Florimond, retrouvé, ne lui en avait jamais touché mot et quand elle y pensait parfois, Angélique se promettait d'interroger son fils au sujet de son compagnon de voyage. Puis, elle oubliait, gardant l'impression confuse que les deux jeunes aventuriers s'étaient séparés avant même d'embarquer.
Or, il était en Amérique.
Que lui était-il advenu au cours de ces dernières années, si ce n'est d'avoir grandi démesurément ?
En l'observant, Angélique se dit qu'il était quand même plus beau que son père, le pauvre Isaac de Rambourg, lui aussi maigre et long, mais doué d'un souffle prodigieux et qui était mort en sonnant désespérément du cor du haut de son donjon, réclamant un impossible secours, pour lui huguenot, abandonné, au cœur même de sa province, à la cruauté des dragons du roi, « les missionnaires bottés ».
Elle entendrait toujours les sinistres appels du cor de chasse, planant sur la forêt, tandis que les premières flammes, incendiant Rambourg, jaillissaient par les fenêtres du château.
Tourmentée, elle nota que le jeune homme ne semblait pas au courant de ce qui était arrivé aux siens. Il en parlait au présent.
Angélique se sentait incapable de lui annoncer si brusquement qu'il avait perdu toute sa famille et d'évoquer pour lui un autre massacre, perpétré celui-là sur l'ancien continent, après le récit de ceux du nouveau continent qu'elle avait dû entendre ce matin même à l'assemblée des ministres presbytériens.
Et voici, rien qu'à les évoquer, que l'inquiétante douleur, sourde et diffuse, qu'elle avait cru ressentir au creux des reins, se manifestait de nouveau. Ses préoccupations changeaient d'objet, pourtant les souvenirs revenaient sur les rives de Salem balayé de vent fou, de l'écume de la mer, d'oiseaux criards, si loin du bocage, touffu et resserré, aux champs étroits cloisonnés de chemins creux du Poitou, en France, où s'étaient déroulées et se dérouleraient encore les tragédies cachées de la persécution. Un océan était entre eux.
– Il est vrai que cet été-là, nous nous étions fort ennuyés au Plessis, Florimond et moi, disait Nathanaël de Rambourg. Souvenez-vous, madame. Il y avait la soldatesque partout et jusque chez vous, qui n'étiez pourtant pas une réformée. Et ce..., comment s'appelait-il, Montadour, qui les commandait, et se permettait de régenter tout le monde dans le pays, catholiques et protestants, nobles et manants, quel horrible personnage ! Quelle affreuse saison !
Séverine revenait, portant un bol fumant à deux anses sur un petit plateau d'argent. Elle jeta un regard de rancune à l'intrus, s'agaçant maintenant de sa présence, puisqu'il paraissait fatiguer Angélique dont elle nota l'altération du visage.
Elle avait été ravie d'être abordée par lui, dans les rues de Salem. Un jeune Français de noble lignage et huguenot comme elle, cela n'était pas si fréquent. Mais maintenant qu'elle voyait les traits tirés d'Angélique, elle devinait dans sa délicatesse ombrageuse que cette visite était inopportune et elle n'avait plus que l'idée de le mettre à la porte.
– Buvez cela, madame, dit-elle d'un ton péremptoire, ce breuvage vous fera du bien par cette chaleur. Vous dites toujours que le chaud désaltère plus que le froid. Et, ensuite, vous devriez vous étendre un peu et vous reposer.
– Je crois que tu as raison, Séverine. Cher Nathanaël, voici bientôt l'heure du dîner. Quittez-nous sans cérémonie et revenez nous voir dans la soirée. Nous parlerons plus longuement.
– C'est que, fit-il en se déployant avec hésitation, je ne sais pas où aller dîner.
– Courez au port et achetez une livre de crevettes frites, le bouscula Séverine en le poussant vers la porte, ou bien allez jusqu'à la taverne de L'ancre bleue, elle est tenue par un Français.
Sans se formaliser, le jeune Rambourg attrapa son chapeau, revint sur ses pas afin de baiser la main d'Angélique et se retira presque joyeux en lui lançant ces mots qui lui traversèrent le cœur comme un coup de poignard :
– ... Vous me donnerez des nouvelles de ma famille. Peut-être en avez-vous eu au cours de ces années ? J'ai envoyé un ou deux messages. Mais aucune réponse ne m'est parvenue.
– Il a dû m'entendre parler français avec Honorine, expliqua Séverine et, après nous avoir poursuivies assez longtemps, il s'est présenté et nous a posé toutes sortes de questions comme nous avons coutume de faire, nous autres Français, de sorte qu'on est vite au fait de chacun :
« – D'où êtes-vous ?
« – De La Rochelle.
« – Moi, je suis des environs de Melle, en Poitou.
« – Quand êtes-vous arrivé en Amérique ?
« Etc. Dame Angélique, que se passe-t-il ? Je ne vous trouve pas bonne mine.
Angélique convint que la chaleur l'exténuait. Mais elle allait boire tranquillement sa tisane et ne tarderait pas à se sentir mieux.
