Comme elle était fort intelligente et se montrait avisée dans les affaires qu'elle avait entreprises, on l'accepta. Son intégration fut hâtée par son mariage avec Brian Newlin, un habitant de Salem, qui l'avait remarquée au procès et souhaitait l'épouser.

Ils prirent en concession une ferme aux environs. Et cela faisait un couple exemplaire de plus dans la capitale du Massachusetts, jusqu'au jour où...

Arrivée à ce point de son récit, Mrs Cranmer s'interrompit, regarda autour d'elle, puis se rapprocha d'Angélique. Sa voix se fit chuchotement.

– ...jusqu'au jour où Ruth Summers, devenue Ruth Newlin, épouse de l'honorable Brian Newlin...

La voix de Mrs Cranmer baissa plus encore tandis que ses yeux s'écarquillaient :

– ... aperçut Nômie Shiperhall dans l'étang...

Ayant énoncé cette phrase sybilline, Mrs Cranmer se redressa. Puis elle se tut, comme écrasée par la révélation.

– Que faisait Nômie Shiperhall dans l'étang ? demanda Angélique au bout d'un moment.

La dame pinça les lèvres et prit un air fuyant. Il y avait longtemps de cela et elle n'était plus très sûre, fit-elle d'un ton qui prouvait qu'elle se souvenait au contraire fort bien.

– En tout cas, continua-t-elle en hochant la tête, les parents de Nômie Shiperhall n'avaient pas mérité d'avoir une fille comme cela.

Mais elle fut interrompue par l'arrivée d'une servante et dut s'en tenir là.

Quand Mrs Cranmer reprit son récit – était-ce une heure après ou le lendemain ? – Angélique avait oublié la moitié de l'histoire et elle se demandait pourquoi Mrs Cranmer avait entrepris de la lui raconter. Tous ces noms anglais qui se mélangeaient dans sa tête...

Entre-temps, elle avait appris le prénom de ses propres enfants : Gloriandre pour la fille, Raimon-Roger pour le garçon. Pourquoi ces noms ? Qui les leur avait donnés ? Et maintenant qu'elle y songeait, les avait-on baptisés ? Ondoyés seulement ? Cette pensée du baptême qu'elle avait oublié, alors que son petit enfant était en danger de mort, la tourmenta. Fallait-il croire vraiment qu'elle était devenue irréligieuse ?

« Irréligieuse peut-être, mais non séparée de Dieu », se dit-elle aussitôt.

« Je t'ai retirée et mise au large », avait dit la voix, écho d'un psaume plein de tendresse et de sollicitude.

Mrs Cranmer paraissait impatiente de poursuivre son récit.

– ... Cela, on l'avait su dès sa naissance, que Nômie Shiperhall était une sorcière. Mais on le sut définitivement à la suite de l'histoire de la veuve Ruth Summers, épouse Newlin. Car celle-ci, l'ayant aperçue dans l'étang, descendit illico de sa carriole, la prit dans ses bras, l'embrassa sur la bouche, et l'emmena dans une cabane qu'elle avait gardée d'avant son mariage, au fond des bois. Et de ce jour, elles ne se quittèrent plus. Ce qui était bien la preuve que Nômie Shiperhall était une sorcière, mais aussi que Ruth Summers-Newlin, dont on avait tout à fait oublié qu'elle était née quakeresse, car elle était rigoureuse dans l'exercice des prières et n'avait eu, depuis longtemps, aucune relation avec ses anciens coreligionnaires, que Ruth la Convertie donc avait toujours été, sous ses dehors rigoristes, une convertie plus que suspecte. Car était-il normal que, possédant ferme, étables, granges et bergeries, sans parler des entrepôts et de la petite échoppe sur le port, elle conserve en secret, dans la forêt, une cabane où, comme on le sut plus tard, elle se rendait seule souvent, prétextant qu'elle allait vendre au marché ses charcuteries et ses fromages ? Or, que pouvait-elle bien y faire, dans cette cabane, sinon rencontrer le diable ?

Désormais, elles vécurent là, honnies de tous, ajoutant au scandale créé par leurs turpitudes, celui de recueillir une enfant de gitans, une fillette abandonnée sous un buisson de sumac par une tribu de Roms qu'un navire, par mégarde, avait laissée descendre à terre. Ces sauvages et obscurs individus se croyaient arrivés à Rio de Janeiro du Brésil et on avait dû les chasser vers le sud avec leurs singes, leurs haridelles et deux chariots bariolés, en espérant que de ville en village, les dix ou douze colonies anglaises se les repasseraient jusqu'à la Floride espagnole sans subir leurs maléfices.

Il n'y avait donc pas à s'étonner que M. de Peyrac, pour les amener de leur cabane jusqu'ici, se soit nanti d'une forte escorte. Il avait dû même faire garder la porte de la demeure des Cranmer par ses gardes, piques tendues, pour tenir à distance la foule qui s'était rassemblée en les apercevant et ne pouvait retenir un grondement à leur apparition tant elles paraissaient insolentes, avec leurs cheveux répandus sur les épaules. Elles auraient beau prétendre qu'elles n'avaient pas eu le temps de se coiffer...

– Mais... de qui parlez-vous donc enfin ? réclama Angélique.

– Mais, des infâmes créatures qui souillent ma demeure ! s'écria Mrs Cranmer, choquée de voir qu'Angélique, après une histoire aussi sombre et scandaleuse, ne montrait pas plus d'indignation. Ah ! Les voici !

Elle se retira avec crainte derrière les rideaux.

