Ce devant quoi il s'inclinait avec adoration, c'était ce phénomène de l'incarnation, prodigieux mystère qui avait mis à la portée des hommes la pensée même du Dieu tout-puissant.
Que l'enveloppe choisie, répéta-t-il, fût de peu de relief, cela ne le tourmentait point. La fascination exercée et le poids des actes accomplis par ce Jésus, fils de charpentier, n'en prouvaient que plus l'intervention divine à travers un être ordinaire.
– Mais, justement, rétorqua Angélique, est-ce que ce désir de plaire aux femmes et aux enfants ne démontrerait pas que Dieu, dans son incarnation, décidait de centrer ses nouvelles révélations sur l'affectivité, c'est-à-dire sur l'amour ?
– Ne confondons pas affectivité et amour, protesta le révérend Wexter.
– Pourquoi pas ? protesta-t-elle. Quelle est la différence, sinon que l'affectivité n'est qu'une infime parcelle, une toute petite racine de ce sentiment transcendant que représente l'amour dans son essence et qui anime tout, puisqu'on prétend que Dieu est amour ? Et pour ma part, ajouta-t-elle comme il se taisait, je pense que ce Jésus qui ne fut ni si faible ni si falot que vous voulez le dire, mais un homme plein de séduction et de charme, a choisi pertinemment ce personnage non seulement pour rappeler que Dieu est amour, mais aussi pour rappeler qu'il est aimable et pour rendre accessible ce mystère du sentiment d'amour dont les hommes de ce temps avaient si peu notion. Et aujourd'hui, Votre Honneur, croyez-vous que le commandement nouveau est si bien accepté ? Un sentiment et non plus seulement une loi ?
Le révérend Samuel Wexter rapprocha ses blancs sourcils touffus et la considéra pensivement.
– Je déplore que vous soyez une femme, murmura-t-il, et je me félicite que vous soyez papiste.
– Pourquoi donc ?
– Parce que je n'ai pas à me préoccuper de vous voir engagée dans la faiblesse de votre esprit féminin sur des voies telles que les prêtres, même de votre religion, si plongés qu'ils soient dans l'obscurantisme, ne manqueraient pas de juger dangereuses et inadéquates pour une personne de votre sexe.
Elle approuva.
– En cela, sir, vous avez raison. Lorsqu'il s'agit de décider de la faiblesse de l'esprit féminin par rapport à l'esprit masculin, tous les ministres de tous les cultes et sectes tombent d'accord, et c'est même là un point de rapprochement qu'il serait bon de souligner dans les colloques ou conciles que les princes des Églises, occupés à l'entente entre les chrétiens, suscitent parfois, sans obtenir grands résultats. Mais encore, pourquoi déplorez-vous que je sois femme ?
– Homme, vous auriez pu offrir, après études universitaires et doctrinales s'entend, en des collèges où seuls les hommes sont admis, un interlocuteur des plus valables en discussions théologiques.
– Nous voici revenus au point de départ de notre discussion. Pourquoi les hommes se sont-ils adjugé le monopole des choses de Dieu ? La faiblesse physique de la femme, qui, dans les temps primitifs, a départagé le pouvoir entre les deux sexes, ne devrait pas être prise en considération lorsqu'il s'agit des affaires de l'esprit... Après tout, Adam et Ève, nus et animés du souffle de Dieu dans le jardin de l’Éden, étaient à égalité.
– Adam a été créé le premier, s'écria le révérend Wexter en levant un doigt vers le ciel.
– Devons-nous donner le pouvoir aux fleurs et aux oiseaux parce qu'ils ont été créés avant nous, les êtres humains ?
Le patriarche resta muet, apparemment sans réplique immédiate. Puis, après un long moment de silence, il sourit dans sa grande barbe.
– Je pourrais vous répliquer qu’Ève a été formée de la côte d'Adam, ce qui pourrait impliquer une certaine dépendance de la femme, mais vous décideriez que le Créateur a voulu la former d'un matériau moins vulgaire que l'argile.
– En effet, c'est une bonne idée !
– Et aussi, me désignant ces deux magnifiques nouveau-nés issus de votre chair et de la semence de votre époux, vous m'affirmeriez, ce qui est juste, que cela ne vous les rend point inférieurs quant à leur valeur d'êtres humains, le destin de tout être humain étant unique et dépendant de lui seul et de la volonté de Dieu sur lui et non pas du fait qu'il est issu d'une autre créature...
– Vous m'évitez la fatigue de chercher des arguments.
– Que vous auriez trouvés sûrement. Mais... en effet, je veux vous épargner de la fatigue car, après tout, je lis aux cernes de vos yeux que vous n'êtes qu'une faible femme, ajouta-t-il avec malice, mais gentillesse, et vous n'avez que trop devisé et disputé pour une personne que nous avons failli porter en terre il n'y a guère de temps. Reposez-vous.
Se redressant, il éleva, comme pour une bénédiction, sa main blanche, longue et diaphane, hors de la manche ourlée de fourrure de petit-gris de sa houppelande qu'il portait même par les jours de chaleur.
