Sur l'esplanade où ils arrivaient, devant la meeting-house, il y avait un échafaud supportant une sorte de pupitre percé de trois trous, celui du milieu étant le plus grand. Le trou pour la tête, expliqua Cantor, alors que les deux autres retenaient seulement les poignets. C'était le pilori, où l'on exposait les coupables. L'appareil barbare était flanqué d'un écriteau où devaient s'inscrire le nom de l'exposé et les motifs de la condamnation. Un poteau où l'on fouettait complétait l'équipement judiciaire de la petite colonie puritaine. Heureusement, ce matin, l'estrade du pilori était vide.

Cependant, le révérend Patridge laissa prévoir dans son sermon qu'il se garnirait peut-être prochainement.

Assise parmi les fidèles immobiles, personnages de cire, Angélique apprit que l'élégance qu'elle avait remarquée aujourd'hui n'était pas due à un désir licite d'honorer le jour du Seigneur, mais à un vent de folie qui semblait souffler soudain sur les ouailles indisciplinées du ministre. Ouragan d'origine étrangère... Il ne fallait pas chercher bien loin l'inspiration de ces désordres puisqu'elle venait tout droit d'une religion semi-orientale dont le dévoiement au cours des siècles avait failli, sous la houlette de chefs voués au démon, entraîner l'humanité tout entière à sa perdition. Suivait une nomenclature historique où les noms de Clément et Alexandre, papes, se mêlaient étroitement à ceux d'Astaroth, d'Asmodée et de Bélial. Angélique comprenait assez bien l'anglais pour discerner que le tonitruant pasteur traitait le pape actuel tour à tour d'Antéchrist et de Belzébuth et trouvait qu'il exagérait quelque peu dans ses transports.

Cela lui rappelait des souvenirs de jeunesse, leurs querelles avec les petits paysans huguenots, et ces fermes hérétiques, en Poitou, qu'on se montrait avec réprobation, séparées des communautés catholiques, avec leurs tombes solitaires près d'un cyprès. Mais une droiture naïve et brutale qui ignorait les fines nuances du tact et n'avait pas le sens du ridicule caractérisait ces bonnes gens.

Thomas Patridge rappelait que les attributs de la gracieuseté sont parmi les plus évanescents et ceux qui disparaissent le plus vite.

Il s'emporta contre les chevelures trop longues, tant chez les hommes que chez les femmes. Trop de brossages, bouclages immodestes. Damnables, idolâtres.

– Berthos ! Berthos ! clama-t-il.

On se demandait quel démon il invoquait encore, mais ce n'était que le sacristain qu'il rappelait à l'ordre, le chargeant d'aller réveiller un insolent qui s'était endormi malgré ses clameurs.

Berthos, un gnome aux cheveux coupés rond, bondit, armé de sa longue baguette garnie d'un pied-de-biche et d'une plume et vint assener un coup violent sur la tête du dormeur. La plume était là pour remplir le même office près des dames, mais plus délicatement, en la passant sous leur nez si un trop long sermon les inclinait à la somnolence.

– Malheureux ! Malheureuses ! reprit le ministre d'une voix lugubre, vous me faites songer dans votre inconscience à ces gens de Lariche dont parle la Bible, qui refusaient de s'occuper de leur salut et de leur défense alors que leurs ennemis les Danites aiguisaient leurs couteaux et s'apprêtaient à les égorger. Eux, ils riaient, ils dansaient, ils croyaient qu'ils n'avaient plus d'ennemis au monde, ils ne voulaient pas VOIR ce qui s'annonçait, ne prenaient aucune mesure de prudence.

– Pardon, je proteste, s'écria le vieux Benjamin William en se dressant tout droit, n'allez pas dire que je ne veille pas au salut des miens ! J'ai écrit un message au gouvernement du Massachusetts en demandant que Leurs Honneurs veuillent bien nous envoyer huit à dix hommes robustes et alertes pour nous protéger pendant les moissons...

– Trop tard ! rugit le ministre, enragé de cette interruption. Lorsque l'âme n'est pas sanctifiée, les précautions des hommes ne servent de rien. Ainsi, je vous prédis : aux moissons vous ne serez plus ! Demain peut-être, que dis-je : ce soir même, combien d'entre vous seront morts !

Les Indiens sont dans la forêt alentour, prêts à vous égorger ! Je les vois, je les entends aiguiser leurs couteaux à scalper. Oui, je vois, je vois briller à leurs mains un sang rouge, le vôtre... et le vôtre, hurla-t-il en tendant un index brusque vers certains qui pâlirent. L'assistance, cette fois, était pétrifiée de terreur.

Aux côtés d'Angélique, une frêle petite vieille, qui s'appelait Élizabeth Pidgeon et qui s'occupait d'instruire les petites filles de l'endroit, tremblait de tous ses membres.

– Car le rouge n'est pas la couleur de la joie, déclama Thomas Patridge d'une voix lugubre en fixant Angélique, mais c'est la couleur de la calamité, et vous l'avez introduit parmi vous, insensés ! Et bientôt vous entendrez la voix du Tout-Puissant résonner dans la nue et vous dire : « Tu as préféré les plaisirs de ce monde à la joie de contempler ma face. Eh bien, va, retire-toi à jamais de moi ! » Et vous sombrerez à jamais dans les ténèbres de l'Enfer, dans le gouffre insondable et obscur, à jamais... Jamais, jamais... JAMAIS !