Les « infâmes créatures » pénétraient dans la pièce, rieuses, portant chacune un poupon, suivies de l'enfant des Roms, une fille de quinze ans, pieds nus et yeux de braise, couronnée de fleurs et chargée d'un panier de beaux fruits, poires, pommes et prunes, qu'elle posa sur la table, et d'une corbeille pleine de pétales qu'elle commença à semer sur le dallage afin de rafraîchir et de parfumer la chambre. L'aînée, tout en remettant les enfants au berceau, disait que, le soleil brillant aujourd'hui et le vent s'atténuant, elle avait descendu les bébés au jardin et leur avait fait faire leur première promenade sous le ciel de Dieu.

Angélique, d'un signe, pria Mrs Cranmer de se rapprocher et lui parla à mi-voix.

– Vous en avez trop dit. Précisez maintenant. Qui sont-elles ?

– Mais je viens de vous le dire !

– Vous divaguez. Ces femmes ne peuvent être les personnes dont vous m'avez parlé. Elles sont beaucoup trop jeunes !

L'Anglaise eut un sourire à la fois entendu et triomphant.

– Ah vous voyez ! Vous aussi !

– Comment, moi aussi ?

– Vous aussi vous pouvez constater les effets de leur magie.

Elle chuchota :

– On dit que... Satan leur a donné le secret de l'éternelle jeunesse !

Par la grâce du ciel, Mrs Cranmer fut appelée ailleurs et Angélique soupira de soulagement en la voyant disparaître. Elle était épuisée.

Lorsqu'elle rouvrit les yeux, les deux femmes aux sourires séraphiques se penchaient sur elle avec des linges blancs et un bassin d'eau chaude.

Son regard dut refléter un peu d'égarement.

– Ma sœur, rassure-toi, dit l'aînée en passant à plusieurs reprises sa main fine devant les yeux fixes d'Angélique comme pour la distraire d'un cauchemar.

– Comment vous nommez-vous ? demanda-t-elle.

– Nômie Shiperhall, répondit la cadette.

– Ruth Summers, fit l'autre.

Elles prononçaient Nômie et Ruth à la façon hébraïque.

Il fallait y croire !

« Elles ont le secret de la jeunesse éternelle », avait dit Mrs Cranmer.

Angélique en regardant le visage de « ses » anges se rassurait d'y découvrir, plutôt à l'expression du regard ou à un pli grave et mature des lèvres, la possibilité qu'elles aient pu vivre tant d'événements lointains et cacher, derrière les apparences d'une vingtaine printanière, trente ou trente-cinq ans d'âge.

Ruth surtout, la veuve Summers, la fermière vertueuse... Cette histoire ne tenait pas debout.

– Que faisait Nômie Shiperhall dans l'étang ? demanda Angélique.

Se préparant à la soulever pour lui retirer ses draps, elles s'interrompirent et échangèrent entre elles un demi-sourire.

– Ah ! Elle vous a raconté cela ! fit Ruth.

Elle mit son bras autour des épaules de son amie et elles se regardèrent en silence, les yeux pleins de lumière.

– Ce n'était pas sa faute, reprit-elle avec douceur. Elle est née comme ça. Elle voyait la couleur de l'âme des êtres autour de leur tête et pouvait guérir par imposition des mains. Elle effrayait par ses pouvoirs miraculeux. Et ce fut le malheur de sa vie, surtout lorsqu'elle devint très belle. Car les jeunes gens la courtisaient, mais n'osaient point se déclarer et la fuyaient, disant qu'elle portait malheur. Pourtant, elle n'était que beauté et bonté.

Elles se regardaient toujours. Puis, comme ayant de la peine à quitter les sphères du rêve, elles se mirent, avec diligence, à dispenser à Angélique leurs soins habituels, tout en parlant et lui racontant leur histoire.

Tout d'abord l'histoire de Ruth Summers.

Par les commotions morales qu'elle avait subies, en son enfance, par la persécution dont ses parents quakers étaient l'objet, l'histoire de Ruth, née Mac Mahl, veuve Summers, épouse Newlin, ressemblait étrangement à celle de Guillemette de Montsarrat, la seigneuresse de l'île d'Orléans, en Nouvelle-France, dont l'esprit demeurait marqué pour avoir assisté à l'âge de sept ans au supplice de sa mère, immolée comme sorcière sur un quelconque bûcher des marches de Lorraine.

Mais, si Guillemette avait traversé la vie avec cette plaie au cœur d'une injustice aussi inexplicable qu'intolérable – « Regarde petite sorcière ! Regarde ta mère qui brûle ! » – et une chaude haine pour les gens d’Église, et n'avait trouvé la paix qu'en s'éloignant, sinon des vivants, du moins de la société commune et moutonnière qui, docile et satisfaite de ses lois et de ses institutions, constitue ce qu'on appelle la société tout court des gens « comme les autres », elle, Ruth, qui avait dû être une longue fillette fort jolie, aux tresses blondes, s'était révoltée très tôt contre l'ostracisme dont était victime sa douce et tendre mère. Avec son visage plein de lumière qui souriait toujours, elle répondait aux insultes, aux horions et aux crachats par une inaltérable courtoisie, et l'enfant, arrivée en Amérique à douze ans, consciente d'être sur une terre où de vieilles servitudes de rang ou de situation n'avaient pas à se maintenir, ne comprenait pas ce qui déchaînait contre eux la haine de personnes qui étaient venues comme eux de la vieille Angleterre et qui, comme eux, travaillaient dur, s'enrichissaient de leur labeur, avaient foi en le même Dieu et vénéraient le même Christ... Ses parents, talentueux et industrieux, prospéraient rapidement partout où ils plantaient les premiers piquets de leurs maisons, mais à peine devenaient-ils aisés que les tracasseries commençaient et qu'on leur faisait grief de la moindre attitude, ne leur reprochant même pas d'avoir prêché, seulement d'avoir traversé le village.