Pour demeurer ce qu'elles étaient, objet de scandale mais sûres de leur bon droit à l'être, il leur fallait l'affirmer, ou tout au moins le rappeler à très haute voix en toute occasion, surtout quand les populations, un moment domptées, calmées et comme séduites par elles et leurs « miracles », piquaient une nouvelle crise et prétendaient les ramener, non pas dans les chemins de la vertu commune, car pour cela il était trop tard, mais dans les cloaques ténébreux de la sorcellerie et de la débauche, d'où on ne se devait de les tirer que pour les juger et pour les pendre.

Alors, des cortèges se formaient. On sommait les juges et les régents de déployer des parchemins et de coiffer la toque pour le tribunal, et l'on se portait en hurlant vers la maison du bord des bois. Certains enragés préparaient des cordes, d'autres des fagots et des torches, promettaient d'être les premiers à porter le feu au chaume de cette cabane diabolique, et tous ne s'en arrêtaient pas moins brusquement au cercle de pierres. Car ils étaient terrifiés qu'elles se montrassent, si belles, sur le seuil, les priant, doigt tendu, de retourner chez eux. Plus terrifiés encore, si elles ne se montraient pas, car alors, on les supposait envolées magiquement, par la cheminée, afin d'échapper au châtiment.

– Ils ont réussi à nous condamner à porter sur nos corsages le A du mot adultery.

De la marque rouge et infamante de Satan, seul avait subsisté dans la juridiction du Massachusetts le A pour désigner les femmes coupables d'adultère, les autres lettres, le B de « blasphémateur », ou le T de voleur (thief), étant tombées en désuétude.

– J'acceptais la condamnation, dit Ruth, mais ce n'était pas juste pour Nômie, car elle n'avait trahi aucun homme, n'étant pas mariée...

Brian Newlin, l'époux bafoué, avait-il porté plainte ? Non. On chercha à lui faire avouer que son épouse, transfuge d'une secte maudite, sournoisement glissée dans le sein d'une communauté préservée, lui avait « noué l'aiguillette » et l'avait accablé de toutes sortes de malheurs.

Mais il se tint coi et on finit par le laisser en paix. Il continua sa vie comme si de rien n'était, labourant ses champs, trayant ses vaches, barattant son beurre, tondant ses moutons, fréquentant la meeting house, à peine moins sobre, à peine plus taciturne qu'auparavant.

– Je ne crains pas pour Brian Newlin, disait parfois Ruth, en tournant son visage vers les collines vertes, où se trouvait la ferme dont elle avait été la maîtresse. Les hommes sont lents et rebutent à découvrir d'autres lumières que celles qu'ils ont reçues avec passivité et conservées par indolence, mais non moins aptes à les accueillir et à les rechercher.

Elle augurait bien de la transformation d'un homme dont elle avait surpris, au cours de leurs années de vie commune, qu'il se plaisait à lire et à relire en secret, dans un petit volume qui ne le quittait point et qu'elle avait cru être tout d'abord un livre de prières, les sonnets et épîtres du poète anglais Gabriel Harvey, prince de la rime et innovateur de l'hexamètre dans la poésie anglaise de la Renaissance et, comme il se doit pour toute personne s'autorisant à démolir des théories en place et à en introduire de nouvelles, considéré comme suspect de rébellion contre l'ordre établi !

– Que de querelles vaines ! dit Angélique, je ne comprends pas. J'ai souvenance qu'au cours d'un périple dans la baie de Casco, lors d'une escale sur l'île Longue, j'ai rencontré pour la première fois des quakers. Ils ne m'ont pas paru dangereux, au contraire. La nuit était froide et l'une de ces femmes est venue me prêter son manteau.

– Que pouvons-nous contre la peur ? observa Ruth. Le bien fait peur. Le bien paraît toujours plus incompréhensible que le mal. Et puis, ce que les gens détestent le plus, c'est ce qui dérange des habitudes de convenance. Je suis persuadée que George Fox a été moins redouté pour avoir supprimé tous les sacrements, que pour avoir prôné que les hommes étaient égaux et leur avoir recommandé de ne pas ôter leur chapeau devant le roi. Pour ma part, j'ai moins scandalisé les esprits en intervenant pour une sorcière qu'en abandonnant, sans m'en soucier, sur le chemin, les marchandises que j'allais vendre à la ville.

Chapitre 7

Dès les premiers moments de son retour à la vie, les deux jeunes femmes qui soignaient Angélique avaient tenu avec la dernière énergie à lui ménager des moments de tranquillité, surtout lorsque son mari, le père des enfants, le pirate français de Gouldsboro, qu'elles vénéraient fort, se présentait. Grâce à elles, le défilé des visites faisait trêve, et Angélique pouvait connaître ces instants d'intimité familiale dont sont privées les reines accouchées, avec la seule présence de Joffrey de Peyrac auprès d'elle.

