Mais la femme mauvaise, la papesse, Angélique aurait voulu lui signaler qu'elle était morte et enterrée.

Et lui, l'homme brillant, était aujourd'hui sans pouvoir, car il avait disparu du côté des Iroquois.

Elle entendit Nômie murmurer :

– Lui aussi est dans la tombe...

– Ne parle pas quand je dispose le double sceau de David, intima Ruth.

Pourtant Angélique avait cru ressentir la pensée de Nômie, suivant la sienne et ses perplexités. Elle sut aussi qu'elle ne lui donnait pas, par ces mots prononcés, de réponse, mais seulement une indication : « Lui aussi est dans la tombe. »

Le troisième septennaire, la troisième étoile, concluait sur l'ensemble des données déjà révélées. Cela pouvait parfois résumer la « tonalité » de toute une vie, au moins un aspect très vaste et, sur plusieurs années dans l'avenir, une vision de ce qui s'accomplirait. Et ce troisième jeu s'annonçait des plus captivants, lui dirent-elles, par les significations impressionnantes des sept arcanes qui restaient à découvrir : Le libre arbitre, Le chariot, La justice, La force, La tempérance, Les étoiles, Le monde.

Dans quel ordre surgiraient-ils ?

De quelle sorte seraient leurs alliances complémentaires ?

L'un de ces arcanes symboliques pouvait se trouver absent, ayant été retiré par le sort, au début du jeu. Il serait alors remplacé par le fou, le libertin, que le « mat » mord au talon, le plus énigmatique de tous les signes dont la présence transformait le sens de toutes les combinaisons.

Or, la première carte que la main de Ruth retourna fut le chariot, et à son opposé l'étrange fou, vêtu de bleu ciel, la taille ceinte d'un lien d'or, le talon nu mordu par les dents d'un mâtin noir. Nômie eut un petit cri étouffé.

– Que signifie ? demanda Angélique, le cœur battant.

– La fuite ! La déroute : au moins, un voyage non voulu qu'il vous faut accomplir, poussée par la morsure du mâtin qui peut signifier aussi bien la pression d'un ennemi irréconciliable, que la volonté de Dieu de vous diriger de force dans votre voie.

– ... Et là où je ne veux pas aller, peut-être ! s'écria Angélique. Arrêtez, Ruth, fit-elle, catégorique, je ne veux plus rien entendre. Ni de ce chariot ni de ce voyage, de fuite ou de déroute. Je veux vivre, je veux être heureuse.

– Mais je crois que l'ensemble est plus qu'encourageant. C'est très bon, affirma Ruth, qui avait retourné promptement le reste de la sentence.

– Non ! Je ne veux rien savoir. Je veux rêver, je veux rêver que je n'ai plus d'ennemis. Il sera toujours temps pour moi, quand l'épreuve arrivera, de faire face.

– Tu es un Sagittaire, admit-elle, comme si cela expliquait la rébellion de son Héroïne.

Celle-ci refusait l'image trop nette d'un avenir dont elle ne se souciait pas vraiment, et qu'elle préférait découvrir au hasard des jours. Car Sagittaire, c'est-à-dire profondément ancrée dans le présent, et aussi, par ce signe qui dresse vers le ciel une flèche impatiente, vivement imaginative, la projection d'un futur qu'elle ne pouvait aborder en pleine conscience la démoralisait.

Aujourd'hui, elle en était à rêver de connaître enfin des jours stables et riches de bonheur quotidien entre les murs de Wapassou. Assez de fuites et de déroutes... Ruth la vit perturbée et posa avec bonté sa main sur son poignet.

– Ne te tourmente pas, ma sœur. Ce troisième septennaire nous donne seulement le sens de ton destin, et je n'y vois aucune infortune calamiteuse. Au contraire, tu restes, et tu resteras victorieuse, je peux te l'affirmer.

Elle ne niait pas l'influence démoniaque très forte, mais en ce jour où les cartes étaient tirées pour la première fois, cette influence se trouvait maîtrisée. Et, quoi qu'il arrive, la victoire lui demeurait, superbe, sereine et décisive.

– Peut-être. Mais je ne veux plus entendre parler de ce chariot.

Un léger ronflement ponctuant leur discussion leur rappela la présence de Mrs Cranmer.

– Réveille-la, Nômie.

– Non. Tandis qu'elle dort, la maison est en paix.

Elles contemplèrent leur hôtesse qui continuait de dormir comme un bébé, avec de temps à autre de discrets ronflements trahissant la profondeur de son sommeil.

– Cela la repose, fit Ruth Summers en hospitalière sagace. Cette femme n'est pas mauvaise, mais pleine de contradictions. Elle est hantée par tant de craintes sans fondement et sans issue, qu'elle finit par en être ligotée à ne plus pouvoir respirer. La folie accable les habitants de cette maison à part quelques petites servantes étourdies, tant mieux pour elles, et aussi...

Elle parut réfléchir.

