Elle vit les deux anges se pencher sur elle et remarqua alors que la tache rouge qu'ils avaient à la place du cœur n'était pas du sang, mais une lettre de tissu, un A grossièrement découpé et cousu à grands points sur l'étoffe noire de leurs robes.

« De la serge bien commune, ces robes », estima-t-elle.

Puis, elle demanda :

– Ai-je bu quelque chose ?

Mais les ravissants visages des êtres séraphiques demeuraient perplexes. Elle entendit, venue comme d'un trou d'ombre, une voix d'homme, sa voix, qui traduisait en anglais sa demande. Deux têtes blondes firent avec véhémence des signes négatifs. Non, on ne lui avait rien donné à boire.

– Mais il serait bien temps de te soigner, toi aussi, pauvre sœur, dit l'aîné des anges avec une si tendre compassion qu'Angélique en défaillit, plus faible encore et plus étourdie.

On glissa sous ses épaules un oreiller de plumes en sa taie de toile fine et fraîche. Elle s'y enfonça, laissant se refermer sur elle les flots d'un océan de quiétude et de béatitude. Elle allait partir et « les » rencontrer enfin, les messagers, ceux de son enfance, qui lui promettaient tout bas jadis « la plus belle vie du monde ».

Mais, consciente au dernier moment du prix de ce qu'elle représentait sur Terre et pour les êtres qui l'aimaient et pour tous ceux, connus ou inconnus, qui vivaient de sa vie, elle eut la force de murmurer comme une promesse :

– Je reviendrai...

Troublés, ceux qui étaient présents la crurent morte, s'affolèrent, puis se rassérénèrent, notant le souffle trop précipité, mais signe de vie, qui soulevait sa poitrine, et les taches ardentes qui marquaient ses pommettes. Un à un, comme à regret, ils se retirèrent.

Au fond de la nuit, la lune se levait sur la baie du Massachusetts, et, déroulant sa bobine magique, tirait sur l'horizon un fil d'argent, démarquant le ciel de la terre, et Diane, une étoile au front, déesse des vieux mondes génératrice de fertilité et de fécondité, semait, par poignées, par les sillons des vagues auprès des rivages, mille paillettes scintillantes.

Les phoques vinrent s'y ébattre, tout un troupeau de loups marins aux luisances de bronze jouant follement parmi les crêtes étincelantes sans souci des hommes proches et de cette herse noire et dodelinante que dressaient, sur un pan de ciel lunaire, les mâts et les vergues des navires, dans le port.

Et, par instants, leur chant grave s'amplifiait lorsqu'ils levaient dans un ensemble soudain leurs museaux ronds hors des flots – têtes lisses, sans oreilles – et bramaient vers les nuages ourlés de lumière qui traversaient le firmament.

Les gens de Salem entendirent.

Beaucoup pensèrent, sans oser se le communiquer, que les loups marins qui se faisaient farouches depuis quelques décennies, fuyant l'homme, n'étaient venus vers la côte, avec tant de hardiesse, cette nuit-là, que pour célébrer un événement occulte dont, une fois de plus, la maison de Mrs Cranmer se trouvait être le théâtre – elle n'en faisait jamais d'autres, celle-là ! – et dont les résonances cosmiques aussi incalculables que désastreuses dépasseraient de beaucoup en importance, ils le craignaient, ce fait après tout assez naturel, quoique contrariant, que représentait la naissance gémellaire de deux enfants papistes et français en leur ville d'élus du Seigneur de Nouvelle-Angleterre.

« O Dieu ! Protège des esprits impurs celui dont le seuil est marqué du sang de l'Agneau ! »

Chapitre 6

La lumière s'intensifiait.

Telle la rosée de l'aube qu'aspirent les rayons du soleil, elle se sentait partir vers cette lumière de plus en plus blanche, de plus en plus vaste, comme serait une voûte ou un chemin sans fin. Comme la rosée de l'aube, elle se dissolvait, s'évaporait, se percevait essence et quintessence ainsi qu'un parfum qui fuit et tremble, à la fois visible et invisible. Soulevée, elle partait, elle partait. Là où il n'y a plus ni douleur ni crainte.

La morsure d'une promesse lui revint, suspendit la course éternelle, lui fit demander :

– Viendra-t-il avec moi ?

Elle demeurait suspendue, étirée, déchirée par une nostalgie démesurée, plus torturante que tous les supplices de la Terre.

