Chapitre 14

– Cette Bertille a un cœur de pierre, pleurait Séverine qu'Angélique, dès qu'ils furent à bord, avait fait venir près d'elle pour qu'on lavât d'une eau de benjoin ses égratignures. Elle ne sème que tristesse et discorde. C'est à cause de ses coquetteries que le Maure de M. de Peyrac a été pendu au grand mât, pendant notre traversée de l'Atlantique. Souvenez-vous, dame Angélique, je me réveille la nuit en y songeant. Cela me fait pitié, pour ce Noir, mais aussi pour M. de Peyrac qui fut contraint de pendre son serviteur à cause de cette sale petite idiote. Heureusement que Kouassi-Bâ n'était pas à bord durant ce voyage. Sinon c'est lui que M. de Peyrac aurait été obligé de pendre et ç'aurait été beaucoup plus affreux que pour le Maure.

– Kouassi-Bâ ne se serait pas laissé entraîner ainsi par elle.

– Peuh ! Avec une Bertille Mercelot, tout est possible. « Ils ont déchaîné la mauvaiseté des hommes et ils ne peuvent plus retenir leurs chevaux », cita-t-elle.

– Cesse de te mettre martel en tête pour Bertille Mercelot ! Elle n'est pas à notre bord et doit poursuivre encore son voyage avec son père en Nouvelle-Angleterre.

– Bien fait pour les Anglais ! Quand je pense qu'elle a osé me traiter de fourmi noiraude et maigriotte. Et devant... devant...

Angélique voyait qu'elle pensait à l'affront subi devant le jeune et immense Nathanaël de Rambourg, dont elle avait cru percevoir l'anguleux visage dépassant la houle des têtes et des chapeaux pointus au moment du départ.

– Dis-moi, Séverine, demanda-t-elle, n'as-tu pas revu, avant notre départ, ce jeune Poitevin, ami de Florimond, qui s'était présenté chez moi si inopportunément le jour où s'annonçait la naissance des enfants ?

– Si fait ! acquiesça Séverine avec un sourire malicieux. Deux ou trois fois. Mais il est fort timide et je n'ai pu le décider à revenir dans votre demeure toujours envahie de visiteurs.

– Quel ennui ! J'avais à lui communiquer des renseignements sur sa famille.

Très contente d'elle, Séverine confia à Angélique qu'elle avait encouragé le jeune homme à s'associer au groupe de huguenots français que M. Manigault avait joint à Salem et recruté pour Gouldsboro. Parmi eux se trouvait le charitable Charentais, tapissier de son état, chez qui Nathanaël logeait depuis qu'il était arrivé dans la capitale du Massachusetts, ne sachant trop quoi faire de sa grande carcasse. Il se trouvait en leur compagnie à bord du Cœur de Marie, l'un des navires qui escortaient L'arc-en-ciel.

Angélique la félicita d'avoir pris cette initiative. L'obligation qu'elle avait à remplir vis-à-vis de ce garçon était pénible : lui annoncer le massacre de toute sa famille, perpétré quelque six années plus tôt et qu'il ignorait encore. Maintenant qu'elle le savait dans leur sillage, ces tristes nouvelles pouvaient attendre. On le ferait venir un jour sur L'arc-en-ciel pour lui parler avec ménagement.

Pour l'instant, ils quittaient le port et Angélique voulut monter sur la dunette pour un dernier regard.

Le vent soufflant dans la bonne direction, ils s'éloignaient rapidement. La petite ville là-bas n'était plus qu'un feston de pignons et de toits pointus, de cheminées de briques empourprées par le soleil couchant, lequel faisait miroiter les vitres des maisons et, comme d'un poudroiement léger de poussière de diamants, les garnitures de morceaux de verre incrustés dans les entablements et autour des portes.

Elle devenait bleutée, sur la nacre du couchant, se piquetait peu à peu des lumières des chandelles allumées au cœur des maisons, et s'estompait derrière l'ombre de ses îles que les navires, après les avoir longées, quittaient à leur tour. On ne l'imaginait dans le soir que si dévote et si douce, ne vivant que de prières et de diligentes besognes pour le service du Seigneur...

*****

Dès le premier soir, la vie s'organisa à bord de L'arc-en-ciel, par un joyeux souper aux chandelles dans ce qu'on appelait la chambre des cartes ou du conseil, et qui servait aussi de salon et de salle à manger aux officiers.

Comme il faisait très chaud, malgré l'air du large, les fenêtres étaient ouvertes sur un balcon formant galerie au-dessus du château arrière.

À l'étage au-dessus, étaient les appartements du comte de Peyrac et de sa famille, avec également un balcon surplombant celui des officiers, où l'on pouvait aussi bien dormir la nuit sur de grands divans disposés à l'orientale, que se reposer le jour si le vent balayant le pont central était trop violent.

Angélique avait fait ses adieux à Mrs Cranmer, en cherchant tous les termes susceptibles d'atténuer son animosité et sa rancœur pour tant de dérangement qu'elle avait apporté sous son toit, et de lui exprimer sa reconnaissance pour l'abondance des services qu'elle en avait reçus.