Tout le monde frissonnait. On sortait en hésitant sur l'esplanade ensoleillée, poursuivi par les échos de la voix implacable et caverneuse :

For ever !... For ever !... For EVER !6

Chapitre 6

– On en aura entendu parler, de cette robe rouge, maugréa Angélique.

La sérénité d'un repas dominical accompagné des versets de la Bible ne parvenait pas à dissiper le malaise créé par le sermon du pasteur. Après le déjeuner, Angélique s'attarda dans le jardin d'herbes à détailler les espèces plantées, à les écraser entre les doigts afin d'en reconnaître les parfums. L'air surchauffé bourdonnait de la ronde active des abeilles.

L'impatience de revoir Joffrey la saisit. Le monde lui semblait vide. Et sa présence à elle dans ce village anglais lui parut bizarre, intolérable, comme lorsqu'en un rêve on commence à se demander ce qu'on fait en tel endroit et à saisir qu'il y a quelque chose de suspect, qui ne s'explique pas.

– Mais que fait donc Maupertuis ? cria-t-elle à Cantor. Regarde ! Regarde donc ! Le soleil décline. Et il n'est pas encore revenu de la forêt avec les chevaux !

– J'y vais, jeta Cantor, qui se dirigea aussitôt d'un pas délié vers l'extrémité du village.

Elle le voyait avancer vers l'écran de verdure qui cernait tout alentour. Elle fut sur le point de le retenir, de lui crier : « Non, n'y va, pas, Cantor ! Cantor, mon fils, ne va pas dans la forêt... »

Mais il disparut au tournant du chemin qui conduisait à la bergerie, dernière maison du village, avant d'atteindre la forêt.

Elle rentra dans la demeure de Benjamin, monta l'escalier et boucla vivement son sac de cuir, prit ses armes, jeta son manteau sur ses épaules, coiffa son feutre, redescendit. Des servantes, près des fenêtres, assises, ne faisaient rien, rêvaient ou priaient. Elle ne voulut pas troubler leur méditation, passa devant elles et sortit dans la rue herbeuse de la colonie. La petite Rose-Ann courait derrière elle, dans sa robe rouge.

– Oh ! Ne pas partir, chère dame, murmura-t-elle dans son français maladroit en la rejoignant.

– Ma chérie, je dois partir maintenant, fit Angélique sans ralentir le pas. Je n'ai que trop tardé. Je ne sais comme le temps passe ici, un dimanche, mais je devrais déjà être sur la côte où le navire m'attend... Il se fait si tard, que nous n'y parviendrons pas avant l'aube...

Touchante d'affection et de sollicitude, la petite Anglaise essayait de lui prendre son sac pour le lui porter.

Elles gravirent la côte ensemble et tournèrent un peu avant d'apercevoir les dernières maisons du hameau, les plus petites et les plus pauvres, bâties de rondins et chapeautées d'herbes ou d'écorces, puis au loin la dernière. La grande bergerie. Auparavant, il y avait encore une grange entreposant du maïs, celle où les Français avaient passé leur nuit et où Adhémar devait, pour l'heure, cuver ses terreurs. Puis le cottage de miss Pidgeon, la maîtresse d'école, entouré d'un fouillis de fleurs. Isolée, à l'écart, la solide bergerie avec son pignon, sa girouette, était une belle demeure au milieu de ses pacages cernés de barrières. Au delà, plongeait le ravin d'où ils étaient montés hier au soir. Quelques champs labourés au versant de la côte, puis l'univers des arbres, des eaux bondissantes et des roches abruptes : la forêt.

Dans le jardin de miss Pidgeon, le buste altier de Mrs William, la grand-mère de Rose-Ann, émergeait des roses trémières dont elle épluchait d'un doigt alerte les pétales fanés. Elle fit un geste d'appel impératif vers Angélique. Celle-ci posa son sac et s'approcha pour prendre congé.

– Voyez ces roses, dit Mrs William. Doivent-elles souffrir parce que c'est le jour du Seigneur ? J'ai eu encore droit à la semonce de notre révérend. Mais je l'ai fait taire. Nous avons eu notre compte pour aujourd'hui...

D'un geste de l'index ganté d'un doigtier de cuir, elle indiquait la maisonnette derrière elle.

– Il est là, à entretenir Élizabeth de ses fins dernières, la pauvre créature !

Elle reprit d'une main alerte sa besogne. Son œil aigu sous la lourde paupière mauve vira encore, vrilla, tandis qu'un coin de ses lèvres maussades, se relevait dans une sorte de demi– Anne et Serge Golon. La tentation d'Angélique sourire.

– Peut-être aurai-je droit au pilori, fit-elle. Et l'on écrira sur l'enseigne : « Pour avoir trop aimé les roses ! »

Angélique la regardait, souriant aussi, un peu déconcertée. Depuis la veille, où elle s'était trouvée pour la première fois devant la rigoriste aïeule, celle-ci semblait s'être amusée à se montrer à diverses reprises sous un aspect inattendu. Angélique ne savait plus que penser d'elle. À l'instant, elle ne savait si Mrs William se moquait, plaisantait, provoquait ou si elle-même, Angélique, interprétait mal les paroles anglaises. L'idée l'effleura que l'honorable puritaine avait peut-être un léger penchant pour les boissons fortes, gin ou rhum, ce qui pouvait la mettre, par moments, d'humeur facétieuse, mais elle chassa vite cette pensée comme incongrue, monstrueuse. Non, c'était autre chose. Une sorte de griserie peut-être, mais inconsciente, venue d'une source très pure.