Vision rapide car au seul nom de Français les deux personnages se dressèrent, Bible et quenouille roulèrent à terre sans ménagement, et, avec une vivacité de mouvements surprenante, ils décrochèrent deux fusils au-dessus de l'âtre ; apparemment chargés et prêts à tirer, ils les pointaient aussitôt vers les arrivants.

Shapleigh ricanait de plus belle et se frottait les mains. Mais presque aussitôt, la vue d'Angélique poussant devant elle la fillette parut causer aux deux vieillards un atterrement sans nom, une impression encore plus terrifiante que celle des Français, au point que leurs mains tremblèrent et que les armes semblèrent soudain trop lourdes à leurs bras vieillis... Les canons s'abaissèrent lentement comme sous le coup d'une stupeur accablante.

– Oh ! God ! God !4... murmurèrent les lèvres pâles de la vieille dame.

– Oh ! Lord !5 s'écria son mari.

Angélique esquissait une révérence et, les priant de l'excuser pour son anglais imparfait, elle leur exprima sa joie de pouvoir remettre saine et sauve entre les mains de ses grands-parents une enfant qui avait couru de grands dangers.

– C'est votre petite-fille Rose-Ann, insista-t-elle, car il lui semblait qu'ils n'avaient pas encore compris. Ne voulez-vous pas l'embrasser ?

Sans se dérider, Benjamain et Sarah William abaissèrent sur la fillette un regard assombri, puis poussèrent ensemble un profond et commun soupir.

– Si fait, déclara enfin le vieux Ben, si fait, nous voyons bien que c'est Rose-Ann et nous voulons bien l'embrasser mais, auparavant, il faut... IL FAUT qu'elle enlève cette infâme robe rouge.

Chapitre 3

– Vous auriez aussi bien pu l'amener toute nue, avec les cornes du Diable dans les cheveux, glissa un peu plus tard Cantor à sa mère.

Consciente de sa méprise, Angélique s'adressait des reproches.

– Que n'aurais-je pas entendu si j'avais eu le temps de coudre les nœuds dorés au corsage de cette robe rouge...

– On en frémit, dit Cantor.

– Toi qui as vécu en Nouvelle-Angleterre, tu aurais dû m'avertir. Je ne me serais pas abîmé les doigts à lui confectionner un vêtement de fête pour son retour parmi d'aussi puritaines personnes.

– Pardonnez-moi, ma mère... Nous aurions pu aussi bien tomber sur une secte moins intolérante. Car il en existe. Et puis, je me disais que, dans le cas contraire, je m'amuserais de la tête qu'ils feraient.

– Tu es aussi taquin que ce vieux bonhomme d'apothicaire, dont ils ont l'air de se méfier comme de la peste. Lui aussi, je ne serais pas étonnée qu'en voyant la robe rouge de RoseAnn il se soit réjoui à l'avance de les mystifier. C'est sans doute ce qui l'a décidé à nous montrer le chemin.

On les avait introduits ainsi que leur malencontreuse pupille Rose-Ann dans une sorte de parloir attenant à la grande salle. Sans doute pour soustraire plus rapidement à la vue du peuple béat la petite-fille de Benjamin et Sarah William vêtue d'une telle livrée folle et infamante, ainsi que la femme qui l'avait amenée et dont les atours voyants et inconvenants ne révélaient que trop à quelle race et à quelle religion dévoyées elle appartenait : les Français et le papisme !

Êtres bizarres que ces puritains dont on pouvait se demander s'ils avaient un cœur... ou un sexe. Quand on découvrait la froideur de leurs relations familiales, il semblait inconcevable qu'un acte d'amour quelconque eût pu présider à l'établissement de cette même famille. Pourtant, la descendance de Mr et Mrs William était nombreuse. Il y avait pour le moins deux ménages et leurs enfants installés dans la grande maison de Brunschwick-Falls. Angélique s'était étonnée que personne ne parût s'intéresser au sort des William juniors emmenés captifs au Canada par les sauvages.

L'annonce que sa belle-fille avait accouché misérablement dans la forêt indienne, et qu'elle avait, de ce fait, un autre petit-enfant, laissa Mrs William de glace. Et son mari entama un long sermon comme quoi John et Margaret avaient été justement punis de leur indocilité. Que n'étaient-ils demeurés à Biddeford-Saco, sur la mer, une colonie solide et pieuse, au lieu de se croire, dans leur orgueil, oints par le Seigneur et désignés pour aller fonder leur propre établissement dans des solitudes dangereuses autant pour l'âme que pour le corps, et d'avoir encore l'audace de baptiser ce nouvel endroit, fruit de l'orgueil et de l'indiscipline, du même nom de Biddeford-le-Pieux, où ils avaient vu le jour ? D'ailleurs, maintenant, ils étaient en Canada et c'était bien fait pour eux. Lui, Ben William, avait toujours pensé que John, son fils, n'avait pas l'étoffe d'un conducteur de peuples.

