– Ne le dites pas trop haut, supplia-t-elle, sinon, « ils » vous brûleront encore.

Chapitre 11

La visite mouvementée à la maison des Cranmer avait eu pour Angélique l'avantage de la tirer de son lit : ayant franchi un cap difficile de sa convalescence en se levant spontanément et en descendant l'escalier, elle eut à cœur d'entretenir ses progrès. Le lendemain, elle renouvela son exploit, se fit habiller et descendit au jardin. On l'avait installée dans un fauteuil. Elle savoura le soleil qui était encore un soleil d'été, virant au vert à travers les feuillages.

Une fine odeur de fraises des bois vint à ses narines, parmi les parfums de fruits mûrissants, et celui plus soutenu qui émanait du carré d'herbes médicinales et aromatiques qu'entretenait chaque ménagère anglaise dans un coin de son jardin. Le parfum de fraise était fugace comme un rêve. Il revenait porté par une brise imperceptible qui faisait penser au souffle d'une haleine lorsqu'elle la sentait effleurer sa joue. Elle s'arracha à son engourdissement presque voluptueux. Elle voulait marcher dans les allées. Délaissant le fauteuil qu'on lui avait disposé à l'ombre d'un tilleul, elle se leva. Pas encore très assurée, elle partit à la recherche des fraises. Elle les trouva cachées par les herbes sèches qui jaunissaient au bord de l'allée.

Ce n'était que fantaisie. Le goût de la vie qu'elle retrouvait, de sa discrète et délicieuse saveur sur sa langue.

Le temps des baies ne s'annonçait pas encore, qui lançait tous les colons du Nouveau Monde septentrional, Français ou Anglais, hommes, femmes, enfants, munis de paniers, à travers les grands espaces de courts feuillages rougeoyants : baies de toutes sortes, bleues, noires, violettes, rouges, roses, jaunes, prunelles, myrtilles, cassis, mûres, framboises, et surtout celles que les Français appelaient « bleuets », petits fruits des bois, gorgés de sucre et de soleil qui, séchés, préserveraient les hivernants du mal qui menace ceux qui sont privés, de longs mois, de légumes ou de fruits frais, le mal des pionniers et des matelots, le scorbut.

« Ils doivent se préparer pour la cueillette, à Wapassou. Nous arriverons peut-être à temps pour les dernières myrtilles rouges », pensa-t-elle.

La barrière de l'enclos grinça, quelqu'un était entré et la rejoignait par le petit sentier envahi d'herbes folles.

– Madame de Peyrac !

La voix s'élevait, étouffée et plaintive.

En se retournant, elle vit le « donné » canadien qui se tenait derrière elle. Le reflet des feuillages accusait la lividité de sa peau presque transparente. Il avait l'air d'un fantôme.

– Je n'ai pu hier vous aborder, madame de Peyrac.

– Emmanuel ! Vous êtes Emmanuel Labour, n'est-ce pas ? Moi aussi, je vous ai reconnu. Nous étions bons amis à Québec. Vous vous occupiez des enfants du séminaire et vous avez eu souvent l'occasion de venir chez moi m'entretenir de notre protégé, Neals Abbial, et de Marcellin, le neveu de M. de L'Aubignière qui se sauvait tout le temps. J'ai su ensuite que vous aviez voulu consacrer deux années de votre vie au service des jésuites, dans leurs missions des Grands Lacs.

Il approuva d'un air morne.

– C'est un vœu que j'ai fait, lors de la descente des Iroquois sur Québec, d'aller servir comme « donné » si je parvenais à sauver les enfants du cap Tourmente...

– Vous avez été exaucé. Et vous avez accompli votre promesse. J'en devine le prix.

– Hélas ! murmura-t-il.

Elle s'étonnait de son abattement. Si terribles qu'eussent été les épreuves qu'il venait de traverser, elles n'auraient pas dû affecter à ce point ce garçon qu'elle avait connu joyeux et plein d'entrain, fils du pays et, comme tel, endurant de nature, endurance qu'avaient forgée dans sa petite enfance trois années de captivité chez les Iroquois après qu'il eut vu tous les siens scalpés sous ses yeux.

Et à Québec, souvent l'on s'ébaudissait de découvrir tant de douceur, de foi et de délicatesse chez un adolescent qui avait été élevé par des sauvages. Elle ne le reconnaissait pas aujourd'hui. Il n'était plus le même, quelque chose l'avait brisé. Elle crut deviner qu'il était venu vers elle comme un animal blessé se traîne, mettant son dernier espoir en un seul être, hors duquel il sait bien qu'il ne trouvera, parmi les autres, qu'indifférence ou cruauté. Était-ce la mort du père d'Orgeval qui l'avait ainsi éprouvé ? Il baissait la tête, hésitant à parler, regardant ses mains, et elle remarqua l'état d'un de ses pouces, raccourci et rongé par une mauvaise brûlure, mal guérie. L'os de la première phalange pointait, calciné.

– Mon pauvre enfant ! Vous aussi vous avez donc enduré des supplices ?

– Oh ! Ce n'est rien ! fit-il. Ils m'ont tenu le pouce dans un calumet. Mais ce n'est rien. On souffre volontiers pour la gloire du Christ, et j'aurais voulu souffrir dix fois plus, si cela avait pu éviter...

– Quoi donc ?

Il se tut.

