Ces concessions mutuelles ayant été consenties, les William et leurs hôtes se retrouvèrent autour de la table, servie pour le repas du soir.

Maupertuis et son fils avaient fait porter l'annonce qu'ils étaient reçus par un membre de la communauté avec lequel ils avaient traité naguère certaines affaires de fourrures au cours d'un voyage à Salem.

Adhémar errait comme une âme en peine par les sentiers herbeux de la colonie suivi d'une nuée de petits puritains curieux qui de temps en temps touchaient d'un doigt effrayé son uniforme bleu de soldat du roi de France et son mousquet pendu au bout de son bras découragé.

– La forêt est pleine de sauvages, gémissait-il, je les sens autour de nous.

Angélique vint le chercher.

– Mais voyons, Adhémar, nous n'avons pas rencontré âme qui vive de la journée ! Venez donc vous restaurer.

– Moi, m'asseoir au milieu de ces hérétiques, qui haïssent la Vierge Marie ? Ça, jamais !...

Il resta devant la porte, écrasant les moustiques sur ses joues et supputant les malheurs qui le guettaient partout dans cet horrible pays : soit les sauvages, soit les Anglais... Il en était arrivé à se sentir plus en sécurité près d'une personne que certains soupçonnaient d'être un esprit diabolique, mais qui avait au moins le mérite d'être française. Et elle lui parlait avec gentillesse et patience cette dame qu'on disait Démone, au lieu de le bousculer. Soit, il monterait la garde pour la défendre puisque aussi bien les recruteurs du roi avaient fait de lui un soldat et lui avaient mis un mousquet dans la main.

*****

Devant Angélique, on avait posé un bol de lait tiède où flottait un œuf battu. Ce mets simple, à la saveur presque oubliée, l'emplit de joie. Il y avait de la dinde bouillie accompagnée d'une sauce fortement parfumée de menthe qui en relevait la fadeur et du maïs en grains. Puis l'on apporta une tourte dont le couvercle de pâte laissait échapper la vapeur parfumée d'une compote de myrtilles.

Pour les Anglais, savoir que le comte de Peyrac et sa famille avaient vécu sur le haut Kennebec, à plus de quatre cents milles de la mer, cela les mettait en transe. Certes, c'étaient des Français, mais l'exploit demeurait, surtout pour les femmes et les enfants, inhabituel.

– Est-ce vrai que vous avez dû manger vos chevaux ? Insistaient-ils.

Les jeunes surtout s'intéressaient à ce gentilhomme français, ami et délégué de la baie du Massachusetts. Quels étaient ses projets ? Était-ce vrai qu'il cherchait à contracter une alliance avec les Indiens et les Français, ses compatriotes, pour éviter les raids meurtriers sur la Nouvelle-Angleterre ?

Le vieux Benjamin, lui, ne faisait pas chorus. Il avait certes entendu parler du comte de Peyrac, mais il préférait ne pas s'appesantir sur ces présences diverses de toutes nations qui prétendaient, aujourd'hui, peupler le Maine.

N'était-ce pas assez qu'on ne sût plus où mettre les pieds sur les côtes du Massachusetts ? Il n'aimait pas penser qu'il existait d'autres personnes sur terre que les membres de sa petite tribu.

Il aurait voulu être SEUL avec les siens, à l'aube du monde, ou comme Noé sortant de l'Arche. Il avait toujours fui vers des lieux déserts, toujours essayé d'imaginer qu'ils étaient seuls à pouvoir louer le Créateur, « le petit troupeau bien-aimé voulu par Dieu pour sa plus grande gloire », mais toujours le monde le rejoignait et lui rappelait que le Créateur devait partager ses bontés avec on ne sait combien d'inintéressantes et ingrates populations. Angélique, qui devinait sans peine, rien qu'à le regarder – grand nez audacieux, fureteur, au-dessus de la barbe blanche, regards intolérants – la vie errante du Patriarche, conducteur de peuples, se demandait pourquoi il en voulait si fort à son fils d'avoir suivi l'exemple de l'indépendance paternelle en allant s'installer de Biddeford-Sébago. Mais c'était là un des mystères habituels des relations entre père et fils depuis que le monde est monde. Les travers du genre humain perçaient sous les carapaces dures et saintes, et Angélique sentait naître à l'égard de ces intraitables honnêtes gens une sympathie attendrie. Réconfortée par l'excellence du repas, une certaine chaleur communautaire qui liait ces personnages à sombres vêtements et principes lui était perceptible. Une fois les principes édictés et affirmés hautement, les sentiments plus humains reprenaient leurs droits.

Rose-Ann avait gardé sa robe rouge et elle, Angélique, la Française et la papiste, n'en était pas moins honorée à la table de famille.

La présence de Cantor intriguait. Ni de là ni d'ailleurs, cet adolescent aux yeux clairs. Pour son excellent anglais, sa connaissance de Boston, on l'adoptait à l'unanimité. Puis, se souvenant que lui aussi était français et papiste, on avait un recul. Tous les hommes présents, le vieux Benjamin et ses fils et gendres, l'examinaient avec intérêt sous leurs sourcils bourrus, l'interrogeaient, le faisaient parler, méditaient chacune de ses réponses. Vers la fin du repas, la porte s'ouvrit sur un homme ventru et bâti en colosse dont l'apparition introduisit comme un courant d'air glacé dans l'atmosphère joviale et intime qui s'était peu à peu établie.

