comme le roc et qui parlait soudain avec une indépendance légère, Angélique éprouva la même impression d'irréalité que tantôt, un doute d'être là, la sensation du décor qui vacille, du sol qui se dérobe sous les pieds. Et le réveil qui est proche et qui ne vient pas...

Rien ! La nature immobile, lourde de senteurs et de bourdonnements d'abeilles. Sarah William sortit du massif de roses trémières, effleura d'un doigt caressant leurs hampes nouées de vert, de rose et de blanc pur.

– Les voilà heureuses, murmura-t-elle.

Elle poussa la barrière, s'approcha d'Angélique. Elle retira son gant, le mit dans Une grande poche suspendue à sa ceinture avec quelques petits instruments de jardinage. Ce faisant, son regard ne quittait pas le visage de la femme étrangère qui, hier, lui avait ramené sa petitefille.

– Avez-vous rencontré le roi Louis XIV de France ? interrogea-t-elle. L'avez-vous approché ? Oui, cela se sent. Le reflet du Soleil reste sur vous. Ah ! Ces femmes françaises, que de grâces !

... Allez, marchez, marchez, fit-elle avec un geste qui l'écartait, marchez un peu devant moi...

(Son curieux sourire en coin s'accentuait, comme gonflé d'une gaieté prête à éclater.)

– Moi aussi, je deviens comme les enfants. J'aime ce qui est vif à l'œil, ce qui a de la grâce, de la fraîcheur...

Angélique fit quelques pas comme la vieille femme le lui enjoignait, et elle se retourna. Son regard vert interrogeait et elle avait à son insu une expression enfantine. La vieille Sarah William la fascinait. Debout au milieu du chemin – ce seul chemin à la fois rue, route, sentier, qui allait de la forêt à la « meeting-house », sur la colline, en traversant tout le hameau – recevant sur elle l'ombre des grands ormes dont le reflet des feuillages blêmissait encore ses joues couleur de cire, la grande femme anglaise se tenait campée, un poing sur la hanche, si droite, le cou si long et plein d'élégance, hors de la petite fraise godronnée, que n'importe quelle reine lui eût envié son maintien. Sa taille, étroite et resserrée par de sévères corsets, repartait en arrondis sous l'apport d'un vertugadin, sorte de bourrelet de velours noir, posé en ceinture autour des hanches. Mode du début du siècle, qu'Angélique avait vu porter à sa mère et à ses tantes. Mais le manteau de robe noir, troussé sur la seconde jupe d'un sombre violet aubergine, était plus court que jadis, et, le retenant un peu du poing contre sa taille, Mrs William ne craignait pas de révéler qu'elle était chaussée de bottes cavalières, noires aussi, fines pourtant, avec lesquelles elle devait se sentir plus à l'aise pour parcourir les chemins ou les prés détrempés.

« Comme cette femme a dû être belle autrefois ! » pensa Angélique. Elle lui ressemblerait peut-être un jour... Elle se voyait assez bien ainsi bottée, parcourant ses domaines d'un pas vif et altier. Un peu redoutée, sûre d'elle-même, libérée, et le cœur en fête à la seule vue d'une prairie en fleurs ou d'un petit enfant s'asseyant à ses premiers pas. Elle serait sans doute moins raide, moins rude. Mais Mrs William était-elle si rude ?... Elle s'avançait, et son visage aux traits lourds et retombés mais empreints d'harmonie s'exposait à la lumière d'émeraude du sous-bois et trahissait un sentiment de bonheur inoubliable. Elle s'arrêta auprès d'Angélique, changea subitement d'expression.

– Ne sentez-vous pas l'odeur du sauvage ? fit-elle tandis que ses sourcils encore sombres se fronçaient et qu'elle retrouvait son visage hiératique et intimidant. Elle disait : « The red-man »...

Effroi et répulsion se glissaient dans sa voix.

– Ne sentez-vous pas ?

– Non, vraiment, fit Angélique.

Mais elle frissonna malgré elle. Et pourtant jamais l'air ne lui avait paru si parfumé que sur ces hauteurs où les senteurs des chèvrefeuilles et des lianes venaient se mêler à celles des jardins en fleurs où lilas et miel dominaient.

– Je la sens souvent cette odeur, trop souvent, dit Sarah William en secouant la tête comme se reprochant quelque chose. Je la sens toujours. Elle est mêlée à toute ma vie. Elle me hante. Et pourtant il y a longtemps que je n'ai plus eu l'occasion de faire le coup de feu avec Benjamin pour défendre notre demeure contre ces serpents rouges.

« Lorsque j'étais enfant... et plus tard lorsque nous habitions cette cabane près de Wells...

Elle s'interrompit, hocha la tête derechef, renonçant à évoquer ces souvenirs de peur et de luttes, tous semblables.

– Il y avait la mer... On pouvait encore s'enfuir en dernier ressort. Ici, il n'y a pas la mer...

Encore quelques pas.

– N'est-ce pas très beau ici ? dit la voix qui cessait d'être péremptoire.

La petite Rose-Ann, agenouillée dans l'herbe, cueillait des ancolies couleur de corail.

– Newehewanik, murmura la vieille femme.

– Terre de printemps, dit Angélique.

– Vous savez donc aussi ? interrogea l'Anglaise en la regardant avec vivacité.

De nouveau, ses yeux, intensément noirs sous la paupière ombrée, fixaient Angélique l'étrangère, la Française, paraissaient essayer de lire en elle, de deviner quelque chose, de découvrir une réponse, une explication.

