Cette prédiction, énoncée d'une voix pâteuse, lui avait paru à l'époque des plus ridicules et des moins crédibles et elle avait eu tôt fait de l'oublier.
Or, les années passant, n'était-on pas en train de s'acheminer doucement vers la réalisation des prédictions de la pocharde ?
Trois jeunes femmes superbes, trois Poitevines, liées d'amitié par leur même origine provinciale, s'étaient tenues ce jour-là dans Paris, devant la sorcière Mauvoisin : Athénaïs de Montespan, née Rochechouart, Angélique de Peyrac, née Sancé de Monteloup, Françoise Scarron, née d'Aubigné.
Or, aujourd'hui, quelque vingt années plus tard, la belle Montespan triomphait à Versailles, devenue la plus aimée et la plus brillante des maîtresses du roi Louis XIV, l'obscure Françoise Scarron, dont les robes rapiécées étaient loin, venait d'être nommée par lui marquise de Maintenon, et Angélique, qui s'était refusée au monarque, ne s'apprêtait-elle pas, dans sa lointaine Amérique, à mettre bientôt au monde deux enfants, ce qui porterait à six le nombre de ceux qu'elle avait engendrés ?
« Six ! Et bientôt peut-être ? Non, se dit-elle, de nouveau nerveuse à cette pensée. Pas bientôt ! Ce serait désastreux pour ces petites vies ! Quoi qu'il en soit, il n'est pas question que je fasse mes couches à Salem. Je dois me trouver à Gouldsboro. »
Pour rien au monde, elle ne voulait mettre son enfant – ou ses enfants – au monde dans une colonie de Nouvelle-Angleterre et les lilas de Salem, ses beaux ormes en gerbes harmonieuses ne compensaient pas pour elle la rigide atmosphère que faisaient régner dans leur cité ces terribles honnêtes gens, une cité où une femme enceinte ne pouvait pas respirer à sa fenêtre sans se faire montrer du doigt.
Elle regarda vers l'horizon, rêva de mettre à la voile, de cingler vers Portland où elle trouverait peut-être Shapleigh, vers Gouldsboro, où son amie Abigaël l'entourerait de ses soins. Et là, ils seraient « chez eux ».
Une ombre soudaine se répandit, voilant le soleil, pénétrant comme une onde ténébreuse dans la pièce dont elle parut engloutir meubles et tentures.
Un concert de cris aigres s'amplifia. C'était un vol d'oiseaux comme il s'en répandait à tous moments, en immenses nappes débordant la ville même, sur ces rives d'un continent encore presque inviolé. On comprenait alors que l'être humain y était encore de bien peu d'importance en face du foisonnement animal et que ce n'étaient pas ici et là ces quelques villes et villages qui faisaient reculer de beaucoup la forêt souveraine.
Angélique avait failli jeter un cri. L'écho d'une voix haineuse chuchotait soudain à ses oreilles :
« J'ai appris à haïr la mer parce que vous l'aimiez, et aussi les oiseaux, parce que vous les trouviez beaux et extraordinaire leur vol quand ils passaient par milliers en nuages qui assombrissaient le ciel !... »
La démone !... Seul un être diabolique pouvait trouver de tels accents, d'un souvenir aussi proche.
Angélique se défendait parfois vainement, mais gardait l'obscur pressentiment que la démone –bien que morte et enterrée – n'avait pas dit son dernier mot. Lorsqu'on hait avec une telle force, ne peut-on poursuivre jusque dans l'au-delà ses projets de vengeance ? Elle avait été si habile, cette femme envoyée par le jésuite pour les détruire.
La lumière revint brusquement. Les oiseaux s'abattaient là-bas en brusques traînées de neige, couvrant les roches. Leurs cris s'amenuisaient et l'on entendait en écho ceux des loups marins dont les bandes passaient au large. La mer remontait.
Angélique regrettait d'avoir dit à Kouassi-Bâ que tout allait bien et qu'elle prendrait patience.
À défaut de trouver un domestique de Mrs Cranmer, elle se demandait où étaient passés les leurs... Et où était donc la jeune Séverine Berne qu'elle avait emmenée pour lui faire voir un monde moins rude et plus rapproché désormais de la civilisation européenne que son établissement de pionniers de Gouldsboro ? La gentille Séverine de seize ans méritait bien de se promener dans une ville animée comme New York, voire Boston et Salem, après avoir œuvré avec courage depuis trois ans sur une terre sauvage où il n'existait, quand elle y avait débarqué avec sa famille venant de La Rochelle, qu'un fort de bois et quelques masures. Durant ce périple au long des côtes de Nouvelle-Angleterre, Séverine avait été pour Angélique une compagnie féminine agréable et distrayante. Elles avaient refait connaissance, renouant les liens d'affection presque familiale qui les unissaient depuis qu'Angélique avait vécu chez les Berne, du temps de La Rochelle.
Elle s'occupait aussi d'Honorine sur le bateau et aux escales. Ils avaient hésité à emmener leur petite fille qui se trouverait peut-être mieux de rester au calme à terre, la laissant entourée des meilleurs soins à Wapassou ou à Gouldsboro, comme ils l'avaient déjà fait pendant certains courts voyages de l'été.
