– Madame, est-ce la mode à Londres pour les dames de ne porter qu'une seule boucle d'oreille ?
Mrs Cranmer porta vivement la main au lobe de son oreille.
– Oh ! God ! J'ai oublié de mettre l'autre. Je ne sais plus où j'ai la tête. On me dérange cent fois par jour, même quand je suis à ma toilette. Pourvu que je ne l'aie point égarée !
Elle s'enfuit en gémissant.
*****
Angélique s'en voulut de l'avoir déconcertée. Elle se reprochait d'être plus indifférente aux paroles qu'on lui adressait qu'à ces vétilles vestimentaires. Mais, pour l'instant, cela l'aidait à participer à la vie, tandis qu'elle oubliait presque aussitôt les mots qu'on prononçait devant elle. Il y avait des questions qu'elle n'osait proférer, de peur qu'on ne la crût de nouveau reprise par les fièvres. Elle se demandait par exemple où étaient passés les anges aux longues chevelures blondes et leur absence l'attristait. Elle n'avait tout de même pas rêvé ! De cela, elle était certaine : ils étaient venus, puisque les enfants étaient vivants.
Elle les reconnut soudain à la lettre A rouge brodée sur leurs corsages, lorsque les deux femmes en bonnets blancs qui faisaient si peur à Mrs Cranmer s'inclinèrent vers elle avec leurs sourires séraphiques, dans l'intention de la soigner et de lui arranger son lit.
– Mais où sont donc vos cheveux ? s'exclama-t-elle.
– Sous nos bonnets, répondirent-elles, en riant. Il était temps. Mrs Cranmer en faisait tout un drame, mais nous étions au lit quand il est venu nous chercher pour sauver l'enfant. Nous n'avons eu que le temps de passer nos robes communes et de le suivre avec tous nos cheveux sur les épaules. Durant deux jours nous n'avons pu quitter votre chevet et celui des enfants.
– Qui est venu vous chercher ?
– L'Homme Noir !
L'esprit d'Angélique vacilla à nouveau... L'Homme Noir ! Un jésuite ! Toujours cette image mythique de la prédiction ! Puis, elle se souvint qu'ils étaient en Nouvelle-Angleterre et que si, en Nouvelle-France, les Indiens convertis désignaient souvent les religieux de la compagnie de Jésus sous le nom de « Robes Noires », il y avait, primo, peu de chances qu'il s'en trouvât du côté de Salem où ils étaient considérés comme pires que le diable, secundo, que le diable lui-même pouvait être désigné sous le terme de l'Homme Noir par les puritains. Shapleigh y avait fait allusion la première fois qu'elle l'avait rencontré avec son tromblon dans la forêt et l'on pouvait se demander si cette croyance, fortement ancrée dans les esprits et que confirmaient les théologiens avec toutes sortes de références, n'était pas née de la peur qu'inspirait aux premiers immigrants, jetés sur un rivage hostile et inconnu, la grande forêt primitive et sans fin, hantée de bêtes sauvages et de païens, qui commençait à quelques pas de leurs habitations rustiques. Et l'on pouvait les comprendre.
Car, plus encore que la mer des ténèbres qu'ils avaient réussi à traverser, la forêt était leur ennemie, opposant à leur marche de pionniers, désireux de cultiver la terre nourricière, un front d'arbres serrés et ne leur accordant ce peu de terre arable qu'au prix d'efforts épuisants. Elle reculait, cette forêt, sans doute, emportant ses démons, mais elle était sans fin. Il était donc établi que l'Homme Noir hantait la forêt primaire, rassemblant sous sa houlette les créatures païennes qui lui étaient soumises. Si jamais le voyageur solitaire venu de l'ancien monde le croisait, l'apparition noire lui tendait un livre épais et lourd avec une fermeture de fer rouillé et une pointe métallique terminée en bec de plume.
– Écris ton nom dessus, disait Satan.
– Avec quelle encre ?
– Avec ton sang.
– Mais si je refuse ?
Alors le diable ricanait, dénudait la poitrine de son interlocuteur et y apposait par magie une marque rouge. Puis il ordonnait :
– Signe maintenant ! Car l'enfer t'a quand même marqué.
Ainsi, des centaines, des milliers de voyageurs attardés ou partis à l'aventure, dédaigneux de la force religieuse de leur communauté, avaient été marqués de la sorte par Satan, surtout dans les premiers temps, car, maintenant, les fidèles avertis se comportaient avec plus de prudence. C'est pour rappeler cette terreur salutaire des œuvres de Satan qui guette toujours l'indiscipliné ou la forte tête, que les vertueux puritains avaient institué l'usage de la lettre écarlate à porter par le coupable en cas de scandales particulièrement révoltants mais ne nécessitant pas toutefois la peine de mort qui ne s'appliquait, elle, qu'aux meurtres ou aux crimes de sorcellerie.
– Qui donc, dites-vous, est venu vous chercher pour sauver l'enfant ? demanda-t-elle de nouveau après un long instant de réflexion que les deux quakeresses avaient mis à profit avec une dextérité qu'elle n'eût pas désavouée pour lui ôter sa chemise, la baigner des pieds à la tête d'une eau parfumée, la panser, la revêtir de linge frais, changer les draps de la couche et la taie des oreillers.
