Après s'être entretenu avec le père de Marville, Joffrey l'avait fait sortir de la maison et de la ville et l'avait escorté lui-même jusqu'à une crique à l'écart, où, à prix d'or, le comte s'était acquis les bons offices d'un pirate mécréant de la Jamaïque qui n'était ni pour Dieu, ni pour le diable, ni pour personne, et qui s'était engagé à conduire son précieux et indésirable passager jusqu'à l'île de la Martinique, sinon, pourquoi pas, jusqu'à Honfleur en France.

S'il n'avait pu encore cingler vers le large, il attendait l'heure de marée, embossé derrière une île de la baie, et l'on pouvait considérer le jésuite à son bord comme hors d'atteinte.

Démarches qui ne furent pas faciles et demandèrent temps et pourparlers.

De sorte que, lorsque Joffrey de Peyrac put se présenter à la maison de Mrs Cranmer et monter jusqu'à la chambre d'Angélique, celle-ci était à bout de patience.

– Alors ? lui jeta-t-elle. Qu'en est-il ? Est-ce le jésuite qui l'a tué ?

Il la considéra d'un air songeur, éclata tout à coup d'un rire sonore. Puis, se penchant, il lui prit le menton entre deux doigts.

– Ne faites pas cette mine-là, petite Poitevine superstitieuse.

Mais elle avait les nerfs tendus à craquer, et, sans sourire, elle écarta sa main, doucement mais fermement.

– Que pensez-vous, Joffrey ? J'ai besoin de le savoir.

Il la contemplait : cheveux de lune, fée légère et un peu irréelle avec au fond des prunelles cette nuance si rare d'émeraude ou d'un bleu de glace, cette expression tragique et grave, toujours la même, qui l'avait poigné au cœur, sur le chemin de Toulouse.

Miracle et merveille ! Elle n'avait pas changé.

Derrière ses apparences fragiles, l'être authentique, dur et étincelant comme le diamant, était resté le même. Il lui devait la vérité.

– Comprenez-moi, insistait-elle. Cela fait des heures que je suis entourée de femmes de toutes confessions, de toutes nations, qui ne cessent de me répéter que le malheureux garçon a été tué par son maître spirituel. Qu'en est-il ? Dites-moi la vérité. De vous, je l'accepterai sans en être ébranlée, mais ne me scellez rien.

Comme à l'habitude, Ruth et Nômie avaient fait le vide autour d'eux. Ils étaient seuls.

Il se pencha plus près encore, posa un baiser prompt sur les belles lèvres entrouvertes.

– Oui, c'est vrai, il l'a tué !

– Par magie ?

– Que dire ? Quelle réalité mettre derrière les mots ? Par magie ? Disons... par pouvoir hypnotique.

Il s'assit au bord du lit.

– L'enfant était très affaibli, à bout de forces, et il avait le cœur brisé. Il était donc sans défense contre une volonté impérieuse qui lui aurait commandé de se détruire... Des matelots de l'équipage de L'arc-en-ciel l'ont vu traverser le quai d'un pas d'automate et ont entendu le bruit de sa chute dans l'eau. Au moment où ils se précipitaient, ils ont aperçu le père de Marville, immobile, à quelques pas, dans l'ombre d'un entrepôt. Non seulement il n'intervint pas, mais, plus tard, refusa l'absoute, disant que le jeune homme s'était suicidé, ce qui est le plus grand des péchés. Ils vinrent se confier à moi. C'étaient des Maltais. Ils étaient troublés. Ils avaient compris ce qui s'était passé, tout bons catholiques de Méditerranée qu'ils fussent ! Malgré, ou peut-être, à cause de cela. Et maintenant, apaisez-vous, mon ange. Vous n'êtes responsable en rien.

Elle se laissait aller contre ses oreillers, pâle et désolée.

– Pauvre garçon ! C'est ma faute.

Il la prit dans ses bras, la serrant contre lui, lui répétant qu'elle ne pouvait, par son seul cœur, sauver le monde, l'arracher à ses vieilles hantises, le purger de ses folies ancrées et quelquefois nécessaires.

Pour sa part, lui, Joffrey, ne s'inquiétait pas, bien qu'elle s'indignât de le voir rire parfois en des circonstances tragiques, sachant bien que c'était le rire de celui qui, du haut de la montagne, s'aperçoit qu'il a échappé au cloaque mortel où se débattent tant de droites consciences engluées.

Tant de fois il avait vu mourir, tuer, et dû lui-même donner la mort ! Il savait que c'est un acte simple pour celui qui se doit de défendre, non seulement sa vie mais ses doctrines, et parfois d'autres idéaux plus importants que la vie. Sachant, lui, homme, que c'est un acte irrésistible pour celui qui se sent acculé et sans autre issue que ce geste, il ne s'indignait pas autant qu'elle de soupçonner le père de Marville, un guerrier, de l'avoir accompli.

– Car, conclut-il, c'est moins de constater que le jésuite l'a tué qui me trouble et m'inquiète que de me demander pourquoi il l'a tué.

