– C'est un vieux « medecin's man », expliqua Cantor, qui prétend avoir parcouru toutes les forêts d'Amérique à la recherche de plantes et d'écorces pour ses médecines. Cela suffirait à expliquer la suspicion dans laquelle doivent le tenir ses compatriotes. En Nouvelle-Angleterre, on n'aime guère ceux qui vont aux bois, comme il vous l'expliquait lui-même tout à l'heure... Il n'empêche que tout original qu'il est, je crois qu'on peut se fier à lui pour nous montrer la bonne route.
– Je ne veux pas aller chez les Anglais et je n'aime pas marcher avec un Indien que je ne connais pas sur mes talons, se plaignit dans la pénombre la voix du soldat Adhémar.
Chaque fois qu'il se retournait, il voyait cette face de pierre sombre et ces yeux d'eau noire qui le fixaient. Des sueurs froides mouillaient sa chemise, qui avait déjà été trempée par bien des sueurs d'angoisse. Il fallait avancer en butant contre les racines. Le petit homme au chapeau pointu continuait de les précéder en sautillant comme un elfe sombre, un feu follet qui aurait porté tenue de deuil et par instants disparaissait lorsqu'il entrait dans l'ombre, puis reparaissait dans un rai de soleil rougeâtre, glissant entre les troncs. Parmi tous ces tours et détours, Angélique voyait avec impatience que la nuit tombait. Un soir violet se répandait au creux des ravines.
Tout en marchant, le vieillard, à certains moments, tournait sur lui-même en murmurant des paroles indistinctes, et ses bras levés, ses doigts déliés et maigres paraissaient désigner on ne sait quoi dans les airs.
– Je me demande s'il n'est pas complètement fou et s'il sait où il nous mène, finit par dire Maupertuis, mal à l'aise. Ces Anglais !...
– Oh ! Qu'il nous mène n'importe où, mais que l'on sorte de cette forêt, dit Angélique, à bout de patience.
Presque aussitôt, comme pour obéir à son vœu, ils débouchèrent sur un vaste plateau d'herbe verte entrecoupée de rochers et de bouquets de genévriers. Çà et là, un cèdre battu par le vent, un bouquet de sapins noirs se dressaient en sentinelles. Loin, fort loin par-delà un amoncellement de collines forestières et de vallonnements, le ciel à l'orient était d'un blanc de nacre, un ciel que l'on devinait suspendu au-dessus de la mer. C'était loin. Une promesse. Mais le vent qui passait sur ce plateau apportait une odeur familière, indéfinissable, encore pleine de souvenirs.
Le temps de serpenter entre les roches et les buissons, et ils redescendirent dans un vallon déjà rempli de nuit où ne subsistait aucune lumière. L'autre versant se dressait devant eux en une côte arrondie qui bombait plus haut sa crête noire sur le ciel pâle. De là venait l'odeur oubliée. L'odeur puissante et familière d'un champ labouré. On ne voyait rien dans l'ombre épaisse. On devinait seulement la terre grasse et humide exhalant le parfum de printemps, les sillons ouverts tranchés par le soc. Le vieux Shapleigh se mit à marmonner et à ricaner.
– C'est bien cela ! Roger Slougton est encore dans son champ. Ah ! S'il pouvait supprimer la nuit, supprimer les étoiles, supprimer le sommeil qui s'appesantit sur ses paupières, ah ! Comme il serait heureux, Roger Slougton. Il ne connaîtrait jamais un moment de repos. Il se démènerait sans cesse, creuserait, gratterait, piocherait pour l'éternité, sans jamais s'arrêter. Sans jamais s'arrêter, sa fourche virevolterait comme celle du Diable au fond de l'Enfer, éternellement, éternellement.
– La fourche du Diable est stérile et la mienne ne l'est pas, vieux malotru, répondit d'une voix caverneuse la voix du champ labouré. De la pointe de sa fourche, le Diable ne manie que la lie des âmes ; moi, je fais surgir les fruits de la terre que le Seigneur bénit...
Une ombre, mal discernable, se rapprocha.
– Et, à cette tâche, je ne consacrerai jamais assez d'heures de ma vie, continuait la voix sur le ton de l'homélie ; il n'en est pas pour moi comme pour toi, vieux sorcier, qui ne crains pas de salir ton esprit au contact de la sauvagerie la plus désordonnée de la nature. Holà ! Holà ! Qui nous amènes-tu ce soir, esprit des ténèbres ? Qui nous amènes-tu de ces contrées maudites ?
Le paysan qui s'approchait s'arrêtait, tendait le cou.
– Ça pue le Français et l'Indien par là, grogna-t-il. Halte, n'avancez point !
On devinait son geste d'épauler une arme. À tout ce monologue, Shapleigh n'avait répondu que par un chapelet de ricanements, comme s'il s'amusait beaucoup. Les chevaux bronchaient, alertés par cette voix grondante qui sortait de la nuit. Cantor exhiba son meilleur anglais pour saluer le laboureur, annonça la petite Rose-Ann William et, sans chercher à dissimuler leur qualité de Français, s'empressa de nommer son père : le comte de Peyrac, de Gouldsboro.
– Si vous avez quelques relations à Boston ou sur la baie de Casco, vous n'êtes pas sans avoir entendu parler du comte de Peyrac, de Gouldsboro. Il a fait construire plusieurs navires dans les chantiers de Nouvelle-Angleterre.
