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On lui avait installé, sur le pont central, un grand hamac carré de coton des Caraïbes, tiré aux quatre coins, garni de coussins, lui permettant d'y faire asseoir près d'elle des enfants, une ou deux personnes parmi ses visiteurs. Disposés autour d'elle, il y avait aussi des pliants de tapisserie, des « carreaux », gros coussins bourrés de crin, pour accueillir les visiteurs, et parfois l'assemblée était nombreuse autour d'elle, à déguster des sorbets et à deviser à l'ombre, surtout lorsque, le bateau à l'ancre, le vent tombait et la chaleur se faisait sentir.

Mieux valait ce temps très beau que des tempêtes. Le voyage prit pour elle l'allure qu'elle souhaitait : un intermède pendant lequel, faisant le bilan des semaines qui venaient de s'écouler, on se préparait à aborder d'autres terres, et d'autres tâches. À Gouldsboro, les préparatifs de l'hivernage allaient remplir les jours d'automne d'une fébrile activité.

Mais c'était encore l'été, le temps des entreprises et des projets, comme on sème dans un sillon le grain sur lequel va se refermer la glèbe et qui donnera des blés vigoureux et multiples.

Cet été-là n'avait été ni vain ni maudit. On pouvait le juger fécond et plein de promesses.

Près du hamac, les berceaux d'osier en forme de barques, surmontés chacun d'un demi-ciel et reposant sur deux pièces arrondies permettant le bercement, étaient la vision la plus encourageante à contempler. On ne s'habituait pas encore à l'apparition sur Terre de ces minuscules créatures et, du mousse aux officiers, en passant par le plus chevronné des matelots et le plus rogue des quartiers-maîtres, chacun ne cessait de solliciter l'honneur et le plaisir de pouvoir jeter un regard sur les petites têtes enfouies entre drap et oreiller.

On les ramenait dans les appartements lorsque le vent était violent ou le soleil trop chaud.

– Je trouve qu'ils pleurent beaucoup depuis notre départ, insistait Angélique. Regrettent-ils d'avoir quitté Salem ?

Les braillements des nouveau-nés gâchèrent un peu la première journée du voyage. Les bâtons de sucre de la sage-femme irlandaise, les comptines de ses filles, leurs promenades inlassables et dévouées le long de la coursive et les efforts de Nômie n'y faisaient rien.

– J'ai pourtant endormi des ivrognes, des brutes, des fous, s'inquiétait Nômie, et ceux-ci, qui leur tiendraient dans la main, me résistent !

Guettant la colère des jumeaux sous l'œil déprimé de leurs nourrices et de leurs berceuses, Angélique et les deux quakeresses, vers le soir, entr'aperçurent la vérité.

– Peut-être regrettent-ils le berceau des Cranmer ? dit Angélique.

Et ce fut l'illumination.

Chacune, à part soi, y avait songé, mais l'agitation du départ avait relégué à l'arrière-plan des détails qui auraient semblé futiles à soulever dans le moment où la préparation des bagages – sacs, coffres, malles à faire porter aux navires –, des choses à ne pas oublier, prenait le pas sur de plus subtiles préoccupations.

On avait bien pensé à embarquer ces chaufferettes de cuivre qu'on ne trouvait qu'en Nouvelle-Angleterre et dont Angélique rêvait pour Wapassou, des sacs et des sacs de haricots bruns de Boston, des toiles et couvertures de lainages écarlates ou bleues de Limbourg, mais l'on avait plongé les jumeaux dans le chaos d'une incompréhensible et angoissante rupture. Ce n'était pas la première, mais celle-ci était injuste et due à l'étourderie d'une gent adulte qui perd le sens lorsqu'il s'agit de s'ébranler vers d'autres cieux et de se nantir de tous les biens de ce monde, dans son exil.

Sans précaution, on avait arraché les jumeaux à la corbeille des petits pionniers puritains du Mayflower et on les avait couchés chacun dans un berceau différent.

– Ruth ! Nômie ! dit Angélique, je sens qu'ils ont encore besoin d'être proches l'un de l'autre, comme ils l'étaient en moi. Il faut les remettre ensemble...

Il y eut aussi un conseil très animé et controversé à propos des bandelettes qui leur emprisonnaient bras, jambes et tête.

L'accord se fit sur un moyen terme. Dans la journée, il était bon que les enfants pussent agiter et étirer leurs petits membres, mais la nuit, la solide armature du maillot devait rassurer leur fragilité livrée à tant d'espace immense et les prédisposer au sommeil.

Selon toute apparence, les décisions prises à leur endroit convinrent aux nourrissons.

Les matelots qui passaient se mêlaient au débat. Ces hommes privés de foyer, n'ayant jamais eu le temps de voir grandir leurs « lardons » s'ils en avaient, montraient beaucoup de finesse comme si leur vie solitaire leur avait donné le temps de réfléchir sur l'enfance.

– Lui, le garçon, il n'aime pas le vent, pronostiquait un fort dur à cuir, la joue gonflée de sa chique de tabac, il faut l'abriter. Elle, la petite, elle aime le bruit, le mouvement autour d'elle. Vous verrez, quand il y aura un bel orage, cela ne lui déplaira pas.