Troisième partie

Retour sur L'arc-en-ciel

Chapitre 13

Salem et les côtes du Massachusetts s'éloignaient. L'arc-en-ciel, vent en poupe, cinglait vers la haute mer. Bientôt le grand navire et ses bâtiments d'escorte furent seuls entre ciel et mer.

Cette vacuité de l'horizon n'était que temporaire Ils remontaient vers le nord-est et la vaste courbe que dessinaient les côtes de Nouvelle-Angleterre rejoignant la baie Française se refermant par la grosse pince de la presqu'île d'Acadie, ou Nouvelle-Écosse, ne tarderait pas à profiler de droite ou de gauche de linéaires festons.

Des îles apparaîtraient, isolées ou en escadres bien rangées ou dispersées.

Mais quelques jours, ils seraient seuls, hors du monde et de ses exigences, détachés de tous les mondes.

Dès qu'on eut levé l'ancre, Angélique sentit que Jorfrey devinait son désir de prolonger le farniente en voguant calmement.

Il lui assura qu'il comptait bien donner à leur voyage des allures de cabotage qui permettraient à la fois de ménager une transition entre les tumultes de Salem et les retrouvailles de Gouldsboro, et de visiter et « prendre langue » sur différents points de la côte où les attendaient amis et affaires.

Ils jetteraient l'ancre à Casco, à Popham, à Pemaquid, avant de cingler plus à l'est vers la baie Française et y faire d'autres escales, au large d'îles dont les habitants attendaient leur passage pour charger, à destination de Gouldsboro, les produits de leurs artisanats ou de leurs cultures.

L'affaire du jésuite avait précipité leur départ. Le redoutable personnage avait disparu à l'horizon, mais la plus grande surexcitation continuait à régner dans la ville.

Il était temps de laisser entre eux ces chapeaux noirs et ces rabats blancs. Angélique renonça à visiter Salem et à y faire des emplettes, comme elle l'avait prévu en y arrivant.

Elle regretta aussi de n'avoir pu visiter, à l'orée de la forêt, la maison des magiciennes.

Pourtant, elle avait obtenu d'elles de pouvoir emmener jusqu'à Gouldsboro les deux « soignantes » et leur aide, leur faisant promesse qu'un navire les ramènerait à Salem avant les frimas. Les petits étaient encore si fragiles... Elle tremblait pour eux et n'aurait pu se sentir en paix sans leurs « protectrices ». Ses forces morales et physiques n'étaient pas encore, non plus, revenues tout à fait. Ce qui était vrai.

Elle mesura à quel point elle était peu solide sur ses jambes, lorsqu'elle se retrouva prête à quitter la demeure de Mrs Cranmer. Sa descente vers le port pour s'embarquer représentait sa première promenade hors des murs de la maison.

Jusqu'au dernier moment, jusqu'au dernier instant, on aurait pu croire qu'allait éclater on ne sait quoi, le feu du ciel sur Sodome et Gomorrhe, la punition pour tant de scandales et d'étrangetés.

*****

Elle vacilla, découvrant du seuil la place où la foule s'assemblait. Hommes, jeunes enfants arrivaient de toutes les rues en courant. Angélique remarqua la haie serrée que formaient plusieurs escouades des matelots de leurs navires, tous en uniformes blancs et bleus, et armés.

Elle hésitait à s'avancer, et fut contente de voir surgir à ses côtés lord Cranmer qui lui offrit l'appui de son bras.

Joffrey de Peyrac, avec sa garde espagnole, prit la tête du cortège.

Il avait dégainé son épée et la tenait à bout de bras, un peu écartée du corps, la pointe vers le sol.

Ce geste imité par ses officiers pouvait passer pour une forme de salut déférent, d'hommage courtois à la population et marquait aussi que, dans leur superbe, les gentilshommes français se tenaient en alerte et prêts à faire face à toute éventualité, car ils se savaient papistes et étrangers en territoire puritain.

Angélique, forte de la présence de son chevalier servant, s'engagea avec lui sur le chemin du port, non sans se demander si des mouvements d'hostilité, qui par moments passaient sur la foule comme une risée de vent sur la mer, n'étaient pas provoqués par son défenseur même, lord Cranmer, lui l'anglican, le laquais d'un roi dévoyé, d'un Stuart corrompu, Charles II, souverain d'Angleterre, dont les justes de Salem devaient subir le joug, et qui se présentait, avec sa barbe teinte en rouge, et sa perle à l'oreille, à l'image de son maître.

Ou bien était-ce parce que, marchant derrière eux, s'avançaient, portant les enfants dans leurs opulentes robes de baptême hollandaises, les « magiciennes » de la forêt ? Ruth et Nômie pour la circonstance avaient revêtu de lourdes capes noires qui, à l'ancienne mode allemande, étaient dotées d'un chaperon noir dont la pointe très raide se prolongeait, semblait-il sans fin, en arrière. Étaient-elles contraintes de se vêtir ainsi lorsqu'elles paraissaient dans la ville, afin de signaler leur présence impure, comme jadis les lépreux ?

Angélique n'avait pas été témoin de la demi-émeute qui avait éclaté sur leur passage la nuit où le comte de Peyrac les avait ramenées jusqu'à la maison des Cranmer, afin d'en écarter la mort.