Il caressa et suivit du doigt la courbe de son visage. Un peu d'ironie plissait ses paupières.

– Je comprends pourquoi vous parliez en arabe dans votre délire. Et vous appeliez sans cesse Colin Paturel, le roi des esclaves.

– Mais il fallait qu'il me délivre du harem afin que je puisse vous retrouver !

– Vous l'avez tant réclamé que je l'ai prié de venir sur-le-champ à Salem.

– De Gouldsboro ? Comment a-t-il pu arriver si vite ? fit-elle, à nouveau inquiète de perdre la notion du temps.

Il rit et reconnut qu'il la taquinait.

En fait, ce voyage était prévu : Colin devait les rejoindre à Salem, où se tiendrait lors de leur passage une réunion des commerçants de Gouldsboro, tels que Mercelot et Manigault avec leurs associés de Nouvelle-Angleterre. À son bord se trouvaient Adhémar et sa femme Yolande, et leur bébé de cinq mois.

Angélique avait la tête trop vide pour chercher d'autres explications à l'heureux hasard des circonstances.

Oui, certes, elle avait failli mourir. Et plutôt deux fois qu'une, et même trois sans exagérer. Tout le monde était d'accord là-dessus. L'on discutait seulement de l'instant qui avait été le plus dramatique et où l'on avait vraiment cru que « c'était fini ».

Pour les uns, ç'avait été lorsque, après s'être redressée avec un cri terrible qui faisait écho aux hurlements de la petite Honorine dans une chambre voisine, elle s'était rejetée en arrière, rigide et livide. Pour d'autres, c'était, au plus fort de l'orage, au plus noir de la nuit, lorsque, la fièvre la consumant, sa respiration se fit si précipitée qu'elle devenait imperceptible et que son cœur parut sur le point de s'arrêter, faute de pouvoir battre à ce rythme dément. Mais la crise la plus grave, celle où elle avait été sur le point de leur « filer entre les doigts », c'était la première, lorsqu'on lui avait vu aux lèvres, dans un visage de cire, un sourire paradisiaque. On croyait qu'elle s'était endormie. L'attention se portait alors sur le petit « miraculé ». Soudain, son époux et les « magiciennes » s'étaient précipités vers elle, et il y avait eu de terribles minutes dans un silence où se jouaient d'insondables décrets, où se combattaient d'incalculables forces.

Le souffle n'était revenu aux témoins qu'avec la disparition de ce sourire d'un autre monde, qui la rendait si belle... pour l'éternité.

On avait vu la fièvre monter et marquer son teint cireux d'une vague incandescente, mais tout valait mieux que le sourire.

La journée suivante s'était passée sans amélioration. Mais, au soir, alors qu'éclatait l'orage, avaient eu lieu les deux autres crises, et on l'avait crue perdue.

Séverine lui raconta que, ce soir-là, Honorine que l'on tenait à l'écart et qu'elle gardait, s'était soudain jetée face contre terre, hurlant comme une possédée, se mordant les bras à pleines dents. Elle n'en serait pas venue à bout si l'une des femmes aux longs cheveux n'était venue, enfin, la calmer.

Séverine, dévorée d'inquiétude, sollicitait des nouvelles. La guérisseuse lui disait que les enfants étaient sauvés, mais que leur mère, comme s'offrant en sacrifice pour leurs vies, avait été sur le point d'expirer. À peine si leurs forces réunies et celles de l'amour que lui portait son époux avaient réussi à la ramener ou plutôt à la maintenir parmi les vivants. Nul ne pouvait encore se prononcer, car elle était la proie d'un accès de fièvre palustre, que les Romains attribuaient au mauvais air – mala aria – des marécages et pour laquelle il était bien connu qu'il n'existait aucun remède. Tout dépendait de la résistance du malade à l'assaut de la fièvre.

La jeune femme, avec laquelle Séverine s'était tout de suite sentie en sympathie malgré son aspect étrange, lui avait affirmé qu'elle et sa sœur feraient de leur mieux pour l'aider dans cette lutte, mais la fatigue du combat marquait leurs traits. Auraient-elles assez de forces pour retenir la mourante au bord de la tombe ?

Séverine, hagarde et oubliée, était demeurée seule, berçant Honorine dans ses bras :

– J'ai prié, madame, guettant les bruits de la maison difficiles à percevoir et à interpréter parmi le fracas du tonnerre.

Enfin, surgissant de la nuit ruisselante, comme un triton d'une caverne sous-marine, le vieux medicine-man Shapleigh était apparu sur le seuil, et avait été conduit au chevet de Mme de Peyrac où il avait pu lui administrer le remède, le seul – une décoction d'écorces ou de racines – qui pût subjuguer l'inguérissable fièvre palustre de trop ancienne et sinistre réputation.

Angélique écoutait et reconstituait avec ses propres souvenirs les épisodes de son délire.

– « Ils » m'ouvriraient la cervelle pour savoir mon secret ! ricanait George Shapleigh. Mais qu'ils crèvent tous des fièvres... De remèdes, je n'en ai point pour eux.