– Je vous comprends, dit-elle. Vous avez assisté à la mort de celui que vous étiez venu servir et vous vous reprochez peut-être...

Il sursauta comme touché d'une douleur plus insupportable que celle qu'avait endurée sa chair et sous laquelle il était resté impassible.

– Non ! Non !

Il secouait la tête avec une sorte de désespoir.

– Ah madame ! exhala-t-il enfin, si vous saviez ! Non, je ne me reproche rien. Mourir martyr, c'est le sort de ceux qui viennent porter à ces pauvres barbares les paroles de l'Évangile. Je ne peux pas pleurer là-dessus. Il y a autre chose ! Ah ! Je n'en puis plus ! Ce secret m'étouffe.

Elle le sentit très malheureux.

– Confiez-vous à moi, fit-elle avec bonté. Nous sommes vos compatriotes, vous le savez, et prêts à vous soutenir et à vous aider, si vous vous sentez isolé, ici, en pays étranger et pour vous, ennemi.

Il la regardait, les yeux fixes, et ses lèvres tremblaient.

– C'est que... Je ne voudrais pas trahir...

– Sommes-nous concernés ? l'interrogea-t-elle, prise d'une idée subite. Je comprends ! Auriez-vous appris je ne sais quel complot qui serait destiné à nous nuire ?

– Non, non, ce n'est pas cela... Je vous en fais serment. Et pourtant si ! Quelle injustice ! Je vois un gouffre ouvert de turpitudes et de mensonges, où tout ce qui faisait ma vie s'est effondré.

– Donnez-moi le bras, dit-elle. Vous êtes faible et je le suis aussi car je viens d'être très malade. Nous allons nous asseoir, là-bas, sous cet arbre, et vous allez essayer de mettre un peu d'ordre dans vos pensées.

Ils firent quelques pas, le grand garçon, aussi grand qu'elle, se révélant le plus faible, et elle devant le soutenir.

– Nous avons l'air de deux petits vieux, admit-elle.

Elle nota comme un succès de le voir sourire. Il s'arrêtait de nouveau.

– Madame, n'est-ce pas Dieu qui a permis que vous soyez en cette ville ? Je me suis souvenu du jour où vous étiez venue à notre secours lors de la descente des Iroquois au cap Tourmente, et où vous m'aviez consolé si bonnement et réconforté dans ma peine de voir morts scalpés tant de nos bons maîtres.

Il se tut.

– Et les oies du cap Tourmente arrivaient...

– Ah ! Les grandes oies blanches du cap Tourmente, les reverrai-je jamais ?

– Mais oui, que craignez-vous là ? Il suffit que vous repreniez des forces !

Il releva les yeux sur elle et puisa un encouragement à la regarder. Avec elle, Québec lui semblait proche.

– Je n'ai pas connu ma mère. Les Iroquois ont scalpé les miens lorsque j'étais tout petit. Je ne me souviens pas d'elle. Vous m'avez inspiré le regret de ma mère et je viens à vous. Elle à qui je ne pensais guère, sauf pour demander à Dieu dans mes prières de lui donner le repos éternel, il m'a semblé qu'elle me soufflait à l'oreille : « Va, va, Emmanuel, mon fils. Aujourd'hui tu as besoin d'une mère... » Et j'ai trouvé la force de partir à votre recherche dans la ville.

– Vous avez bien fait. Vous voyez le rôle d'une mère n'est jamais fini près de son enfant, même s'il est un homme, et qu'elle, pauvre femme, n'est plus de ce monde. S'il m'est proposé de la remplacer auprès de vous, je le ferai bien volontiers.

Elle prit la main du grand jeune homme qui n'avait jamais connu de tendresse et lui sourit.

– Confiez-vous à moi. Vous êtes venu dans cette intention, n'est-ce pas ?

Il hésitait encore, torturé de doutes.

– C'est un secret terrible. Et je ne suis pas encore certain que de le dévoiler ne me condamnera pas à l'enfer.

– Qu'importe vos doutes ! Parlez ! Nous verrons plus tard. Vous n'êtes pas en état de décider vous-même. Qui sait ? C'est peut-être le service de Dieu qui exige de vous un tel effort et que vous ayez le courage de dominer vos terreurs.

Elle s'était exprimée un peu machinalement, connaissant la forme de langage auquel le jeune séminariste était accoutumé. Elle comprit, à son tressaillement, qu'elle avait trouvé les mots justes et rompu la barrière derrière laquelle sa conscience tournait depuis des jours et s'égarait.

– Oui, vous avez raison, fit-il, brusquement illuminé. Je vois clair maintenant. C'est mon devoir, pour le service de Dieu, de vous confier la vérité... si amère et si blessante qu'elle me soit. Je vais parler.

Soudain, il se tut, comme frappé par la foudre, et tout le sang se retira de ses joues déjà blêmes et transparentes. Et aussitôt, elle ressentit une présence près d'eux et ne put retenir un sursaut en découvrant le jésuite à moins d'un pas devant eux, presque à les toucher. Lui aussi avait dû apprendre, chez les Indiens, à marcher sans bruit. On l'aurait dit surgi du sol. Il eut un bref salut de la tête. Malgré cette apparence de courtoisie, une sombre fureur émanait de sa personne, contenue, réfugiée dans le visage émacié. Le regard qu'il posa sur le jeune garçon eut un éclair si dur qu'Angélique put y lire un ordre impératif de silence.