– Nous verrons plus tard, assura Adhémar qui, une fois de plus, ne se sentait en sécurité que sous l'égide de Mme de Peyrac.

Quant à Yolande, elle n'était pas tellement certaine qu'elle se serait plue chez les English, les rapports des Acadiens de la baie Française avec ceux-ci ayant toujours été fort mitigés et la coutume voulant que, lorsque d'un établissement français on voyait poindre une voile anglaise, le mieux pour les habitants était d'attraper leurs marmites et de se réfugier dans les bois chez les Indiens mic-macs ou etchemins, en attendant que ces Bostoniens de malheur aient fini de piller leurs pauvres baraques. Encore heureux s'ils ne les avaient pas incendiées.

Aujourd'hui, la paix régnait sur les rivages panachés de la tumultueuse French's bay, aux marées les plus hautes du monde. Mais il y a des souvenirs qui vous restent dans le sang et Yolande, l'Acadienne, n'était pas trop déçue d'un prétexte qui la ramenait encore pour l'année vers sa contrée natale.

Angélique, ce point réglé, remit à l'arrivée de Gouldsboro les décisions à prendre à propos des deux nourrices desquelles dépendait la santé des fragiles enfants. Yolande raffolait de son nourrisson Raimon-Roger, et son petit gars, solidement bâti à son image avec le regard écarquillé et naïf de son père, ne se montrait pas jaloux de la petite larve humaine qui partageait avec lui le lait d'un sein généreux.

Mais le couple acadien envisagerait-il d'accompagner la caravane jusqu'à Wapassou pour l'hiver ? L'affaire n'avait pas encore été abordée.

Quant à la petite Indienne qui allaitait Gloriandre, pour elle aussi et la famille du vieux medicine-man Shapleigh, la question restait posée.

Mais d'un commun accord, la trêve de la traversée était respectée, car si ce n'était pas en ces journées sur la mer, où l'on est détaché des obligations que l'on s'est forgées sur une rive et non encore happé par celles qui vous attendent sur l'autre, si ce n'était pas en de tels moments qu'on se laissait aller à un sentiment de liberté et d'irresponsabilité, il n'était pas certain que d'autres pourraient se présenter.

Plusieurs personnes désiraient connaître la recette des gaufres de crabe à la crème, sortes de pâtés cuits au four, ou de beignets jetés dans l'huile, contenant une onctueuse farce de crabe, cuite dans un bouillon de poisson, puis poivrée et additionnée de crème. De la crème aussi entrait dans la confection de la pâte, dont les œufs devaient être de préférence de dinde, d'oie, de cane ou de pintade, mais pas de poule, et dont l'huile était de noix ou de tournesol. En plus d'une pincée de sel, on devait ajouter pour la faire lever deux cuillerées de natron, dont on trouvait des plaques en gisement un peu partout sur le littoral, et qui donnait une autre sorte de fermentation que la levure de bière.

Il fallait les manger brûlantes, et naturellement arrosées de crème aigre, puis saupoudrées de sucre brun pilé, ou nappées de mélasse, ou, à défaut, de sirop d'érable. En bref, et avec une pointe de gingembre ou de muscade, un mets typique de la Nouvelle-Angleterre, retouché par le génie inspiré de la gastronomie française.

Il y avait des discussions dans les deux langues, française et anglaise, qui tendaient à établir avec autant de feu que le tracé des frontières, ce qui déjà relevait des talents de la gastronomie nationale.

Le clam-chowder, avec lait, oignons, pommes de terre et beurre, venait des Français par le mot chaudière, qui avait donné chaudrée, puis chowder.

Mais celui au homard et les clampies, tartes aux praires ou autres coquillages, étaient de New England de même, en principe, que tout ce qui s'arrosait de mélasse ou se relevait d'épices qui manquaient chez les Français, trop pauvres pour pouvoir s'en procurer autrement qu'en commerçant avec les Anglais, ou des navires des Caraïbes, s'il s'en présentait sans intentions malveillantes.

Les premiers jours, on eût dit que la Nouvelle-Angleterre ne survivait dans leurs pensées que sous ses aspects les plus aimables : ses plats nombreux, la douceur des homes caractérisés par de beaux objets, la variété de son commerce qui la comblait des meilleurs produits du monde entier par une habile entorse faite au Staple act.

Libérés de son joug théocratique, les « étrangers » qu'ils étaient et qui l'avaient offusquée, ne se souvenaient plus que de son charme, composé de nombreuses petites voluptés, que ses habitants auraient été indignés de voir dénoncées sous ce titre.

Mais n'était-ce pas une volupté que de pouvoir, au soir, l'ancre jetée, les voiles amenées, gagner la plage d'une île pour un pique-nique qui réunissait tous les passagers pour une de ces parties de clambake si familières à tous les caboteurs de l'endroit ?