Car il s'en était fallu de peu, cette fois, que le réprouvé des forêts américaines fût pendu. L'on avait molesté sa petite tribu, Maktara, l'Indienne Péquot avec laquelle il vivait depuis quarante ans, son Indien pisteur qui était donc son fils, et la femme de celui-ci, une Wapanoag.

Ce qui le fâchait le plus, c'était d'avoir manqué le rendez-vous convenu avec Mme de Peyrac.

Il s'était pourtant mis en route dans le temps convenable, quittant son repaire de la pointe Maquoit, aux environs de Sheepscott avec son épouse indienne, son fils, sa bru qui portait sur son dos, bien ficelée sur une planchette dans son cocon de lanières de couleur brodées de perles, une petite quarteronne d'Anglais de quelques mois.

Mais malgré ses ruses et ses détours, il avait été reconnu et appréhendé aux abords de Naumbeag, à l'emplacement des premières sécheries de morue de la compagnie de la baie du Massachusetts. Dans ces parages, on ne se contentait pas de lui en vouloir parce qu'il vivait dans les bois avec une femme indienne, ayant deux fois ratifié son pacte avec le diable. Son contentieux avec le Massachusetts était plus grave. Périodiquement, les héritiers de son ancien maître, un apothicaire de Salem, venaient réclamer, en l'indexant sur les fluctuations de la livre sterling, le prix de son passage de l'Océan, qu'il avait traversé, jeune apothicaire de dix-huit ans, et qu'il n'avait jamais remboursé.

– Mes secrets, je ne les donnerai qu'à vous, mi-lady. À vous et aux jeunes « druidesses ».

Ainsi désignait-il ses collègues en magie, Ruth et Nômie, qui, avec lui, avaient œuvré à retenir sur Terre, pour le bonheur des vivants, Angélique de Peyrac et les merveilleux jumeaux : Raimon-Roger et Gloriandre.

*****

– Mais pourquoi ces noms ? s'informait-elle enfin.

Autant qu'elle pût s'en souvenir, le choix d'un prénom pour le futur bébé n'avait pas encore été débattu entre eux. Sa naissance leur semblait alors si lointaine. Angélique soupçonnait Joffrey de souhaiter une fille et le prénom d’Éléonore avait été avancé. Mais pour le garçon, point.

Son mari lui donna quelques aperçus des délibérations qui avaient présidé à leurs prénominations, dans les premiers moments de leur venue au monde.

Gloria était le patronyme de la sage-femme irlandaise catholique qui l'avait assistée de son mieux, la pauvre femme, et qui, jugeant les deux enfants condamnés à une mort rapide, avait décidé de les baptiser illico. Les sachant papistes comme elle, elle baptisa la petite fille Gloria et pressa M. de Peyrac de prénommer le garçon à son idée.

– Alors, voyant comme un reflet doré briller sur la tête du pauvre petit, je me souvins de Raimon-Roger de Castillon, grand adversaire des Barbares du Nord durant l'extermination des Albigeois. Homme de victoires, surnommé « le comte roux » par la légende, il me parut bon d'appeler la protection d'un vigoureux héros de ma province sur cette frêle créature, et je prononçai le nom de Raimon-Roger.

Quant à Gloriandre, c'était aussi une transformation occitane, qu'il avait ajoutée au prénom de Gloria, et il lui raconterait un jour, quand elle serait moins impressionnable, l'histoire qui s'y rattachait.

La sage-femme irlandaise, Gloria Hillery, mariée à New York, avait surtout pratiqué sa profession parmi des Hollandais, dont elle avait adopté les coutumes qui environnent la naissance, qui sont nombreuses et attendrissantes chez ce peuple aimant les enfants jusqu'à les gâter et les rendre insupportables. Si l'on n'avait pu boire le « chaudeau » d'usage, brassé avec un long bâton de cannelle enrubanné, elle avait cependant envoyé ses filles dans toutes les directions annoncer la naissance aux voisins, à la parenté et, faute de celle-ci, les braves petites Irlandaises-Hollandaises avaient couru au port avertir les équipages des navires français.

Puis, leur mère les avait mises à broder les écriteaux qui devaient être suspendus à la porte de la maison, formés d'une planchette recouverte de soie rouge encadrée de dentelles. Pour la fille, le centre de la planchette était dissimulé par un rectangle de satin blanc. Puis, voyant la mort s'avancer, imminente, les mains agiles se hâtèrent de composer des écriteaux de soie noire qui allaient remplacer les autres et, l'orage éclatant, un écriteau de toile plus simple qui affronterait la pluie afin de préserver ceux de soie et de satin.

Maintenant que tout danger était écarté et que le soleil était revenu, les filles de la sage-femme piquaient l'aiguille pour des robes somptueuses, destinées à un plus grand baptême ou à quelque cérémonie où les jumeaux devraient faire leur apparition publique.

Ainsi, Angélique apprenait qui étaient ces jouvencelles brodeuses, penchées à longueur de journée sur des étoffes, et cousant dans la lumière de la fenêtre, sauf lorsque Ruth et Nômie les chassaient à grands gestes comme une volée de poules et mettaient tout le monde sur le palier.