– Je désire seulement vous dire, milady, combien je considère ma demeure honorée par votre présence et les grands événements qui s'y sont déroulés. Vous apportez avec vous la grâce et ce foisonnement d'idées et d'images qui font le charme du Vieux Monde. Lorsque j'étais enfant à Leyde, en Hollande, j'aimais sentir la profusion du passé à chaque tournant de rue. Ici, nous manquons de racines. Nous sommes comme un pieu fiché en terre. Je voulais aussi vous informer de ce que je vais dire à M. de Peyrac. Si le difficile équilibre que vous maintenez dans la baie Française et qui permet aux peuples de ces rivages d'œuvrer pour la paix était rompu, et si ces enragés de Français, vos amis et compatriotes, dont M. de Peyrac retient le bras, s'avisaient à nouveau de jalouser son influence, sachez que le gouverneur du Massachusetts et les membres du consistoire de Salem en particulier vous accueilleraient toujours, vous et les vôtres, de grand cœur. Vos premiers fils ont été élevés à notre collège de Harvard. Notre charte nous laisse autonomes dans le choix de nos amitiés et de nos alliances. Ni le roi de France ni le roi d'Angleterre ne peuvent nous dicter notre conduite en ce domaine et nous nous considérons comme un État libre sous l'œil de Dieu.
Déjà, à plusieurs reprises, les petites servantes étaient venues pointer leurs museaux à la porte, n'osant interrompre le redoutable vieillard. C'était l'heure de son souper.
Angélique le remercia, lui affirma que c'était réconfortant pour elle de savoir qu'ils avaient d'indéfectibles amis parmi les États de Nouvelle-Angleterre, malgré leurs titres de Français et de catholiques, ce qui prouvait bien que l'entente des peuples pouvait se réaliser pour les hommes de bonne volonté. Il se retira.
– Ne vous laissez pas tenter par Boston, recommanda-t-il encore.
Lorsqu'il fut sorti, Ruth et Nômie aidèrent Angélique à regagner son lit. Elle était fatiguée et elles l'installèrent confortablement sur ses oreillers. Elle ferma les yeux aussitôt.
L'entretien avec le patriarche lui avait fait oublier le chariot et son fou à la ceinture dorée et elle ne retrouvait pas l'émotion irritée qui s'était emparée d'elle lorsque Ruth en avait parlé.
Par contre, elle se souvenait de l'assurance qu'elle avait donnée de la disposition encourageante du troisième septennaire où les forces nocives étaient « maîtrisées », et où sa victoire « superbe, sereine et décisive » ne se contestait point.
Cela rejoignait le sentiment de paix profonde qui la comblait depuis la naissance des enfants et leur salut. Quelque chose était arrivé qui lui avait donné la victoire. Ruth, traversée de courants de voyance et de divination, s'était approchée si près de la vérité qu'Angélique en était effrayée.
Parlant, de la papesse, de l'homme brillant, Ruth avait dit :
– Ils veulent votre perte !
Et c'était bien vrai ! Même si ce n'était désormais qu'un état de fait du passé.
La papesse, l'homme brillant avaient en effet pesé lourdement sur la nouvelle existence qu'Angélique et Joffrey de Peyrac entreprenaient au Nouveau Monde, après avoir tant lutté pour se rejoindre.
Les influences nocives, les sournois complots s'étaient entrelacés comme des lianes vénéneuses à la trame de leur vie, d'autre part si précaire. Ce qui prouvait bien que les combats de l'âme se jouent et se poursuivent partout et en tout lieu et prennent parfois le pas sur les défis déjà presque insurmontables que pose la survie dans une contrée sauvage, peuplée de races différentes.
Nômie avait murmuré :
« Il est dans la tombe... »
L'exil de leur ennemi, Sébastien d'Orgeval, et le silence qui s'était fait autour de lui pouvaient être considérés comme une tombe morale qui l'empêchait d'agir et de se manifester. Jadis adulé, il joua de sa légende, de ses attraits, pour asseoir son pouvoir sur les êtres faibles : sa célébrité, sa beauté, ses succès mondains, sa bannière de guerre brodée, la pitié qu'inspiraient ses doigts mutilés par les tortures, ses yeux bleus à l'éclat insoutenable comme celui du saphir...
Il avait des espions à son service qui portaient ses lettres jusqu'au roi, des serviteurs fanatisés. Aujourd'hui, tout était changé. Les passions s'étaient atténuées. Son nom tombait dans l'oubli.
La tension mauvaise accumulée s'était éloignée comme ces nuages d'orage très noirs et retirés à l'horizon. Ils y demeureraient, peut-être en attente, mais « maîtrisés » selon le terme, et elle sentait sur elle, sur les siens, sur tous ceux qu'elle aimait, la protection du ciel.
Certitude enivrante. La grande aile blanche se déployait au-dessus d'eux comme le voile d'une tente en plein désert.
Et, sans savoir à quel point son pressentiment se trouverait bientôt confirmé, Angélique se disait que quelque chose était arrivé qui avait dilué le péril. Et cela avait dû se passer avant ou au moment de la naissance des jumeaux, et c'est pourquoi leur destin avait été marqué d'une telle menace.
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