Mais Angélique aimait cet emplacement au milieu du navire, sous la grande toile tendue, d'où elle pouvait suivre les allées et venues de la plupart des passagers, assister à la manœuvre des gabiers dans les haubans. Elle aimait les voir sur un coup de sifflet s'envoler, grimper et se ranger alertement, comme des oiseaux sur une branche, le long des grands espars soutenant le gréement des voiles.

Elle admirait leur agilité et leur habileté à serrer ou déployer les multiples voiles, grandes ou petites, et se représentait le courage et la force qu'il fallait à ces hommes pour accomplir les mêmes manœuvres par les tempêtes sauvages, cramponnés de leurs pieds nus aux filins des traversières, le long des vergues, tandis que le navire ballotté dévalait jusqu'au creux de vagues profondes comme des gouffres et hautes comme des montagnes, serrant les voiles et les nouant des mêmes nœuds de leurs doigts habiles et calleux maintes fois écorchés par la rudesse de la toile et des cordages, sous des trombes d'eau de pluie ou des paquets d'eau de mer.

Mais lorsque la mer était belle, comme ces jours-là, on les sentait heureux de caracoler dans les hauteurs à travers leur forêt de cordes et de mâts qui était leur domaine et on les entendait chanter et rire.

Dans son hamac, Angélique continuait de recevoir comme en sa ruelle. Et des visiteurs désireux de s'entretenir avec elle venaient de partout.

Adhémar lui apportait solennellement des plats mijotés par lui à son intention. M. Tissot et le cuisinier du bord admettaient le soldat déserteur en leur domaine parce qu'il révélait un indéniable génie culinaire dans ses préparations et qu'il était difficile au surplus de se débarrasser de lui par le raisonnement ou la simple injonction à vider les lieux, la force elle-même n'assurant pas la victoire. Et, lorsqu'il s'agissait de mettre au point un mets pour Mme de Peyrac, ce militaire timoré, enrôlé à son insu par un recruteur sans scrupules et qui ne cessait de trembler depuis qu'il s'était réveillé d'une néfaste saoulerie, à fond de cale et en partance pour le Nouveau Monde, ce militaire malgré lui qui n'échappait au scalp chez les Indiens que pour être menacé d'estrapade chez les Français et de pendaison chez les Anglais, ne connaissait plus la peur dès qu'il se trouvait une casserole en main, plutôt qu'un fusil, dans l'intention d'élaborer un chef-d'œuvre pour Angélique. Il avait mis au point deux recettes qu'elle affectionnait : les gaufres de crabe à la crème et le poisson du « Sud-Est », plats déjà traditionnels parmi les Français ou Écossais des îles et des côtes du Maine et de la baie Française : de la morue dessalée, accompagnée de petits lardons, de concombres, et de deux légumes qu'on ne trouvait que dans certaines îles : des petits pois, que Mme Mac Grégor cultivait dans Monégan en souvenir de sa mère, qui en avait apporté la semence de France en son premier voyage, et un fruit dont des pirates d'Amérique du Sud avaient doté certains emplacements pas trop éventés, la tomate. Tous deux, comme on le savait déjà, mets servis à la table du roi de France où ils étaient encore considérés comme rares.

Par bribes, Angélique avait fini par faire la lumière sur la présence qui s'était avérée providentielle du couple Adhémar-Yolande et de leur précieux bébé, à Salem. Bien qu'elle fût prête à admettre toutes les interventions célestes, leur arrivée à bord du Cœur de Marie n'était pas fortuite. La réalisation du projet de venir s'installer en Nouvelle-Angleterre leur avait pris presque deux années.

Lors de sa captivité chez les Bostoniens, le soldat français Adhémar que l'Anglais Phips, puis le tribunal de Boston, ne sachant qu'en faire, avaient transféré sur Salem, avait attiré l'attention du propriétaire français de L'ancre bleue qui, dès ce moment, voulut se l'attacher à ses cuisines, voire lui confier la marche d'une auberge de luxe qu'il comptait ouvrir comme traiteur pour les hautes personnalités de la ville et pour les riches étrangers de passage. Après l'avoir fait rechercher jusqu'au Canada et après de nombreuses tractations transmises de barques à navires, Adhémar, qui entre-temps avait convolé en justes noces avec la solide Acadienne Yolande, fille de Marcelline la Belle, avait accepté de revenir chez les Anglais, cette fois non comme prisonnier de guerre mais en vue d'une carrière plus en rapport avec ses capacités natives et plus lucrative que celle de soldat du roi de France, bien qu'elle accentuât les dangers qui pesaient sur lui en tant que déserteur de l'armée française et traître à sa patrie, passé à l'ennemi.

– Mais alors, vous nous devez, à Raimon-Roger et à moi, d'avoir dû changer vos plans et annuler vos engagements, dit Angélique, lorsqu'elle eut enfin débrouillé l'histoire. Le patron de L'ancre bleue doit nous en vouloir ! M. de Peyrac s'était arrangé avec celui-ci qu'il connaissait de longue date...