– L'Amérique ? dit-elle. Ainsi, c'est vrai, vous l'aimez ?... Pourtant, vous êtes si jeune...

– Je ne suis pas si jeune que cela, protesta Angélique. Sachez que mon fils aîné a dix-sept ans et que...

Le rire de la vieille Sarah l'interrompit. C'était la première fois qu'elle riait. Un rire frêle, spontané, presque un rire de petite fille, qui découvrit des dents hautes, un peu chevalines, mais saines et parfaites.

– Oh ! Si, vous êtes jeune, répéta-t-elle. Peuh ! Vous n'avez pas vécu, ma chère !...

– Vraiment ?

Angélique était presque fâchée. Certes, les quelque vingt-cinq années supplémentaires par lesquelles Mrs William l'emportait sur elle autorisaient peut-être celle-ci à se montrer condescendante, mais Angélique estimait que son destin n'avait été ni si court ni si morne qu'elle ne puisse prétendre savoir ce que c'était que « la vie »...

– Votre vie est neuve ! affirma Mrs William d'un ton sans réplique. Elle commence à peine !

– Vraiment !

– Votre accent est charmant quand vous dites : vraiment. Ah ! Ces femmes françaises, comme elles sont heureuses ! Vous êtes comme une flamme qui commence à pétiller et à grandir avec assurance dans un monde de ténèbres qui ne vous effraie plus !... C'est maintenant seulement que vous commencez à vivre, ne le sentez-vous pas ? Quand on est une très jeune femme, on À tout le poids de sa vie à construire, des preuves à donner... C'est écrasant ! Et l'on est seule pour assumer tout cela... Dès l'enfance quittée, qu'y a-t-il de plus solitaire qu'une jeune femme ?... À quarante, cinquante ans, l'on peut commencer de vivre ! Les preuves ont été données ! N'en parlons plus. L'on redevient libre comme les enfants, l'on se retrouve soi-même... Je crois n'avoir connu plus grande satisfaction que le jour où je constatai que la jeunesse me quittait, me quittait enfin, soupira-t-elle. Mon âme m'a paru soudain légère, mon cœur devenait plus doux et plus sensible et mes yeux voyaient le monde. Dieu lui-même me sembla amical. J'étais toujours seule, mais j'en avais pris l'habitude. J'achetais à un colporteur qui passait deux coiffes de dentelle parmi les plus belles, et ni les colères du pasteur ni la réprobation de Ben ne purent me faire céder. Je les portais désormais.

Elle rit encore, avec malice. Sa main effleura la joue d'Angélique comme elle l'eût fait d'une enfant. Angélique oubliait qu'il lui fallait partir ! Le soleil semblait s'être attardé dans sa course et reposait comme une grosse fleur épanouie, très jaune encore, sur un lit de petits nuages blancs et duveteux, au-dessus de l'horizon.

Elle écoutait Mrs William.

Celle-ci lui prit le bras et elles marchèrent encore avec lenteur vers le village. Le gros des maisons restait à demi caché par le tournant et la dénivellation du terrain, mais une buée cristalline semblait s'en élever, venue du ruisseau qui coulait au pied des maisons.

– Vous aimez ce pays, madame, n'est-ce pas ? reprit Mrs William. C'est signe de bonne race. Sa beauté est si grande. Je ne l'ai point connu autant que je l'aurais voulu. Vous, vous le connaîtrez mieux que moi. Lorsque j'étais jeune, je souffrais de cette existence misérable et dangereuse sur nos rivages. J'aurais voulu aller à Londres, dont nous parlaient les marins ou nos pères. Je l'avais quitté lorsque j'avais six ans. J'ai encore le souvenir de ses clochetons pressés, de ses ruelles étroites comme des ravines où grinçaient des carrosses. Jeune fille, je rêvais de m'enfuir, de retourner vers le Vieux Monde. La peur d'être damnée, seule m'en empêcha. Non, fit-elle comme répondant à une réflexion qu'aurait émise Angélique, non je n'étais pas belle en ma jeunesse. C'est maintenant que je suis belle. J'ai atteint le temps de ma signification. Mais lorsque j'étais jeune j'étais maigre, trop longue, éteinte, pâle, vraiment laide. J'ai toujours été reconnaissante à Ben de n'avoir pas reculé à m'épouser, en échange du lot de terrains et du sloop à pêcher la morue qu'il voulait obtenir de mon père. Ainsi ses propres terres avec une petite crique étaient valorisées car elles étaient voisines des nôtres. C'était une bonne affaire pour lui. Il devait m'épouser, il n'a pas reculé.

Elle eut un clin d'œil vers Angélique.

– Il n'a pas regretté non plus, je crois.

Elle rit doucement.

– Mais en ce temps-là je n'aurais même pas allumé une lueur d'intérêt dans les yeux de ces pirates qui débarquaient près de nos établissements pour échanger leur rhum et leurs étoffes pillées aux Caraïbes avec nos vivres frais. C'étaient des gentilshommes d'aventures, souvent des Français. Je revois leurs visages tannés de forbans, leurs tenues extravagantes, près de nos robes sombres et nos cols blancs. Ils ne nous auraient fait aucun mal à nous qui étions pauvres comme Job. Ils étaient contents de rencontrer des Blancs sur cette côte sauvage, de manger les légumes et les fruits que nous avions fait pousser. Eux, qui étaient sans foi ni loi, et nous, qui étions pieux plus que de raison, nous nous sentions de la même race, des abandonnés du bout du monde...