Et maintenant qu'elle les voyait si proches et distinguait la finesse de leur peau lisse et fraîche, la beauté de leurs traits juvéniles, elle comprenait pourquoi elle ne les avait pas reconnues en ces deux femmes qui terrorisaient Mrs Cranmer et les avait prises pour des anges. Car il s'agissait de très jeunes femmes : l'une, grande et élancée, devait avoir vingt-cinq ans et l'autre semblait à peine sortie de l'adolescence.
À sa question, elles échangèrent un coup d'œil malicieux de gamines fautives, puis l'aînée prit la parole :
– Pardonne-nous, ma sœur, d'avoir osé l'appeler l'Homme Noir. Mais nous savons qu'il n'y a en lui rien de diabolique. Nous l'appelions ainsi, les premières années qu'il venait à Salem, car, vêtu de sombre, avec ses yeux et ses cheveux noirs, il nous effrayait un peu. Depuis, nous avons appris à le connaître et quand il est venu nous chercher, nous l'avons suivi.
– Mais qui ? insista Angélique, inquiète à la pensée de ne pas bien comprendre et d'être restée dérangée d'esprit ou d'avoir perdu la mémoire.
– Mais lui, le pirate français de Gouldsboro.
Fallait-il comprendre que c'était de Joffrey qu'elles parlaient ?
Fallait-il comprendre que Joffrey restait, aux yeux des populations du Massachusetts, le pirate français ? Et alors, fallait-il comprendre que c'était Joffrey qui était allé chercher... les anges ?
Elle s'endormit si brusquement, et si profondément, qu'elle ne pouvait croire en s'éveillant qu'on était le même jour et qu'elle n'avait dormi qu'une petite heure.
Mrs Cranmer était de nouveau là, ayant retrouvé sa deuxième boucle d'oreille, et Angélique, reposée, non seulement la reconnut, mais se réjouit de la voir car, par la suite, ce qu'elle put apprendre de plus cohérent sur les événements qui s'étaient déroulés pendant les jours de son inconscience, ce fut à Mrs Cranmer qu'elle le dut. Elle apparaissait par éclipses, mais Angélique avait l'impression qu'elle ne cessait de demeurer en faction soit au pied de son lit, soit dans la ruelle entre l'alcôve et le mur, et il y avait un peu de cela, car la pauvre Mrs Cranmer, bouleversée par ce qui se passait dans sa demeure, consciente qu'elle n'y pouvait rien et qu'on ne l'écoutait pas, se réfugiait près d'Angélique, sentant que celle-ci, malgré sa faiblesse, l'écoutait attentivement. L'Anglaise gardait ainsi un léger espoir que, mise au courant de certaines choses, la comtesse de Peyrac saurait intervenir en sa faveur. Ce fut donc par elle, tout d'abord, qu'Angélique eut quelques éclaircissements sur celles qu'elle continuait à nommer les anges. Cela se fit en trois entretiens, mais si longue était l'histoire et si étrange, qu'Angélique en garda l'impression d'avoir écouté, durant des jours et des nuits, un interminable conte oriental, comme en débitent à longueur de journée certains mendiants des villes islamiques.
Mrs Cranmer commença à remonter fort loin dans le passé, lui parlant d'un petit groupe de « quakers » qui étaient venus, dix ans plus tôt, chercher refuge à Salem, la plupart des leurs ayant subi à Boston des condamnations d'emprisonnement et de flagellation.
On leur fit accueil, plutôt pour désavouer le gouverneur Wintrop de Boston que par tolérance envers les membres d'une secte inconnue, estimée des plus dangereuses par les théologiens du Massachusetts. Mais ils étaient peu nombreux et promirent de se tenir à l'écart, de respecter les lois civiles et de ne se livrer à aucun prosélytisme de leurs impudentes doctrines. Parmi eux, se trouvait une très jeune veuve nommée Ruth Summers. Or, elle demanda d'emblée à être admise parmi les puritains de Salem, se plaignant d'avoir été entraînée par ses éducateurs quakers hors des chemins de la vérité. La vérité seule et unique, qui, comme il avait été établi par l'évidence, était sortie pure et régénérée de la Réforme, mouvement religieux engagé par le moine inspiré allemand Martin Luther, sanctionné par le prêtre français éclairé Jean Calvin, et qui, après avoir connu la purification de ses erreurs, comme l'anglicanisme, grâce à la lutte du grand philosophe écossais John Knox, instigateur du puritanisme, avait trouvé son expression parfaite en frayant son chemin parmi les dissidenters ou « non-conformistes » persécutés. Au bout d'un siècle, en s'écartant du presbytérianisme hésitant, elle était parvenue à atteindre la purissima religio, la religion pure et sans tache dont, à la suite des prophètes d'Israël, l’Épître de Jacques et tout le Nouveau Testament esquissaient les traits, dans la forme du « congrégationalisme » qui avait servi de base à l'établissement de la charte du Massachusetts et qui se pratiquait à Salem.
On fit passer à Ruth Summers des examens sévères. Il fallut reconnaître qu'elle savait à qui elle avait affaire et qu'elle avait étudié à fond la question, ne faisant point aux sévères gardiens de la loi qui présidaient aux destinées de l'État l'injure de les confondre avec tant de coreligionnaires attiédis ou égarés, qu'on avait pris l'habitude de désigner comme eux, pour plus de commodité, par l'appellation globale de « puritains ».
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