On avait extrait de dessous le lit un cadre de bois avec des sangles sur lesquelles on jetait une paillasse. Le lit de l'enfant à l'abri de celui des parents. Rose-Ann y reposait encore cette dernière nuit.

Angélique retrouva le sommeil presque aussitôt.

Lorsqu'elle ouvrit les yeux de nouveau, le ciel était réséda au-dessus de la frise sombre et harmonieuse des ormes sur la colline, et le chant de la grive-ermite, d'une solennelle douceur, avait remplacé celui, plaintif, de l'engoulevent. Le parfum des jardinets et celui des lilas contre les murs de bardeaux chassaient les effluves nocturnes et forestiers. Courges et citrouilles, au pied des maisons, dans l'herbe, à l'abri de leurs feuilles festonnées, brillaient comme des émaux sous l'abondante rosée matinale. Le parfum des lilas, dans les jardinets ou contre les murs de bardeaux, avait une nouvelle fraîcheur dans l'air imprégné de rosée.

Derechef, Angélique s'accouda à la petite fenêtre. Les silhouettes biscornues des maisons de bois sortaient une à une des brumes matinales, avec leurs toits en croupe aux pans rompus ou inégaux, certain côté descendant jusqu'au sol ou peu s'en faut, « boîtes à sel », avec leurs pignons, leurs étages en encorbellement, leur cheminée de briques plantée en plein milieu de l'arête du toit, larges et solides, à la façon des manoirs élisabéthains. La plupart bâties dans le pin blanc, ces demeures prenaient des reflets argentés sous la lumière montante. Certaines granges étaient de rondins, coiffées de paille, mais l'ensemble du village respirait une harmonie cossue.

Des chandelles s'allumaient derrière les petits carreaux en losange sertis de plomb des fenêtres sans volets. Tout un confort venu du soin, de l'attention que l'on porte à la vie, et au temps précieux que rien ne doit gâcher, se révélait. La vie d'un établissement dans ces vallées isolées n'était-elle pas faite de détails infimes et nécessaires ? Ainsi les jardins chatoyants devaient partout surgir, moins pour le plaisir de l'âme et des yeux que pour contenir à profusion plantes médicinales, potagères et aromatiques. Angélique, surprise, séduite, s'interrogeait sur cette race d'Anglais habitués à ne compter que sur eux-mêmes et qui commençaient de s'éveiller avec des invocations aux lèvres, êtres si différents de ceux qu'elle avait coutume de côtoyer. Poussés vers l'Amérique par le goût farouche et inaltérable de prier à leur façon, et la nécessité de trouver un bout de terre pour ce faire, ils emportaient avec eux un Dieu à leur image qui défendait les spectacles, la musique, les cartes et les robes écarlates, tout ce qui n'était pas le Travail et le Prêche. C'est dans la rectitude du travail bien fait et productif qu'ils puisaient l'exaltation de la saveur de vivre. Le sentiment de la perfection leur tenait lieu de jouissance et la douceur du home de sensualité.

Mais le doute et l'inquiétude ne cessaient de brûler en eux comme la chandelle allumée dans la maison d'un mort. Le pays, le climat y aidaient. Élevés sur des rivages déserts entre les appels dolents de la mer et du vent et les senteurs païennes de la forêt, les prêches terrifiants de leurs pasteurs les maintenaient dans une vulnérabilité pathétique. Leur théologie ayant supprimé les saints et les anges, il ne leur restait plus que les démons. Ils en voyaient partout. Ils en connaissaient toutes les hiérarchies, depuis les petits génies aux ongles aigus qui percent les sacs de graines jusqu'aux principautés redoutables, couronnées de noms cabalistiques.

Et pourtant la beauté du pays où l'Éternel les avait conduits plaidait pour les Anges. Ainsi écartelés entre la douceur et la violence, le lilas et la ronce, l'ambition et le renoncement, ils n'avaient le droit de vivre que dans la préoccupation constante de leur mort. Encore n'en étaient-ils pas assez imprégnés, estimait le révérend Patridge. Et cela se fit sentir de façon éclatante dans son sermon de ce dimanche-là. Angélique, penchée à la fenêtre, s'était étonnée de voir le jour se lever et s'établir sans aucun remue-ménage. Personne ne sortait des maisons, à part quelques femmes allant chercher de l'eau à la rivière, et elles le faisaient sans hâte.

Or, c'était un dimanche. Un dimanche ! Pour les catholiques aussi, comme le lui rappela d'une voix pleurarde Adhémar venu la héler sous ses fenêtres.

– Nous fêtons aujourd'hui Saint Antoine de Padoue, madame.

– Qu'il vous fasse retrouver votre tête ou votre courage égaré ! rétorqua Angélique, le saint français ayant la réputation d'aider à retrouver les objets perdus.

Le Français ne prit pas la chose en riant.

– C'est une grande fête en Canada, madame. Et moi, au lieu d'être là-bas à suivre une belle procession dans une bonne et sainte ville française, je me trouve ici, aux quatre cents diables, en plein milieu d'hérétiques qui ont crucifié Notre-Seigneur. Je serai puni, pour sûr ! Il va arriver quelque chose, je le sens...

– Taisez-vous donc, lui souffla Angélique, et rentrez votre chapelet. La vue de cet objet incommode les protestants.

