Son cœur faillit éclater de joie. Elle l'aperçut, lui, marchant à grands pas à travers les rafales qui gonflaient son manteau. Ainsi donc, elle n'avait pas rêvé ! Elle savait bien qu'elle l'avait retrouvé, et qu'ils marchaient maintenant ensemble vers Wapassou, sous des cataractes de pluie. Elle l'appela dans la tempête.

« Je suis là ! Je suis là ! »

Il ne semblait pas l'entendre et marchait toujours et, tout près, elle voyait son visage creusé et ravagé que la pluie semblait napper de larmes. C'était une scène hallucinante, incohérente, car, à travers la pluie qui faisait grésiller des torches plus fumeuses que lumineuses, elle distinguait beaucoup de monde, des Indiens à l'abri sous leurs couvertures de traite, les Espagnols de Joffrey dont les cuirasses luisaient, et ce chapeau pointu, ce tromblon en bandoulière, c'était Shapleigh qu'elle avait tant attendu. Mais qui était Shapleigh ?

« Je dois être malade, ou rêver. »

Elle était mal à l'aise. L'obscurité très profonde était anormale. Mais ce n'était pas un rêve car elle continuait d'entendre. Elle entendait la pluie qui frappait un toit. Pluie, ronflements, susurrements... Une grasse jambe très blanche, à la cuisse dodue prolongée par la boule ronde d'un genou suivi d'un mollet rebondi et d'un petit pied courtaud, s'agitait tout près d'elle, dans le noir, comme un gros ver obscène et pâle...

« Cette fois, je suis en enfer », se dit-elle, tant les mouvements convulsifs des créatures indistinctes qui se débattaient dans l'ombre lui parurent recréer ce grouillement de copulations acharnées entre démons et damnés, que leur montrait mère Saint-Hubert, au couvent de Poitiers, dans un grand livre intitulé La divine comédie du poète Dante Alighieri et dont les gravures illustrant « Les cercles de l'Enfer » donnaient des cauchemars aux « grandes » qu'elle voulait « averties ». Sauf que, dans cet enfer présent, les démons, comme ce tantôt les anges, parlaient anglais. Car, lorsque soutenus par tout un déchaînement de souffles et de soupirs, les contorsions et tressautements de cette jambe blanche, qui paraissait doublée d'une autre jambe de l'autre côté d'un fort arrière-train masculin, se furent apaisés, une voix s'éleva qui disait en anglais :

– Je suis perdue ! Et vous aussi, Harry Boyd.

L'enfer paraissait donc se réduire à ce seul couple effrayé, et les autres formes qu'elle devinait auraient bien pu être des vaches au repos dans une étable, ou des moutons dans une bergerie. Angélique, à bout de stupidités, réfléchit que, pour faire cesser cette néfaste absurdité qui lui infligeait tant d'étranges visions, elle possédait au milieu du visage, en bonne place, deux paupières qu'il lui suffirait de soulever, et elle consacra toutes ses forces à ce difficile exercice, car ses paupières étaient de plomb, soudées, fermées à jamais. Enfin, un peu de lumière filtra. Très lentement, elle ouvrit les yeux, reconnut le ciel de lit, les oiseaux de soie brodée qui avaient hanté ses souffrances et son délire.

Une lumière, douce comme du miel dans une veilleuse de verrerie teintée, éclairait l'alcôve.

Des notes de musique... C'était la pluie au-dehors, s'égouttant en bulles sonores.

Elle tourna la tête, par un infini effort, pour perdre de vue les oiseaux dont elle commençait à voir s'agiter les ailes soyeuses pour un envol, et vit les anges, cette fois seuls, assis à son chevet, qui la veillaient. Elle ne s'étonna pas. Après l'enfer, le paradis. Mais le paradis n'est pas le ciel, raisonna son esprit embrumé qui n'avait jamais aimé rester inactif et reprenait ses droits.

Le paradis est toujours terrestre. Comme l'enfer d'ailleurs. Le paradis, c'est le bonheur sur Terre par le secret transmis du bonheur infini. En regardant ces deux créatures si belles à son chevet, appuyées l'une à l'autre et mêlant leurs chevelures blondes dans un mouvement d'abandon qui rapprochait leurs têtes lassées, elle sut qu'un message lui était délivré, une infime parcelle de ce qu'elle avait cru entrevoir lorsqu'elle montait vers la lumière infinie.

À cet instant, les messagers du ciel se regardaient l'un l'autre. La clarté irradiant de leurs yeux clairs se mêlait dans une intense expression de reconnaissance éblouie et, à leurs fins profils ciselés par l'or de la lampe, et si proches, elle sut que leurs lèvres, ignorantes de la malédiction des corps, souvent se joignaient.

La lettre A sur leur sein, la lettre écarlate, rayonnait, prenait des proportions immenses et un mot s'inscrivait en rouge phosphorescent : AMOUR.

« C'est donc cela, se dit-elle, ce commandement nouveau. Je n'avais pas compris : l'amour. »

Une vérité éblouissante, jusqu'alors falsifiée, tronquée, méconnue, s'imposait, s'inscrivait en lettres de feu :

Au delà des corps


Mais, par les corps


Le sourire de Dieu.