Dans un vieux baril enterré dans un trou de sable, on jetait des pierres brûlantes vite recouvertes d'algues humides qui servaient de lit aux clams et aux huîtres, puis alternaient de nouveau couches d'algues et couches de coquillages, de homards, d'épis de maïs et de pommes de terre. On assujettissait par-dessus une vieille toile à voile sur laquelle était amassé encore du sable pour laisser le tout cuire à l'étouffée pendant deux heures.

Après avoir établi trois points de cuisson, les groupes qui s'étaient formés selon la provenance des navires commençaient à se mêler. Dès le premier pique-nique, Séverine alla chercher les protestants français et ces adeptes de Jean Valdo, qu'on appelait les vaudois, qui étaient passagers du Cœur de Marie. Elle revint accompagnée de Nathanaël de Rambourg et de ses amis. En attendant le repas, chacun se visitait et ceux qui jouaient d'un instrument de musique furent vite sollicités.

Après le festin, arrosé de beurre fondu et qui se mangeait avec les doigts, il y avait des chansons et des danses.

Personne n'avait envie de retourner à bord et l'on rêvait de dormir sur la plage, sous la voûte du ciel qu'une lune qu'on ne voyait nulle part emplissait d'une clarté verte et limpide.

Angélique raconta à Ruth et Nômie comment, dans une de ces îles, une femme quakeresse était venue lui prêter son manteau.

C'était l'année où les Indiens abénakis avaient ravagé la côte, et les îles où ils faisaient pique-nique étaient alors pleines de réfugiés...

Le calme était revenu. Les villages incendiés avaient été rebâtis. Lorsqu'on regardait vers la côte, la nuit, on la découvrait peuplée par le poudroiement des lumières rousses qui tremblaient derrière les fenêtres tendues de parchemin huilé ou de peaux de daims affamés. Le nombre des ports et des criques se révélait aux feux de charbon de bois, allumés dans les braseros de fer, à l'extrémité des promontoires, ou signalant des îlots dangereux.

Élie Kempton, le colporteur du Connecticut, faisait aussi partie du voyage.

Tout d'abord Salem n'était pas une ville où il pouvait se faire apprécier et son ours encore moins. Mr Willoagby lui avait attiré des ennuis depuis que des anciens, de ces vieillards toujours verts mais qui n'ont de mémoire que pour ce qui peut mettre leur prochain dans l'embarras, s'étaient souvenus que Willoagby était le nom d'un très digne et révéré pasteur des premiers temps de la colonie et s'étaient offusqués qu'on en eût affublé un animal, fût-il le plus intelligent des ours.

Ensuite, Kempton avait de nombreuses commandes de chaussures sur mesure à livrer dans le Nord. Et non seulement à Gouldsboro et dans les différents établissements d'Acadie, mais aussi dans la capitale même de la Nouvelle-France, à Québec, en Canada, où toutes ces dames l'attendaient. Ne pouvant comme anglais et hérétique s'y rendre sans être sous la protection du comte de Peyrac, comme la première fois, il lui faudrait trouver des personnes sûres pour acheminer ses œuvres à destination, soit par la forêt, soit par le fleuve Saint-Laurent.

Qu'il était pénible à un actif colporteur de se heurter à ces barrières, dressées par la bêtise humaine entre les peuples, alors qu'il existe une si parfaite unité de réactions quand il s'agit du plaisir d'acquérir. Qui pourrait, entre deux femmes heureuses d'essayer une élégante chaussure au bout et au talon renforcés pour plus de résistance d'une petite plaque de cuivre, distinguer la Française papiste de l'Anglaise calviniste, tant leurs sourires se ressemblent ?

Dans l'idée peut-être d'entraîner les Français présents à rêver d'un possible accord entre nations ennemies et d'y encourager leur gouverneur et aussi par fierté d'un commerce qui, dans les colonies anglaises, avait pris en quelques décennies des proportions tout à fait brillantes, il se plaisait à lire solennellement la liste des marchandises qu'on y trouvait déjà, aussi bien à Salem qu'à Boston :

Couvertures faites de bonne laine de Manchester


Bouteilles, dames-jeannes


Chapeaux de paille


Dentelles des Flandres


Lampes, lanternes, trompettes


Soie et batiste


Chandeliers, cloches


Perles, ambre, ivoire, corail


Jaspe


Poupées et jouets d'enfants


Scies, haches, clous


Garnitures de cheminées, meubles (armoires, coffres)


Cuivre en feuilles et en baguettes


Briques, pièces de cheminées et de fourneaux


Défenses d'éléphant


Pelles à feu et autres


Passementeries et tissus d'or et d'argent


Vitraux de couleur