Mais Adhémar continuait de serrer convulsivement son rosaire et d'implorer en marmonnant à mi-voix la protection de la Sainte Vierge et des Saints, et d'être suivi d'une nuée de petits puritains, toujours muets, et les chaussures particulièrement reluisantes en ce jour, et les yeux écarquillés sous leurs chapeaux ronds ou leurs bonnets noirs. La venue de ce dimanche, que le groupe des Français avait eu l'inconséquence de ne pas prévoir, contrariait leurs projets de départ.

Tout s'arrêtait. Il n'était pas question de s'agiter à des préparatifs. On eût fort scandalisé la population.

Et le vieux Shapleigh, qui traversa le village, son sac et son tromblon sur l'épaule, et se dirigeant ostensiblement vers la forêt suivi de son Indien, fut escorté de regards noirs, de murmures, et même de gestes menaçants. Il ne s'en souciait pas, toujours ricanant et sardonique. Angélique envia son indépendance.

Le vieillard lui avait inspiré la même confiance que jadis le remarquable Savary. Occupé de science, il y avait longtemps qu'il avait rejeté les préjugés de ses coreligionnaires qui eussent pu entraver la satisfaction de sa marotte. Et quand, dans la forêt, il faisait un petit tour de danse sur lui-même en agitant ses doigts pâles et déliés, c'était qu'il venait de discerner quelques fleurs et bourgeons dans les feuillages, qu'il se les désignait, les nommant de leurs noms latins en repérant leur emplacement.

Angélique n'avait-elle pas le même comportement lorsqu'elle partait à la cueillette des « simples » dans les bois de Wapassou ?

Le vieux Shapleigh et elle s'étaient reconnus.

Elle déplora de le voir s'éloigner et disparaître, plongeant avec l'Indien dans le ravin ombreux qui conduisait à la rivière Androscoggi.

Une cloche tintait sur la colline. Les fidèles se mirent en marche vers la « meeting-house » fortifiée qui se dressait au sommet du village dans l'encadrement des ormes. La maison de réunion, c'était l'église ici, mais édifice civil autant que religieux. Bâtie en planches, elle ne se distinguait des autres édifices que par un petit beffroi pointu où se balançait la cloche, et par sa forme carrée. Car c'était en même temps un fortin où, en cas d'irruption indienne, on pouvait se réfugier et qui, à l'étage supérieur, abritait deux couleuvrines dont les gueules noires, surgissant aux meurtrières, encadraient le beffroi, symbole de paix et de prières.

Là, les gens de Brunschwick-Falls, à l'instar des pères de la Nouvelle-Angleterre, venaient tenir leurs assemblées, louer le Seigneur, lire la Bible, régler les affaires de la colonie, admonester et se faire admonester, condamner son voisin et se faire condamner. Dieu étant mêlé d'ailleurs à toutes ces besognes.

Angélique hésitait à suivre l'austère compagnie. Un vieux reste d'éducation catholique lui laissait une gêne à la pensée de pénétrer dans un temple hérétique. Péché mortel, danger incommensurable pour l'âme du fidèle. Réflexes plongeant leurs racines dans l'enfance impressionnable.

– Mettrai-je ma robe rouge ? interrogeait la petite Rose-Ann.

Montant vers l'église avec l'enfant, Angélique voyait que les habitants de Brunschwick-Falls semblaient s'être relâchés en l'honneur du Seigneur de leur sévérité vestimentaire. S'il n'y avait pas d'autres robes rouges comme celle qu'elle avait confectionnée à Rose-Ann, il y avait des robes roses, des robes blanches ou bleues parmi les fillettes. Bonnets de dentelle, rubans de satin, chapeaux à hautes coiffes noires et large bord, ornés d'une boucle d'argent ou d'une plume et que les femmes portaient sur leur coiffe aux petits revers brodés. Une mode anglaise, mais fort gracieuse et pratique et qu'Angélique avait pour sa part adoptée lorsqu'elle avait commencé à pérégriner sur la terre d'Amérique. Elégance discrète, mais accordée à la sagesse des maisons claires, panachées de lilas, et à la douceur du ciel, couleur de fleur de lin.

C'était un beau dimanche à Newehewanik – la terre du printemps.

Sur le passage d'Angélique, les habitants essayaient un doux sourire et une petite inclinaison de tête. Et, la voyant suivre le sentier de l'église, ils lui emboîtaient le pas, heureux qu'elle fût leur hôte ce matin-là.

Cantor rejoignit sa mère.

– Je sens que nous ne pouvons parler de notre départ. Ce serait malséant, lui dit Angélique. Pourtant, le navire de ton père nous attend à l'embouchure du Kennebec, ce soir, au plus tard demain.

– Peut-être après le prêche pourrons-nous prendre congé ? Aujourd'hui, les bêtes restent dans le pré sous la garde d'un seul berger. Les veaux ont le droit de téter leur mère. On réduit ainsi le travail en supprimant la traite du lait. Et c'est le repos pour tout le monde. J'ai vu tout à l'heure Maupertuis. Il conduisait nos chevaux à la rivière. Il a dit qu'il va les laisser brouter en les surveillant avec son fils, puis il les ramènera vers l'heure de midi. Alors nous prendrons la route, quitte à camper la nuit en forêt.