– Que fais-tu ici, toi ?
– Il me rendait visite, s'interposa Angélique, comme il l'a fait souventes fois lorsque nous séjournions à Québec. Les Français isolés en terre étrangère aiment à se retrouver. De plus, je suis heureuse qu'il ait songé à s'adresser à moi en tant que compatriote et femme, pour me demander de l'aide. Je le vois en un triste état. Les plaies de son supplice se sont corrompues et la fièvre le tourmente.
Elle parlait nettement afin de ne pas laisser à l'intrus le temps d'intervenir.
– Aussi, vous demanderai-je, mon père, de le laisser à ma garde jusqu'à ce qu'il soit guéri et ait repris quelques forces. Car, je vous le répète, il a besoin de soins, et vous ne prenez pas en pitié sa jeunesse ni l'épuisement dans lequel il se trouve et qui, si l'on ne veille à le ranimer avec prudence et une nourriture appropriée, peut lui être fatale.
Cette fois, c'était le regard du jésuite qui la convainquait de l'inanité de ses paroles. Il était atone. Il ne la voyait pas, il ne la verrait jamais. Seulement, l'image qu'il s'était faite d'elle, le portrait qu'on lui avait tracé.
Il avait cependant écouté, car il murmura :
– Certes, je ne doute pas que vous soyez habile à ranimer et réconforter les jouvenceaux.
Angélique, après s'être demandé si elle avait bien entendu, négligea la pique venimeuse.
Elle était soudain tellement persuadée qu'il fallait sauver d'un danger certain le pauvre Emmanuel qui flageolait à ses côtés, qu'aucune allusion perfide ne pouvait l'ébranler, et elle était décidée à se battre pour le retenir près d'elle comme elle se serait battue contre un serpent dressé, prêt à mordre et dont les sifflements et le froid regard cruel ne doivent pas être pris en compte si l'on veut garder la maîtrise nécessaire pour en venir à bout.
– Vos propos seraient plus que grossiers et discourtois, mon père, s'ils ne s'avéraient surtout ridicules. Ridicules en effet s'adressant à une personne elle-même convalescente et qui se relève à peine de ses couches.
– Vous ne m'avez pourtant pas parue si affaiblie, madame, hier, lorsque, devant des ennemis de votre pays et de votre religion, avides de me voir mis en défaut et, en ma personne, l'honneur de l'habit que je portais, vous vous êtes inscrite en faux contre mes affirmations.
– Parce qu'elles étaient fausses, vous le savez fort bien, et à vous entêter, l'honneur de votre ordre risquait d'être plus éclaboussé encore. Ne reprenons pas cette querelle.
– Au contraire ! L'enjeu est trop grave. Il s'agit de la réputation d'un saint.
– Alors dans ce cas, dites tout !
Elle fut surprise de le voir se troubler et marquer un temps d'arrêt comme si elle lui avait porté un coup d'estoc dont il avait quelque peine à dominer la suffocation.
– Que voulez-vous dire ?
– Ce que je dis. Les pièces sont trop nombreuses et les nier ne ferait qu'encourager les Anglais à les produire à grand bruit, même si le souci d'éviter une rupture entre la France et l'Angleterre était le but louable de vos protestations... erronées.
– Vous m'absolviez donc, madame, de les avoir prononcées ?
Il avait un sourire bizarre, insinuant. Elle se demandait ce qui lui était venu à l'esprit. Elle retint un haussement d'épaules.
– Absoudre ? Encore un mot ridicule de vous à moi. Mais en effet, je peux trouver des excuses à la mauvaise foi dont vous avez fait preuve hier, devant ces étrangers.
– Des excuses ? Lesquelles ? s'empressa-t-il, toujours ironique.
Elle commençait à sentir les picotements de l'exaspération lui parcourir l'échine.
– La fatigue et le chagrin d'avoir vu périr votre frère en religion pouvaient vous avoir jeté hors de vous-même. Mais j'ajouterai avec fermeté que je ne vous laisserai pas continuer à nier, pour faire retomber sur nous la responsabilité de la mort du père d'Orgeval, comme s'il n'avait jamais commis envers nous aucune provocation... une évidence dont le père d'Orgeval se serait sans doute glorifié. Non seulement il envoyait des espions en Nouvelle-Angleterre, mais il conduisait lui-même Français et Indiens sur le sentier de la guerre contre les hérétiques, parmi lesquels nous étions comptés.
« Un soir dans la forêt, j'ai entendu sa voix qui encourageait et absolvait ceux qui demain devraient mourir pour la gloire du Christ en tuant beaucoup d'hérétiques. Et une autre fois, je l'ai vu de mes yeux, une Robe Noire qui montait à l'assaut du village anglais de Brunswick Falls, entraînant derrière lui une armée d'Abénakis et de Hurons baptisés qui massacrèrent tous les habitants.
– L'avez-vous reconnu ?
– Non, puisque vous n'ignorez pas qu'il n'a jamais voulu se trouver en notre présence. Mais j'ai reconnu son étendard. Blanc, brodé aux coins de quatre cœurs percés de poignards. Un Indien près de lui portait son mousquet, ce mousquet que j'avais vu, posé sur l'autel de la chapelle, à sa mission de Norridgewoek, dans le Kennébec.