– Séverine, rends-moi service. J'en ai assez d'attendre dans cette maison désertée sans pouvoir me renseigner auprès de quiconque. Tout le monde a dû courir au port pour l'arrivée de je ne sais quel navire. Va aux nouvelles ! Renseigne-toi pour savoir si le conseil auquel assiste M. de Peyrac touche à sa fin. Et puis également, si l'on n'a pas entendu parler du vieux medicine-man, George Shapleigh. Son absence ne s'explique pas et je m'impatiente, je m'inquiète.
Séverine s'élança dans l'escalier, puis au-dehors, décidée à rameuter toute la maison du comte de Peyrac et à secouer tous les solennels Anglais susceptibles de lui donner des renseignements sur ce Shapleigh, quitte à pénétrer dans toutes les tavernes de la ville. Mais auparavant, elle irait chercher M. de Peyrac, à la council house, sans se soucier d'interrompre une si solennelle assemblée, avec cet irrespect pour les graves problèmes des hommes que son père, maître Gabriel Berne, lui reprochait souvent ; mais elle estimait que ceux des femmes ne sont pas moins graves. Et en chemin, elle ne manquerait pas de repérer tous les membres de la domesticité de Mrs Cranmer et de les renvoyer à leur devoir, car tous ces braves gens vêtus de bleu ou de noir, serviteurs ou servantes, tout en parlant sans cesse de la sainteté de leur tâche pour la gloire du Seigneur et pour le remboursement de leur traversée vers le Nouveau Monde qu'ils devaient à leurs maîtres, passaient leur journée à baguenauder, selon elle.
Angélique, de la fenêtre, la regarda prendre ses jambes à son cou et sourit. Avec la jeune Séverine qui l'adorait, elle n'était jamais en peine.
En se retournant, elle perçut dans la pénombre d'une encoignure comme un reflet de feu, quelque chose de rouge qui brillait, et vit que se tenait là Honorine, qui avait dû, comme elle, éprouver le besoin d'ôter son bonnet pendant la promenade, d'où l'épanouissement, grâce au vent de mer, de sa belle chevelure rousse.
Honorine était comme un farfadet. À peine Angélique l'avait-elle aperçue qu'elle disparaissait de nouveau. Elle l'entendit trafiquer quelque chose sur le palier et se leva pour aller voir, tout en se disant :
« Non, je ne suis pas près d'accoucher, car je me sentirais plus vive et plus ingambe. »
C'est, n'est-ce pas, un phénomène reconnu qu'une femme, sur le point d'accoucher, est saisie d'une énergie nouvelle qui la pousse à mettre sa maison en ordre et à se livrer à toutes sortes d'activités, généralement ménagères. Or, Angélique éprouvait au contraire une grande lassitude.
Elle trouva Honorine grimpée sur un petit coffre qu'elle avait poussé sous la fontaine murale et occupée à remplir d'eau un gobelet d'étain.
Angélique arriva au moment où les petites mains ne savaient trop comment se dissocier pour arrêter le filet d'eau et maintenir droit le récipient débordant. Elle retint celui-ci et ferma le robinet.
– Tu avais soif, ma chérie ? Tu aurais dû m'appeler.
– C'est pour toi, fit Honorine en lui tendant le gobelet à deux mains. Tu dois boire de l'eau pour que les anges descendent sur toi. C'est Mopountook qui l'a dit !
– Mopountook ?
– Mopountook, le chef des Métallaks. Tu sais bien ! Il t'a appris à boire de l'eau dans cette promenade où tu ne m'avais pas emmenée...
C'était un souvenir un peu vague mais déjà lointain, des premiers jours de Wapassou, mais Honorine, ce presque bébé d'alors, qui voyait tout, n'oubliait rien, devait être comme les chats. Pour elle, le temps n'existait pas... Elle pouvait se retrouver de plain-pied dans une situation qui avait frappé son imagination, abolissant mois et années écoulés, comme si tout se fût passé la veille.
– Il a dit que l'eau est lourde et qu'elle aide les anges à descendre vers nous.
Avait-il vraiment dit cela ? Angélique rassembla ses souvenirs. Mopountook avait dû parler plutôt d'esprits que d'anges. À moins qu'il ne fût un Indien baptisé par les missionnaires de Québec. Honorine insistait.
– L'eau aide les anges à descendre vers nous et le feu nous aide à monter vers eux. Il l'a dit. C'est pourquoi ils brûlent les gens pour qu'ils montent au ciel.
Qu'avait-elle saisi des discours de l'Indien ?
– Je te crois, fit Angélique en souriant.
Honorine connaissait de Wapassou beaucoup plus de choses qu'elle et il n'était pas étonnant que son intuition enfantine perçoive derrière les discours des Indiens, plus clairement que les adultes, leurs intentions et leurs croyances.
– Un jour j'essaierai, affirma Honorine avec componction.
– Quoi donc ?
– Le feu, pour monter !
Angélique, qui élevait le gobelet vers ses lèvres, suspendit son geste.
– Non, je t'en prie ! Le feu est plus dangereux que l'eau.
– Alors, bois !
Angélique but sous le regard attentif de sa fille. Maintenant, elle se souvenait de la piété de Mopountook vis-à-vis des sources. Il y attachait une grande importance et l'avait entraînée à marcher une journée entière et à boire à plusieurs reprises, en différents lieux, répétant qu'il fallait attirer la protection des esprits sur elle et Wapassou.
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