– Elle est éveillée !

– Elle a repris conscience.

Les anges chuchotaient, toujours en anglais.

– Ma sœur bien-aimée, nous reconnais-tu ?

Elle était étonnée par ce tutoiement dont on lui avait dit, qu'en anglais, on ne l'adressait qu'à Dieu.

Ils se penchaient au-dessus d'elle et ses doigts touchaient la soie de leur longue chevelure.

Ils existaient donc. Ainsi, par eux, elle était désormais dépositaire d'un grand secret.

Ils échangèrent un regard de joie triomphante.

– Elle renaît !

– Il faut appeler l'Homme Noir.

L'Homme Noir, encore ! Allait-on retomber dans les folies ténébreuses ? Angélique en avait assez de délirer et de passer d'une transe à l'autre.

Elle se déroba, se confia au sommeil comme au sein maternel.

Cette fois, elle savait qu'il s'agissait d'un bon sommeil, un vrai sommeil humain, profond et réparateur.

*****

Un bruit de charroi lui cassait la tête. Il faudrait faire cesser le passage de ces chevaux qui, dehors, tramaient de lourds tombereaux. Elle dormait trop, trop bien, trop longtemps.

– Il faut la réveiller.

– Mon amour, il faut vous réveiller...

– Réveille-toi, petite ! Le désert est loin. Nous sommes à Salem.

Des voix l'adjuraient et la dérangeaient et lui répétaient :

 Salem, Salem, Salem. Nous sommes à Salem, en Nouvelle-Angleterre. Réveillez-vous ! »

Elle ne voulait pas les contrarier, les décevoir. Elle ouvrit les yeux et elle tressaillit car son regard, une fois habitué à la lueur blessante d'un soleil éclatant, tomba tout d'abord sur un négrillon en turban agitant un éventail puis sur la face barbue et blonde d'un géant : Colin Paturel, le roi des esclaves de Miquenez, au royaume de Marocco.

Colin ! Colin Paturel !

Elle le fixait avec tant de crainte d'être à nouveau la proie d'hallucinations, que Joffrey de Peyrac dit doucement :

– Ma mie, ne vous souvenez-vous pas que Colin nous a rejoints en Amérique et qu'il est aujourd'hui gouverneur de Gouldsboro ?

Il se tenait de l'autre côté du lit et de reconnaître son cher visage la rassura définitivement. Machinalement, elle leva les mains pour arranger son jabot de dentelles noué à la diable.

Il sourit.

Maintenant, elle voulait bien se retrouver à Salem. Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté. Ils remplissaient la chambre. Dans la lumière crue du soleil – il faisait très beau ce jour-là – elle distinguait en sus du négrillon deux chapeaux pointus puritains, un Indien à longues tresses, une ravissante petite Indienne, un soldat français en redingote bleue, Adhémar, puis de nombreuses femmes, en cottes bleues, noires, brunes, cols et coiffes blancs. Parmi elles, il y avait trois ou quatre jouvencelles, assises près de la fenêtre devant des flots d'étoffes, qui cousaient, cousaient, comme si leur participation au bal du prince charmant dépendait de leur diligence.

– Et... Honorine ? Honorine !

– Je suis là, cria une petite voix pointue.

Et la tête d'Honorine surgit au pied du lit, tel un diablotin, les cheveux ébouriffés, émergeant de la courtepointe sous laquelle elle était demeurée cachée des heures.

– Et...

Une réminiscence angoissée faisait palpiter son cœur surmené... deux roses dans un nid.

– Les... Les petits enfants ?

– Ils vont bien.

Des préoccupations de mère se mirent à trotter dans sa tête vide. Les nourrir ? Son lait ? La fièvre avait dû le tarir ou le rendre néfaste pour eux.

Devinant son tourment, tous les assistants se précipitaient pour lui expliquer, la rassurer, puis se taisaient d'un même coup, ne voulant pas l'étourdir par le chœur de leurs voix conjuguées.

Enfin, par bribes, chacun ajoutant son mot, on la mit au courant avec précaution. Oui, son lait s'était tari et il fallait s'en féliciter car, si la fièvre d'un engorgement s'ajoutait à celle qui la consumait... Oh ! Bonne Sainte Vierge !

Non, les enfants n'en pâtiraient pas. On leur avait trouvé de bonnes nourrices. L'une était la femme d'Adhémar, la solide Yolande, qui était survenue à point avec son poupard de six mois. L'autre, la bru de Shapleigh.

La bru de Shapleigh ?

On lui expliquait tout peu à peu. Il ne fallait pas qu'elle se fatigue, seulement reprendre des forces. La trame des événements se remettait en place. Elle aurait voulu savoir comment Shapleigh... Et pourquoi le négrillon ?

Mais elle était encore trop fatiguée.

– Je voudrais voir le soleil, dit-elle.

Deux bras forts, celui de Joffrey d'un côté, celui de Colin, de l'autre, l'aidèrent à se redresser sur ses oreillers et la soutinrent. On s'écarta afin qu'elle pût voir la lumière qui entrait à flots par la fenêtre grande ouverte. Et ce miroitement d'esquilles d'or au loin, c'était la mer.