Il rejeta de la main les précisions qu'essayait de donner Cantor au sujet des captifs. Les détails de leur enlèvement, il les avait eus par Darwin, le mari de la sœur de leur bru. Un garçon qui n'avait pas d'envergure et qui allait bientôt se remarier. « Mais sa femme n'est pas morte, essaya d'expliquer Angélique... du moins elle ne l'était pas la dernière fois que je l'ai vue à Wapassou... »

Benjamin William n'écouta point. Pour lui, tout ce qui était au delà des grands bois vers le nord, vers ces régions lointaines, inaccessibles, où des Français possédés aiguisaient leurs couteaux à scalper dans des vapeurs d'encens, tout cela, c'était déjà l'Autre Monde, et en fait bien peu d'Anglais ou d'Anglaises en étaient jamais revenus !

– Sois franc pour une fois, dit Angélique à son fils. Y a-t-il aussi quelque chose dans ma tenue qui puisse les indisposer ? Suis-je, à mon insu, indécente ?

– Vous devriez mettre quelque chose LA, dit Cantor d'un ton doctoral, en désignant le haut décolleté du corsage d'Angélique.

Ils riaient tous deux comme des enfants sous l'œil morne de la pauvre Rose-Ann, lorsque les servantes en robes bleues entrèrent portant une bassine de bois cerclé de cuivre et de nombreux pichets d'où s'échappait une vapeur d'eau bouillante. Un grand jeune homme, sérieux comme un pasteur, vint chercher Cantor qui le suivit en affichant à son tour la même expression gourmée et soucieuse que démentaient leurs joues fraîches d'adolescents. En revanche, les servantes, d'accortes filles au teint coloré par l'air des champs, paraissaient d'humeur moins guindée. Dès qu'elles n'étaient plus sous l'œil sévère du vieux maître, elles souriaient volontiers et leurs regards, détaillant Angélique, pétillaient d'animation. C'était un événement prodigieux que l'arrivée de cette grande dame française. Elles examinaient chaque pièce de son habillement pourtant bien modeste et suivaient chacun de ses gestes. Ce qui ne les empêchait pas de se montrer fort actives, apportant une pâte de savon dans un bol de bois, présentant des serviettes tiédies devant le feu.

Angélique s'occupa tout d'abord de l'enfant. Elle ne s'étonnait plus que la petite Anglaise lui ait paru parfois un peu abrutie, quand on voyait d'où elle venait. Il fallait se remettre dans l'atmosphère de La Rochelle... en bien pire !

Pourtant, lorsque, au moment de la rhabiller, Angélique voulut lui passer la robe sombre préparée pour elle, la timide enfant se révolta. Son séjour chez les Français ne lui valait décidément rien. Si peu de temps qu'elle eût passé parmi eux, elle s'y était perdue à jamais, aurait constaté le révérend pasteur. Car on la vit soudain repousser avec violence la triste vêture présentée et, se tournant vers Angélique, elle blottit la tête contre son sein et éclata en sanglots.

– Je veux garder ma belle robe rouge ! s'écria-t-elle.

Et pour bien affirmer d'où lui venait cette humeur rebelle, elle répéta sa phrase plusieurs fois en français, ce qui eut le don d'atterrer les servantes. Cette langue impie dans la bouche d'une William, ces manifestations sans pudeur de colère et d'entêtement, cette coquetterie avouée, tout cela était terriblement déconcertant, n'annonçait rien de bon...

– Jamais mistress William ne consentira, dit l'une d'elles, hésitante.

Chapitre 4

Très droite, très haute, très mince, hiératique, imposante, la vieille Sarah William laissa tomber un regard lourd sur sa petite-fille et par la même occasion sur Angélique. On était allé chercher l'aïeule pour trancher le débat, et apparemment celui-ci ne pourrait l'être que par le sacrifice total.

Nul n'évoquait mieux l'idée de la Justice et du Renoncement que cette grande Sarah, très impressionnante vue de près, dans ses vêtements sombres, le cou haut soutenu par sa fraise tuyautée.

Elle avait des paupières immenses, pesantes, bleutées, voilant des yeux un peu saillants dont le feu noir éclatait par instants dans un visage très pâle, mais dont les courbes usées avaient une sorte de majesté.

On ne pouvait oublier, en regardant ses mains maigres et diaphanes jointes l'une sur l'autre dans un geste pieux, la promptitude avec laquelle ces mêmes mains pouvaient encore saisir une arme.

Angélique caressait les cheveux de Rose-Ann qui ne se calmait pas.

– C'est une enfant, plaida-t-elle en regardant l'intraitable dame, les enfants aiment naturellement ce qui est vif à l'œil, ce qui est joyeux, ce qui a de la grâce...

C'est alors qu'elle remarqua que les cheveux de Mrs William étaient coiffés d'un ravissant bonnet en dentelle des Flandres. Un de ces objets pour le moins diaboliques et entraînant à la perversion de la vanité qu'avait dénoncés tout à l'heure le vieux Ben. Baissant ses longues paupières, Mrs William parut méditer. Puis elle donna un ordre bref à l'une des filles qui revint, portant un vêtement blanc et plié. Angélique vit que c'était un devantier de toile, à large bavette.

D'un geste, Mrs William indiqua que Rose-Ann pouvait remettre la robe incriminée à condition d'en voiler partiellement la splendeur agressive avec le tablier. Puis, tournée vers Angélique, elle eut un clin d'œil de connivence, tandis qu'une ombre de sourire narquois glissait sur ses lèvres sévères.