– ... Le vieux monsieur peut-être ? Car lés hommes vont autrement que les femmes lorsqu'ils inclinent vers la vieillesse. Alors que, sous l'aiguillon d'une liberté plus grande due à la perte de leurs attraits et qui éveille en elles un désir de revanche sur une existence de servitude et de soumission, les femmes deviennent souvent autoritaires, cassantes, voire acariâtres et méchantes, les hommes, au contraire, pour avoir déposé armes et cuirasse, et ne sentant plus peser sur eux la dure responsabilité des combats, la défense de la vie des créatures plus faibles, s'accordent de sacrifier à l'indulgence et à la sagesse, à la bénignité d'une vie plus aimable dont ils n'ont pu, auparavant, goûter ni se permettre la douceur. On les voit rejoindre dans l'indulgence et la méditation des adages ce qui fut toujours le meilleur d'eux-mêmes... Ainsi en est-il, je crois, du patriarche de ces lieux qui fut pourtant un dur législateur, plus dur que Wintrop, le fondateur, qu'il chassa de la ville, dit-on.

Comme elle parlait, celui dont il était question parut sur le seuil, sa haute et digne silhouette demeurée fort droite occupant presque tout le chambranle de la porte. Arrêté sur le seuil et immobile, il ressemblait à un portrait en pied d'aïeul dans son cadre. Ses prunelles pâles examinaient les personnes présentes avec la même expression distante, énigmatique et bienveillante qu'un bon peintre eût su donner à son modèle afin qu'il la puisse garder, sans encombre, des siècles durant pour l'édification de ses descendants : un brin souriant, un brin sévère.

Parce qu'elles étaient quatre femmes – Angélique, nimbée de sa chevelure claire, hiératique dans le grand fauteuil, Ruth devant ses tarots encore étalés avec Nômie à son côté posant la tête sur son épaule, et Agar à ses pieds, tressant des fleurs –, cinq si l'on comptait Honorine dont la chevelure rousse brillait dans un recoin et même six pour peu qu'on admît aussi comme représentante de l'éternel principe féminin Gloriandre au nom plus long qu'elle, le vénérable Samuel Wexter, lui l'homme, fut dans le même instant le point de mire d'un seul et même regard énigmatique, en alerte, et celui de la pouponne ne lui parut pas le moins insondable.

Tous ces regards de femmes tournés vers lui, l'homme-maître, l'homme-gardien, l'homme-juge...

« Et si peu de chose », songea-t-il, sentant combien il était chétif au centre d'une telle force convergente.

Son sourire s'accentua.

Il alla au berceau, contempla Raimon-Roger de Peyrac, seul représentant avec lui dans cette pièce du principe masculin, et qui dormait, minuscule, inconscient de ce redoutable privilège, et cita :

L'homme né d'une femme,


Court en jours,


Rassasié d'agitation,


Il perce comme une fleur


Puis se fane,


Et fuit comme l'ombre sans s'arrêter,


Voilà sur quoi tu m'ouvres les yeux


Et c'est moi que tu convoques au tribunal ?

– Premier cycle du discours du Livre de Job, chapitre XIV, approuvèrent Ruth et Nômie d'une seule voix, tout en rassemblant les cartes bariolées et en les remettant dans le sac.

Angélique était impressionnée d'avoir entendu le vieillard reprendre les paroles qui avaient hanté son esprit au moment où le bébé agonisait.

Elle pria le patriarche de l'excuser de le recevoir en déshabillé, dans sa « ruelle », comme l'on disait à Paris.

Nômie déplaça un fauteuil et le lui avança. Il s'y assit, parut à peine surpris de découvrir dans un autre fauteuil sa fille, Mrs Cranmer, qui dormait. Son grand âge l'autorisait à pénétrer dans l'intimité d'un gynécée, et son éloignement des affaires et de la prédication le dispensait de devoir porter un jugement sur les petites originalités qu'il y rencontrait, car l'on sait que les femmes ont leurs façons à elles de gouverner leurs loisirs et d'ordonner l'intimité de leur retraite.

Il parla de la bonté du Christ Jésus qui leur avait obtenu grâce et bonheur au cours de ces jours derniers.

Angélique ne s'habituait pas à entendre ces personnages, barbus, sévères, intolérants, grognons pour la plupart et pénibles à vivre, s'approprier comme celle d'un ami personnel la personne de Jésus-Christ que les Évangiles présentent plutôt comme un jeune homme affable, plein d'indulgence pour les péchés du monde, de douceur et de tendresse à l'égard des femmes et des enfants. Il y avait beaucoup à parier que ce Maître, ce Seigneur, dont ils se réclamaient, commentant chacune de ses paroles comme s'ils en avaient discuté des heures avec lui dans le temple de Jérusalem ou dans les chambres du colloque ou de la meeting house, avec la plus franche amitié, il y avait gros à parier donc que, de son vivant, ils ne l'auraient pas souffert ni toléré tel qu'il était, et qu'il se serait retrouvé au pilori plus souvent qu'à son tour, en attendant la corde du gibet. Elle s'enhardit à le lui dire.

Samuel Wexter se permit de sourire et ne nia pas. Il dit qu'en fait, la personne de Jésus-Christ ne l'intéressait guère dans son enveloppe incarnée, laquelle, sans doute avec intention, avait été taillée dans une étoffe assez commune, assez falote pour être mise en doute historiquement, tant les traces du Fils de l'Homme étaient floues et peu nombreuses, personnalité humaine assez neutre après tout, esquissée comme un modèle courant pour ne pas se faire remarquer et pour plaire à toutes sortes de gens, et en effet, suprême habileté, aussi aux femmes et aux enfants.