– Chère hôtesse, vous avez été notre providence et je ne vous oublierai jamais.

Mais la fille de Samuel Wexter opposa à ses protestations un masque figé d'amertume et la laissa partir sans un mot après une froide révérence, imitée par ses enfants, debout autour d'elle, petites filles en collerettes et guimpes à nœuds de ruban, petits garçons enfoncés dans leurs hauts-de-chausses et pourpoints noirs ou gris et plus colletés jusqu'au menton que leurs grands-pères.

De cette froideur, Angélique comprit mieux le sens lorsqu'elle découvrit à bord, à cette table même, lord Cranmer qui les accompagnait et qui, sans souci de sa chagrine épouse, abandonnée à ses patenôtres et à sa Bible, levait joyeusement son hanap de vin français à la santé de ses hôtes.

*****

Pauvre lady Cranmer ! Angélique, maintenant seule aux côtés de Joffrey sur le balcon du château arrière, bénissait le ciel d'être parmi celles qui, la nuit tombée, se retrouvent auprès de leur amour.

Le silence et une neuve solitude les enveloppaient et ils devisaient à petites phrases, elle lui posait des questions à mi-voix.

– J'ai eu peur, disait-elle, évoquant les affres des heures de Salem, je craignais que Dieu ne veuille me punir...

– Vous punir ! Auriez-vous péché, madame ?

Elle riait, le front contre son épaule, s'abandonnant à la force tranquille de son corps à demi allongé près du sien, la chaleur de son bras autour d'elle, tandis que l'air marin soufflait sur leurs visages une douce haleine rafraîchissante.

Les craquements du navire ponctuant le bercement de la houle, la vibration des haubans répondant à la tension des palans, le ronflement syncopé du vent distribuant son souffle à travers le déploiement savant des toiles blanches hissées ou abattues suivant les caprices de l'orchestre éolien, toute cette vie palpitante du navire, Angélique l'absorbait comme un élixir lui rendant son énergie qu'elle se reprochait d'avoir laissée s'enfuir.

– Il me semble que je ne sais même plus lire ni écrire...

– Billevesées ! Le Gouldsboro doit nous ramener d'Europe des coffres entiers de livres choisis pour nos soirées d'hiver à Wapassou. Commencez donc dès demain à vous remettre à la lecture avec les almanachs de Kempton. Vous y trouverez mille choses précieuses à votre goût et qui ne fatiguent pas l'esprit.

Au bruit de la mer, aux claquements des vagues contre la coque, à toute la rumeur qui s'élève des profondeurs d'un navire, ainsi qu'aux chants et aux appels qui tombent des hauteurs, se mêlait en sourdine la musette fragile des pleurs des bébés. Des voix de femmes y répondaient, les berçant d'une complainte :

My Bonnie is over the ocean,


My Bonnie is over the sea,


My Bonnie is over the ocean,


O bring back my Bonnie to me...

– Même les chants de nourrice, ici, parlent d'océan et d'amour, disait Peyrac.

– Je trouve que les petits pleurent beaucoup depuis que nous sommes en mer, remarqua Angélique. Peut-être qu'ils n'aiment pas naviguer ?

Joffrey se moquait de sa candeur de mère inquiète. Mais pour eux, les parents, la présence de ces petites vies transformait cette nouvelle navigation, lui donnait une autre dimension, une autre saveur que les autres fois, c'était une aventure qui commençait.

Ils se regardaient, les yeux brillants de joie et de fierté.

Bring back, bring back


Bring back my Bonnie to me, to me...


Bring back, bring back


O bring back my Bonnie to me.

– Qu'avons-nous fait pour mériter tant de bonheur ? Joffrey, croyez-vous que le combat va s'achever maintenant que notre principal ennemi sur ce continent a disparu ?

Il hésitait à répondre. Puis il hocha la tête, rassurant, lui souriant avec tendresse.

– Je ne sais qu'une chose, mon amour, encore que je me garde de la proclamer avec trop de superbe. C'est qu'ayant tout mis en œuvre pour vous enlever à moi, aujourd'hui, il ne peut plus nous nuire, et moi, je vous tiens dans mes bras et me penchant vers vous, je crois lire dans vos yeux cet amour qui fait ma vie et qu'il avait juré de m'arracher. C'est là, pourrait reconnaître un stratège, toutes les apparences d'une complète victoire pour nous, et d'une totale défaite pour lui. Inutile d'épiloguer ou de déterminer s'il s'agit de l'issue d'une phase du combat ou de la fin du combat. Je n'ai jamais mésestimé les forces de notre adversaire mystique et invisible qui nous guettait derrière les arbres. Il fut désigné pour semer des embûches sous les pas, pourtant bien trébuchants, de notre nouvelle existence. Je ne sais si sa mort marque la fin de la bataille et ce qu'il peut nous réserver encore de l'au-delà, mais, considérant où nous sommes parvenus, j'oserai dire : oui, mon amour, pour l'instant, le combat est fini et nous avons gagné.