Car la chambre n'avait cessé d'être le théâtre de mille intenses brins d'existence vécus par tous ceux et celles qui y avaient accès. Moments d'enthousiasme, d'émotion, de lyrisme, d'effroi sacré, de quiète et chaleureuse promiscuité, qui ne semblaient pouvoir s'éprouver que là et lançaient vers le seuil de la maison de Mrs Cranmer la moitié de la ville et un nombre incalculable de délégations d'équipages, venant des navires à l'ancre dans le port. Il avait fallu recevoir par exemple les matelots de L'arc-en-ciel, du Mont-Désert et du Rochelais dont certains avaient formé l'escorte du comte de Peyrac lorsque celui-ci était parti vers la maison des quakeresses chercher du secours pour son fils mourant, tous, fiers et rudes matelots, bouleversés par une si étrange odyssée et qui souhaitaient contempler et admirer de visu le « ressuscité » de cette nuit-là : Raimon-Roger de Peyrac de Morrens d'Irristru. Il y avait aussi ceux que leur nécessité attachait à ces lieux et, pour commencer, les deux nourrices indispensables, la bru de Shapleigh pour Gloriandre, l'Acadienne Yolande pour Raimon-Roger, toutes deux flanquées l'une de son Indien d'époux, l'autre de sa robuste pouponne Mélanie, puis les domestiques de la maison, requis pour d'incessants services, Agar tressant ou répandant ses fleurs, la petite Honorine qu'on ne pouvait éloigner, Séverine son ange gardien, Mrs Cranmer, bien entendu... À toutes ces visites s'ajoutaient les allées et venues des familiers qui estimaient, eux aussi, avoir un droit de présence indiscuté soit par l'ancienneté de leur amitié, soit par l'importance de l'emploi qu'ils étaient accoutumés à tenir auprès de Mme de Peyrac et qu'ils étaient décidés à remplir coûte que coûte malgré les événements. Et l'on voyait Kouassi-Bâ, l'aigrette de son turban de cérémonie frôlant les poutres du plafond, apparaître au pied du lit avec son matériel pour le café et ses petites tasses de faïence dans leurs supports de bois, filigranées d'argent. Il était assisté de Timothy et d'un autre enfant noir aux yeux farouches, marqués de tatouages bleus jusqu'au front, qu'ils avaient achetés sur un marché de Rhode Island. On voyait aussi dans un coin Élie Kempton, occupé à vendre des noix de muscade à la sage-femme irlandaise en lui affirmant que ce n'étaient pas des billes de bois camouflées comme s'autorisaient parfois à en vendre ses collègues colporteurs du Connecticut, et Adhémar qui surgissait, triomphant, après avoir traversé la ville dans son uniforme de soldat français, pour rapporter de l'auberge de L'ancre bleue un plat de tripes à la mode de Caen de sa confection, et puis Shapleigh, avec son tromblon, ses livres, et d'autres encore...

Séverine, très active, houspillait les servantes en cotte bleue trop lambines, apportait les oreillers enveloppés de linge frais, les draps et leurs rabats de dentelle, afin qu'Angélique fût comme une souveraine recevant ses sujets. En bonne Rochelaise huguenote, Séverine aimait le beau linge et pillait sans ménagement les armoires de Mrs Cranmer. Celle-ci était au-delà des protestations et Angélique, pour panser des blessures secrètes qui devaient s'envenimer chaque jour chez son hôtesse, lui parlait, la remerciait mille fois.

Elle avait vu celle-ci sangloter dans son mouchoir alors que l'on annonçait sa mort et ce souvenir la rendait indulgente envers la pauvre dame.

Tous l'aimaient, tous, elle était heureuse de les voir, mais, les premiers jours surtout, bien que s'évertuant avec grâce à ne décevoir personne, elle était reconnaissante à ses deux « anges » de leur ménager, à elle et à son mari, des instants de répit.

Angélique ne se lassait pas de contempler les menus visages, si ravissants que l'on ne pouvait que s'extasier.

« Qui êtes-vous, petits princes ? »

Ils allaient donner un autre cours à sa vie. Il était évident, rien qu'à regarder leurs petites faces hautaines, que le monde et l'histoire parleraient d'eux et ne la mentionneraient, elle, Angélique, qu'à titre de mère des étonnants jumeaux de Peyrac.

Mais n'était-ce pas déjà leur prêter bien des intentions ? Cet air de hauteur qu'affectent les nourrissons ne leur vient-il pas, tout d'abord, de la difficulté qu'ils ont à tenir droites leurs petites têtes branlantes ?

Elle riait :

« Mes trésors ! »

Le petit garçon, au crâne rond à peine parsemé d'un duvet pâle, lui était plus proche, car elle l'avait tenu mourant et cru périr de douleur de cet arrachement.

Elle eut un élan vers Joffrey assis près d'elle.

– C'est une chose terrible que d'être mère, murmura-t-elle, tandis que ses grands yeux clairs s'effaraient. Pardonnez-moi, mon cher seigneur : je crois que je vous ai oublié en ces heures épouvantables, lorsqu'il mourait entre mes mains.