Les deux aïeux affichèrent aussitôt leur masque le plus rigide. C'était le révérend Thomas Patridge. La complexion qui l'avait fait naître sanguin et de souche irlandaise, ajoutant pour lui aux difficultés qu'a toute créature terrestre de se maintenir dans les vertus de douceur, d'humilité et de chasteté, il n'avait pu atteindre à la rectitude morale qui en faisait l'un des plus grands ministres de son temps que par une culture vaste et pointilleuse, une dénonciation constante des péchés des autres, et par l'éclatement fréquent – tel un jet de vapeur fusant du couvercle de la marmite – de saintes et tonitruantes colères. À part cela, il avait lu Cicéron, Térence, Ovide et Virgile, parlait le latin, savait l'hébreu. Il jeta sur l'assemblée un regard sombre, s'attarda sur Angélique avec une sorte de saisissement feint comme si réellement sa vue eût dépassé le pire prévisible, effleura avec mépris et tristesse Rose-Ann qui se barbouillait de myrtilles sans remords, puis il se drapa dans sa large et longue cape genevoise, comme s'il avait voulu se défendre et s'isoler de tant de turpitudes.

– Ainsi donc, Ben, fit-il d'une voix caverneuse, la sagesse ne te vient pas avec la vieillesse – introducteur jésuitique et papiste, tu oses faire asseoir à ta table l'image même de celle qui a précipité le genre humain dans la détresse la plus grande. Ève parée de son inconscience et de ses séductions tentatrices ! Tu oses accueillir au sein de ta pieuse famille une enfant qui ne peut y apporter désormais que la honte et le désordre. Tu oses enfin recevoir celui qui a rencontré l'Homme Noir dans la forêt et signé de son sang le livre infâme tendu par Satan lui-même, d'où l'impunité avec laquelle il peut parcourir les sentiers païens, mais qui devrait lui interdire à jamais le seuil d'une maison sainte...

– Est-ce pour moi que vous parlez, pasteur ? interrompit le vieux Shapleigh en relevant le nez de son écuelle.

– Oui, pour toi, insensé ! tonna le révérend, qui, sans souci du salut de ton âme, oses te mêler de Magie pour satisfaire d'infâmes curiosités.

« Pour moi que le Seigneur a nanti d'une vue spirituelle qui plonge dans le secret des consciences, je vois sans peine briller dans ton œil l'étincelle diabolique qui...

– Et moi, pasteur, je vois sans peine dans votre œil tout injecté de sang, d'un sang qui pour n'être pas infernal n'en est pas moins épais et dangereux pour votre santé, que vous risquez un beau jour de vous trouver coi par l'effet d'un transport virulent des humeurs...

Le vieux « medecin's man » se leva et marcha d'un air patelin vers l'emporté ministre. Il l'obligea à se pencher, lui examina le blanc des yeux.

– Je ne vous obligerai pas à la lancette, lui dit-il. Avec vous, ce serait un travail à recommencer sans cesse. Mais j'ai dans ma besace quelques herbes dénichées grâce à mon infâme curiosité et dont le traitement bien suivi vous permettra de vous mettre en colère, sans risques, autant de fois que vous en ressentirez le besoin.

« Allez vous mettre au lit, pasteur, je vais vous soigner. Et pour écarter les démons je brûlerai de la coriandre et des graines de fenouil.

La mercuriale du pasteur en resta là pour ce soir.

Chapitre 5

Les rudes solives exhalaient une odeur de miel. Il y avait quelques bouquets de fleurs séchées accrochés dans leurs recoins.

Angélique se réveilla une première fois dans la nuit. Le cri de l'engoulevent emplissait l'ombre piquetée d'étoiles lointaines. Son appel continu sur deux notes rappelait un rouet de fileuse, tantôt proche, tantôt s'effaçant. Angélique se leva et, appuyée des deux mains au rebord de la fenêtre, guetta vers la forêt. Les Anglais de Nouvelle-Angleterre racontent que l'engoulevent répète, sur ses deux tonalités monotones : « Pleure ! Pleure, pauvre Guillaume ! »

C'est depuis que Guillaume a trouvé sa femme et ses enfants massacrés. Il avait entendu la nuit précédente le cri de l'engoulevent. Or, ce cri était lancé par les Indiens cachés dans le taillis qui se ralliaient en se rapprochant de la cabane du colon blanc. Subitement, le cri cessa... Une ombre passa contre le ciel nocturne. Deux grandes ailes aiguë, une longue queue arrondie, un vol mou et silencieux coupé de brusques zigzags et d'un seul œil rouge phosphorescent. L'engoulevent chassait.

Un grésillement puissant du chant de mille sauterelles, grillons, criquets, grenouilles, accompagnait la nuit, avec le fumet fauve des bêtes des bois soufflé de la forêt, avec la senteur de la fraise des bois et l'odeur du thym, chassant les relents d'étable et de la boue. Angélique se recoucha dans le haut lit de chêne aux colonnes torsadées soutenant une alcôve dont les rideaux d'indienne étaient tirés par la chaleur de cette nuit de juin. Les draps de lin, tissés par les mains de Sarah William, avaient le même parfum frais et fleuri que la chambre.