Mais cette fois, Honorine avait manifesté une certaine inquiétude de voir Angélique s'éloigner « en compagnie » du futur petit frère ou petite sœur. Du moins, c'est en ce sens que Joffrey de Peyrac interpréta les réflexions qu'elle émit plusieurs fois à la cantonade. Honorine disait parfois toute sa pensée sur certains points. Mais elle ne disait pas tout. Il fallait être attentif.
Elle accepta l'amitié de Séverine et se réjouit du voyage. Ce matin, elles avaient dû aller se promener ensemble, car il y avait mille choses à voir sur le port et dans la ville avec les entrepôts, les magasins et les boutiques regorgeant de marchandises.
Angélique crut entendre leurs voix et, se penchant de nouveau par la fenêtre, elle aperçut en effet l'adolescente qui tournait le coin de la rue, donnant la main à l'enfant. Toutes deux étaient accompagnées d'un grand jeune homme, vêtu de sombre comme les puritains de l'endroit, mais chaussé de bottes à revers et coiffé d'un chapeau à large bord orné d'une plume qui ne manquait pas d'élégance. Séverine et lui devisaient avec animation et, parut-il à Angélique, en français. Ce qui n'était tout de même pas courant à Salem.
Chapitre 4
La porte en bas claqua et Séverine appela :
– Dame Angélique ! On m'a prévenue que vous étiez de retour chez lady Cranmer. Je vous amène un Français qui se dit de votre province et prétend vous connaître.
Étonnée, Angélique retourna sur le palier. Le vestibule était sombre et elle ne distingua pas très bien les traits du nouveau venu. Le jeune homme avait ôté son chapeau et levait vers elle un long visage anguleux et pâle, sur lequel elle ne pouvait mettre un nom, mais qui lui inspirait cependant une vague réminiscence. À sa vue, il poussa une exclamation.
– Oh ! Madame du Plessis-Bellière, c'est donc bien vous ! Je n'osais pas y croire malgré tous les renseignements que j'avais glanés et les recoupements qui me confirmaient votre venue en Amérique.
Il franchit en deux grandes enjambées l'escalier et, s'agenouillant devant elle, baisa sa main avec ferveur.
Angélique demeurait perplexe. Qui pouvait donc bien être ce jeune homme qui la saluait du nom qu'elle portait autrefois à Versailles lorsqu'elle y tenait rang parmi les grandes dames de la cour ?
Il se redressa. Grand, maigre et dégingandé, il la dépassait d'une bonne tête.
– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Nathanaël de Rambourg.
Et, comme elle hésitait encore :
– Nos terres sont voisines des vôtres du Plessis, en Poitou. Toute mon enfance, j'ai joué et fait mille fredaines avec votre fils Florimond, et c'est même avec lui que j'ai commis la folie de me sauver en Amérique.
– Oh ! J'y suis ! s'exclama-t-elle. Quelle surprise, mon pauvre enfant !
Les noms, les mots venaient de lier en un éclair quelques images anciennes pour aboutir à l'écho d'un double galop s'éloignant à travers les frondaisons du parc du Plessis et qu'elle avait entendu au sein d'une nuit redoutable.
Elle chancela presque, puis se ressaisit.
– Nathanaël ! Mais oui ! Je te reconnais !... Viens donc t'asseoir.
Elle retrouvait d'emblée le tutoiement dont elle usait jadis envers le pâle gamin, déjà « long comme un jour sans pain », disait Barbe, et qu'elle avait toujours vu traîner derrière ses deux rejetons, Florimond et Cantor, lorsqu'ils séjournaient au Plessis. Escorte dont, parfois, ils prétendaient être importunés, le chassant, le repoussant, lui faisant endurer mille avanies, puis le réintégrant dans leurs bonnes grâces dès qu'il s'agissait de fomenter quelque expédition guerrière ou quelque complot envers les « grandes personnes ».
Le domaine de Rambourg jouxtait, en effet, les terres du Plessis. Ils appartenaient à une famille de très ancienne noblesse qui avait adhéré à la Réforme, dès les premiers prêches de Calvin. Huguenots depuis trois générations, impécunieux, prolifiques – Nathanaël était l'aîné de huit ou dix enfants –, fervents religieux, ils avaient tout pour attirer sur eux le malheur, la persécution et la tragédie.
En ce dernier été qu'elle avait passé au Plessis, Florimond et Nathanaël se rencontraient souvent, complotant plus que jamais.
– Il était si bavard, ce Florimond, dit le jeune homme en riant, si imaginatif et si convaincant que je l'ai suivi !
Angélique avait repris place sur le siège à haut dossier. Il lui fallait un instant de repos pour assumer la nouvelle.
– Ma chérie, dit-elle, s'adressant à Séverine qui s'inquiétait de la voir ainsi, veux-tu aller me préparer une tisane de passiflore et m'en apporter une tasse bien chaude ? Tiens, prends un sachet dans mon sac de médecines.
Le visiteur, repliant ses longues jambes, s'était assis sur un « carreau » de tapisserie, sorte de tabouret de crin dont on parsemait les demeures. Angélique n'en revenait pas de le voir là. C'était un revenant !... Plus ! Un survivant.
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