Le père de Marville l'écoutait-il ? Il paraissait rêver, ailleurs, avec toujours un vague sourire aux lèvres.
– Aussi vous préviendrai-je sans ambages, conclut-elle. Je n'hésiterai pas à faire connaître la vérité chaque fois que cela sera nécessaire. Sans ajouter que j'estime malhabile votre défense de sa réputation, ne pouvant que déformer son vrai visage.
Le jésuite se ressaisit, comme piqué par un taon, et s'écria :
– Votre inqualifiable insolence vous dénonce, madame. Comment osez-vous, femme, vous adresser sur ce ton à l'un des ministres de votre Église ?
– Il n'y a de ma part aucune insolence, père. Nous discutons de faits de guerre, je dirais presque de faits politiques.
– Vous oubliez, ce faisant, qui vous êtes et à qui vous parlez. La politique et la guerre ne sont point affaires de femme, moins encore la dangereuse indiscipline de la pensée et du raisonnement. Je constate que vous êtes bien telle que vous m'avez été annoncée, dangereuse et subtile, et détachée de la plus élémentaire obédience envers l’Église catholique dans laquelle vous êtes née et avez été baptisée. Or, l’Église est l'œil de Dieu. Celui qui veut se dérober à sa surveillance et qui méprise et insulte ses prêtres commet le plus grand des crimes, et vous vous en êtes rendue coupable septante fois sept fois !
– Et moi, je constate que votre supérieur fanatique a su vous faire partager son inexplicable hostilité envers ma personne. Ne m'ayant jamais vue, que signifie cette hargne qui s'est exprimée dans le plus bénin des cas par tant de campagnes calomnieuses à mes dépens, avant même, aurait-on dit, que je pose le pied sur la terre d'Amérique ?
– Son don de divination était grand, et il a su, lui, tout de suite, reconnaître le danger que votre présence représentait, madame. Il a su, comprenez-vous, et qu'il ait tout mis en œuvre pour contrecarrer ce péril, y a-t-il de quoi s'étonner ? Car sa prescience était-elle fausse ? Aujourd'hui mort, vaincu, ce qu'il avait annoncé et redouté à l'heure où vous posiez le pied sur ces rivages ne s'est-il pas accompli ?
« Privés de leur « berger », les grands territoires de l'Acadie sont devenus un repaire d'hérétiques. Pour s'y être aventuré, l'un des nôtres y a trouvé la mort. A-t-on jamais éclairci les causes de la disparition du père de Vernon, dont vous avez l'impudence, sans risque aucun puisqu'il est mort lui aussi, d'invoquer le témoignage ? En vérité, il a été assassiné. Par les vôtres, à Gouldsboro même, votre fief, dont on ne pourra plus désormais déloger la population impie que par la violence des armes comme notre frère d'Orgeval, aujourd'hui martyr, le préconisait.
Angélique, après avoir essayé de l'interrompre, l'avait laissé achever sa harangue. Calmée, parce que intriguée, elle l'observait, sensible à une vibration intérieure qu'elle croyait discerner, « entendre » en lui, comme un bourdonnement incessant que rien n'interrompait.
Et, bien qu'il se tînt figé, toujours très raide, planté comme un piquet dans l'allée, il lui apparut qu'il était comme entraîné dans un tourbillon dément, dont il n'était plus maître.
Quelle était donc cette expression dont Joffrey s'était servi hier, et qui l'avait frappée, car c'était une image dont elle avait souvent perçu la réalité presque tangible : le vent du diable. Un tourbillon invisible comme une trombe qui aspire, démantèle, rend fou celui qui se laisse emporter.
Il ne fallait pas laisser Emmanuel quitter ce jardin. Elle entoura de son bras les épaules du frêle garçon tremblant, l'attira et le serra contre elle, dans un geste de protection et de défense.
– Prenez garde, mon père, dit-elle enfin lorsqu'il se tut. Prenez garde à ce mot que vous venez de prononcer : la violence. Le vent du diable est fort et souffle en tous sens au Nouveau Monde, et nous devons nous méfier de lui, veiller à ne pas perdre la tête dans l'exaspération de nos passions ou la démesure de nos craintes. L'honorable vieillard qui vous adressa hier des remontrances l'a fait à bon escient. Ce n'est pas aux lévites, en effet, à ceux qui prêchent et enseignent la parole divine de se laisser contaminer par la violence qui règne en ces contrées sauvages, mais il semblerait que nul n'y échappe, même pas vous, mes pères, qui vous dites les plus armés pour résister aux pièges de Satan. La tentation est subtile puisqu'elle s'adresse à votre soif de conquête pour le salut des âmes et dans un but estimable de pouvoir sur elles. Mais l'aboutissement est le même. Vous venez de faire allusion à la disparition du père de Vernon que vous appelez assassinat. Or, sachez que le père de Vernon, si remarquable qu'il fût, était devenu, sans en prendre conscience peut-être, un homme impulsif et violent, et il est mort de cette violence. Car il s'est battu à mort avec un ministre protestant anglais, lui aussi fou de haine pour celui qu'il appelait le « suppôt de Rome » ! Deux hommes de Dieu. Comprenez-vous ? Ils se sont entre-tués, ils se sont assassinés mutuellement !
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