Dédaignant de répondre, le paysan se rapprocha, tourna autour d'eux, les flairant comme un chien soupçonneux.
– Encore ta vilaine bête de Peau-Rouge que tu traînes avec toi, fit-il s'adressant toujours au vieux « medecin's man ». Mieux vaut introduire une nuée de serpents dans un village qu'un seul Indien !
– Il y entrera avec moi, fit le vieux, agressif.
– Et nous nous réveillerons demain tous morts et scalpés par ces traîtres comme c'est arrivé aux colons de Wells, où ils avaient offert l'hospitalité à une pauvre Indienne, un soir de tempête. Elle a guidé ses fils et petits-fils à la peau rouge, leur a ouvert la porte du fort et les Blancs ont tous été massacrés. Car, dit l'Êternel, « vous ne devrez jamais oublier que le pays dans lequel vous entrez pour le posséder est un pays souillé par les impuretés des peuples de ces contrées... Ne donnez donc point vos filles à leurs fils et ne prenez point leurs filles pour vos fils, et n'ayez jamais souci ni de leur prospérité ni de leur bien-être, et ainsi vous deviendrez forts... ». Mais toi, Shapleigh, tu t'affaiblis tous les jours a fréquenter ces Indiens...
Sur cette âpre citation biblique, le silence retomba et, au bout d'un moment, Angélique se rendit compte qu'enfin l'habitant de Brunschwick-Falls paraissait décidé à leur laisser le passage.
Il prit même la tête du petit groupe et commença de monter la côte devant eux. À mesure qu'ils émergeaient du ravin, ils retrouvaient la clarté d'un crépuscule de printemps long à s'éteindre. Une bouffée de vent leur apporta une odeur d'étable, des bruits encore lointains de bétail rentrant des pâtures.
Chapitre 2
Et tout à coup, sur le ciel doré, traversé de grandes écharpes rousses, le dessin d'une grande ferme anglaise apparut.
Elle était solitaire encore, et l'œil allumé d'une fenêtre semblait guetter le vallon obscur d'où ils émergeaient.
Lorsque les voyageurs approchèrent, ils distinguèrent des barrières qui parquaient des moutons.
C'était une bergerie. On y faisait la tonte. On y faisait des fromages aussi. Des hommes et des femmes se retournèrent et suivirent des yeux les trois chevaux amenant des étrangers. Plus ils avançaient le long de l'allée, plus ils rejoignaient la clarté vers le couchant. À un détour, le village se découvrit tout entier avec ses maisons de bois s'étageant sur le flanc d'une colline couronnée d'ormes et d'érables.
Elles dominaient une combe herbeuse où courait un ruisseau. Des lavandières en revenaient, leurs paniers d'osier chargés de linge sur la tête. Leurs robes de toile bleue claquaient au vent.
Au delà du ruisseau, des prairies remontaient en pente douce jusqu'à la forêt aux troncs serrés.
Le sentier devint rue et, après une légère descente, remonta entre les maisons et les jardinets. Des chandelles allumées derrière les vitres ou les carreaux de parchemin faisaient briller çà et là dans la lumière de cristal du soir des étoiles d'une autre lumière plus vive prenant le relais du jour et piquetant tout ce tableau paisible d'un chatoiement de pierre précieuse. Pourtant, sans qu'on sût par quel truchement, lorsqu'ils firent halte à l'autre bout du village devant une importante demeure à pignons et encorbellements, à peu près tous les habitants de Brunschwick-Falls se trouvèrent rassemblés derrière leurs dos, bouche bée et les yeux écarquillés. On ne voyait plus qu'un moutonnement de vêtements bleus ou noirs, de visages éberlués, de coiffes blanches et de chapeaux pointus.
*****
Lorsque Angélique descendit de cheval et salua à la ronde, il y eut un murmure indistinct, un recul effaré, mais, lorsque Maupertuis, s'approchant, enleva la petite Rose-Ann pour la déposer à terre, le murmure cette fois monta comme le bruit de la houle, et un grondement de stupéfaction, d'indignation, de protestations s'enfla, chacun s'interpellant et s'interrogeant à mi-voix.
– Qu'est-ce que j'ai fait ? dit Maupertuis stupéfait. Ce n'est pas la première fois qu'ils voient un Canadien, non ? Et puis, on est en paix, il me semble !
Le vieux médecin frétillait comme un gardon jeté sur le sable.
– It's hier ! It's hier ! répétait-il avec impatience en désignant la porte de la grande demeure.
Il jubilait.
Il monta le premier les marches d'un perron de bois et poussa énergiquement le vantail.
– Benjamin et Sarah William ! Je vous amène votre petite-fille Rose-Ann de Biddeford-Sébago et les Français qui l'ont capturée, cria-t-il de sa voix aigre et triomphante.
Le temps d'un éclair, Angélique entrevit dans le fond de la pièce un âtre de briques que garnissaient de nombreux ustensiles de cuivre et d'étain, deux vieillards, un homme et une femme de chaque côté de cet âtre, vêtus de noir et hiératiques comme des portraits avec la même fraise blanche empesée, et chez la femme une coiffe de dentelle imposante, tous deux assis très droits dans des fauteuils à haut dossier ouvragé. Sur les genoux du vieillard était posé un énorme livre, une Bible sans doute, et la femme filait une quenouille de lin. Près d'eux, à leurs pieds, des enfants assis et des servantes en bleu, occupées à tourner leurs rouets.
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