Ç'avait été une heure inoubliable que celle où, pour la première fois, Angélique assise dans son grand lit, appuyée contre lui, lui la soutenant de son bras, ils avaient pu contempler avec bonheur leurs deux enfants nouveau-nés. Ces femmes, dont Angélique ne savait pas encore qu'elles se nommaient Ruth et Nômie, les leur avaient apportés sur un grand coussin de dentelle. Elles avaient disposé le coussin sur les genoux d'Angélique, s'assurant que cela ne la fatiguait pas trop – ils étaient légers ! –puis elles s'étaient retirées, montant la garde devant la porte, leur réputation de magiciennes intimidant beaucoup plus les curieux et les visiteurs déçus et impatients que les sentinelles espagnoles au pied de l'escalier.

– Ainsi donc, vous avez décidé de demeurer parmi nous, petits princes ? fit-il avec douceur. Quelles sont vos intentions ?

Les deux miniatures, sur leur coussin de dentelle, les fixaient de leurs regards bleuâtres où s'entr'apercevait comme le fond d'espaces infinis.

– Ils sont impressionnants ! dit Peyrac.

Il y avait de la fierté et de l'amusement dans sa voix. Angélique, émerveillée et encore incrédule, se persuadait de leur existence. Ce fut l'instant de l'échange. Quatre personnages se rencontraient au seuil d'une vie commune qui promettait d'être longue, tendre et brillante, après avoir failli être emportée par la tempête, à peine ébauchée.

Les doigts de Joffrey se crispèrent sur son épaule.

– Quelle peur j'ai eue, mon amour, fit-il d'une voix étouffée. Quelle peur vous m'avez faite !

Elle ne lui avait jamais entendu prononcer le mot peur, ne lui avait jamais connu ces accents angoissés, même au bord du naufrage, ou dans les plus grands dangers.

Elle leva les yeux sur lui. Ce visage proche tant aimé, elle l'avait vu tourmenté de la même anxiété, dans un rêve obscur traversé d'éclairs et de tonnerre, et si réel qu'elle avait éprouvé le désir de poser ses lèvres sur sa joue marquée, ruisselante de pluie. Il marchait d'un pas rapide dans la tempête... Il y avait eu aussi Shapleigh, le revenant.

– Qu'est-il arrivé à Shapleigh ? demanda-t-elle.

– Il n'était pas loin, figurez-vous, à deux milles d'ici. On l'a arrêté et retenu prisonnier alors qu'il parvenait aux abords de Salem. Les hommes que j'avais envoyés à sa recherche l'ont délivré dans un coup de force, mais il y avait risque d'échauffourée car ils étaient peu nombreux. Je suis allé à leur rencontre.

– Ah ! C'est pourquoi des hommes en armes avec des torches l'entouraient... Et que vous marchiez si vite sous l'orage.

Joffrey de Peyrac la regarda de côté, avec un sourire intrigué, mais n'émit pas de commentaires à cette réflexion insolite.

– Oui, confirma-t-il, je suis arrivé juste à temps. C'était à nouveau une course décisive où se jouaient nos vies. Je vous avais laissée à l'article de la mort, mais les jeunes femmes vous veillaient.

Fallait-il donc croire qu'elle était un fantôme quand elle l'avait aperçu dans la nuit et l'avait effleuré, voulant l'embrasser ?

Les deux bébés avaient fermé les yeux et ils n'étaient plus que des petits êtres doux, respirant la sérénité et le bonheur d'être en vie.

Elle inclina la tête et, se détournant, posa ses lèvres sur la main de Joffrey. La chaleur de cette main brune qui la soutenait, des doigts énergiques qui l'étreignaient avec tant d'inquiète sollicitude, exaltait la douceur qu'elle éprouvait à s'abandonner contre son épaule.

Sa faiblesse n'était plus coupable. Elle pouvait être faible puisqu'il était là. À demi assis contre le lit, il l'enveloppait de sa vigueur qu'elle n'avait jamais sentie aussi intangible, vitalité forgée par les épreuves, les blessures et les fatigues d'une vie de combat. Aujourd'hui, il était sa force et elle n'avait plus à lutter.

Ce fut un moment délicieux. Un moment qui recommençait ce qui n'aurait jamais dû être brisé autrefois, elle près de lui, tels qu'ils étaient en ce moment même, contemplant leur premier-né dans un petit château du Béarn, au pied des Pyrénées, en la lointaine France.

Elle ne savait pas alors ce qui leur serait imposé à l'un et à l'autre, les chemins imprévus de leurs destins. Destins que le grand eunuque Osman Ferradji annonçait avec effroi et admiration :

« Ils se rejoignent... J'ai lu dans les étoiles la plus étrange histoire du monde entre cet homme et toi... Il vient d'ailleurs... un homme du futur. »

Une voix avait dit aussi :

« Non, pas encore, il doit demeurer sur Terre... »

« Nous ne savons rien, pensa-t-elle. Nous nous croyons les maîtres. Nous croyons que c'est nous qui organisons tout. Chaque coup de gong du destin a sa signification à travers la nue. »

*****

– Je crois maintenant que j'ai failli mourir, lui dit-elle, à sa visite suivante. Car j'ai revu toute ma vie et l'on dit que cela arrive au moment de la mort. Je me croyais en Alger. Ce qui était le plus affreux, c'était de réaliser qu'étant prisonnière de Moulay Ismaël, je ne vous avais pas encore retrouvé. J'éprouvais une déception affreuse.