– Et je me demande si ce n'est pas encore plus terrible d'être père, rétorqua-t-il d'un ton léger qui visait à atténuer dans son souvenir le choc ressenti. Car, en ces heures, l'oubli vous a été donné, non à moi. Il y a des tortures qui anéantissent tout souvenir, tout raisonnement. Vous en étiez la proie. J'éprouvais la rançon de mon corps intact, de ma force impuissante devant vos faiblesses menacées.

« Certes, pour moi aussi le monde était devenu désert et ténébreux, plus intenable et dangereux que je ne l'ai connu en aucune tempête ou sanglante bataille. Mais je ne pouvais oublier que vous y demeuriez car c'était cela seul qui comptait. Votre vie à sauver, celle de ces deux petits êtres qui entraînaient la vôtre, et aussi celle d'Honorine car elle ne vous survivrait pas. Une défaite que je n'avais pas le droit d'accepter, ni même d'envisager. J'étais responsable de votre salut et... désarmé.

– Il est venu nous chercher, avaient dit Ruth et Nômie.

– Qui ?

– L'Homme Noir ! Le pirate français de Gouldsboro.

Et elles pouffaient.

– Ce n'est que plaisanterie !... Ni pirate ni Homme Noir ! Nous l'aimons.

Maintenant qu'elle connaissait leur histoire, elle pouvait imaginer Joffrey de Peyrac se hâtant vers la cabane maudite à la lisière des bois, suivi de sa petite troupe sous la voûte murmurante, dans le crépuscule des grands ormes de Salem, s'arrêtant devant le cercle de pierres.

Il avait mis un genou à terre, lui qui avait refusé de s'agenouiller devant le roi, et il avait crié en tendant les bras vers la maison des sorcières :

– Venez ! Venez ! Je vous en conjure, mes sœurs bien-aimées ! Venez sauver mon fils qui se meurt !

Angélique souriait en regardant Raimon-Roger. Cette petite chose à peine achevée, qui alors n'avait même pas de nom, c'était déjà pour lui : mon fils qui se meurt !

– Vous saviez qu'elles existaient ? Vous aviez entendu parler de leurs pouvoirs ? Vous les connaissiez ?

– Ah ! Je connais un peu tous les secrets de l'Amérique, dit-il en riant. C'est ma tâche ! Si je veux soutenir et sauver les miens en cette terre sauvage, je me dois de connaître les secrets de l'Amérique... Ses vrais secrets.

Ce n'étaient pas tout à fait des confidences qu'ils échangeaient ainsi. Mais ils se rapprochaient et le drame commun partagé les inclinait à se dévoiler l'un à l'autre des aspects jusqu'ici gardés secrets de leurs pensées.

Ils se sentaient entraînés par une soudaine excitation qui clarifiait l'esprit et libérait la contrainte des cœurs, à l'instar d'une boisson capiteuse qui, momentanément, changerait à leurs yeux les couleurs de la vie.

Sans le dire, Angélique s'inquiétait.

Elle s'inquiétait de savoir ce qu'elle avait bien pu raconter lorsqu'elle était inconsciente, et plus encore, de comprendre le sens de ce qu'elle avait traversé.

« Si l'on revoit sa vie, pensait-elle, c'est pour l'exorciser, ou l'effacer, ou apprendre qu'elle n'avait pas la grande importance qu'on lui prêtait. Une bulle à la surface de la lumière. »

Car, ce qu'elle avait revécu : Alger, le château en flammes, la matrone à son chevet disant : « Croyez-moi ma p'tite dame », cela n'avait aucune importance, et ne l'avait tourmentée que par l'absence de Joffrey et la crainte resurgie de l'avoir perdu à jamais. Le reste était effacé depuis longtemps.

Car est effacé, oublié, ce qui a cessé de nous faire souffrir. Était-ce pour l'apprendre qu'elle était retournée mettre ses pas dans d'inutiles traces ?

– Je connais ces sortes de « voyages », lui dit-il. Il m'est arrivé d'en accomplir aussi dans la maladie, l'excès de la douleur sous les tracasseries du bourreau, ou par l'effet de l'enseignement de quelque initié d'Orient, ce qui est plus intéressant.

De sa promenade de fantôme, elle préférait ne pas parler, même à lui. Cependant elle la revoyait souvent car l'expérience n'avait pas manqué de piquant. Il lui arrivait par exemple de regarder vers un coin du plafond, étonnée de n'y découvrir que les poutres des solives, et non une galerie à balustrade, d'où elle avait vu d'en haut toute la chambre, les meubles, les gens affolés, les bébés dans leur berceau, une femme dans un lit. En fait, elle commençait à se douter que cette femme immobile, c'était elle.

Il y avait parmi les petites servantes de la maison une fille rondouillarde, particulièrement encombrante, mais surtout insolente et désagréable. Sans doute pour plaire à sa maîtresse, Mrs Cranmer, elle ne cessait de grommeler contre les papistes, les étrangers, affectait de pénétrer avec dégoût dans une chambre polluée par tant de présences impures dont l'odeur des péchés était encore plus difficile à supporter que celle de leurs corps dont on savait trop quel usage tous ces Français corrompus faisaient la nuit venue. À Dieu ne plaise, malgré cette promiscuité qu'on imposait, qu'elle les imitât jamais !

– Vous avez pourtant la cuisse bien blanche et ronde et bien légère, lui dit Angélique qui, avec ses forces revenues, retrouvait du mordant.