– Non. Pas encore ! Il doit demeurer en ce monde.

Elle eut conscience de crier malgré elle.

– Alors, je ne veux pas. Je ne peux pas ! Je ne peux pas... le laisser seul.

Et la lumière s'effaça. La pesanteur s'empara d'elle, tout à l'heure si légère, l'oppressa jusqu'à la suffocation, et un sang brûlant insinua dans ses veines le feu de la fièvre violente qui la faisait grelotter et claquer des dents.

Le chevalier de Malte, en tunique rouge de guerre, mourait sous les pierres de la lapidation. Un projectile plus violent en pleine poitrine l'avait jeté à terre et, maintenant, l'on ne voyait plus, émergeant d'un tas de cailloux, que sa main dont les doigts se crispaient.

Pourquoi, tourné vers Angélique, lui avait-il crié, au moment d'être livré aux fureurs de la foule musulmane : « Je vous ai donné votre premier baiser » ?

Tout n'était que folie, égarement. Ce qui dominait en elle, c'était la déception cruelle. Ainsi, elle était en Alger, elle n'avait fait que rêver qu'elle l'avait retrouvé, celui qu'elle cherchait, son amour disparu : Joffrey ! Joffrey !

Elle avait donc marché en vain, traversé en vain les déserts et les mers. Elle se retrouvait prisonnière. Prisonnière d'Osman Ferradji, dont la main noire tenait la sienne tandis que la fièvre la brûlait de son incandescence. Elle entendait son propre souffle, précipité, entrecoupé, sifflant entre ses lèvres desséchées. Elle allait mourir.

« Non, se répétait-elle. Non. Lutte et triomphe. Tu lui dois cela. Car, même si je ne l'ai pas retrouvé, je ne peux pas... je ne peux pas le laisser seul. Il a besoin de moi. Il a besoin que je survive. Lui, le plus fort et le plus libre des hommes. Il m'a vue. Je suis plantée dans son cœur. Il me l'a dit. Je ne peux pas lui porter ce coup. Les autres lui ont porté trop de coups. Et pourtant, je voudrais partir là où toute fièvre s'apaise. Il ne faut pas mourir. Il faut s'évader du harem...

« Colin va venir. Il écartera Osman Ferradji. C'est déjà arrivé. Il me ramènera sur les chemins de la liberté, à Ceuta où M. de Breteuil m'attend de la part du roi. Colin, Colin, pardonne-moi.

« Ainsi donc, il n'a pas compté. Car alors, cela ferait sept et non pas six. Et la Voisin, la sorcière avait dit : six. Il n'a même pas compté dans mon destin. Rien ! Un souffle ! Chut, tais-toi ! C'est un secret. « Car, disait la virago qui se penchait à son chevet, toutes ses mèches hors de son bonnet douteux... ma p'tite dame, croyez-moi, faut rien regretter... Les enfants, ça ne fait que compliquer l'existence. Si on ne les aime pas, ça encombre. Si on les aime, ça rend faible... »

« Colin, Colin, pardonne-moi ! Emmène-moi. Hâtons-nous ! Je ne veux pas qu'il mette à la voile et qu'il croie que je l'abandonne sur ce rivage.

« Où est-il ?

Malgré son appel, il ne venait pas. Des formes bizarres penchées sur elle essayaient de la maîtriser, de la paralyser. Elle se débattait pour leur échapper et courir.

Le hurlement aigu d'une voix d'enfant vrillait ses tempes à travers l'agitation martelante et épuisante des fantômes autour d'elle, une voix de petite fille terrifiée, appelant sa mère, une voix qu'elle reconnut : Honorine. Honorine qu'elle avait oubliée, Honorine qu'elle avait abandonnée, Honorine que les dragons du roi allaient jeter au feu ou sur les piques.

Elle la vit, brandie par eux, avec sa chevelure en auréole aussi rouge que celle de l'horrible Montadour et aussi rouge que leurs horribles bonnets rouges de dragons du roi, les longues mèches de leurs bonnets s'agitant comme des langues obscènes autour de leurs mufles hideux de reîtres possédés de la joie cruelle et paillarde d'immoler une enfant, jetée par la fenêtre d'un château en flammes.

Elle poussa un cri terrible, un cri d'agonie.

Et soudain, le silence revint et elle se vit dans la chambre de la maison de Mrs Cranmer.

Elle était à Salem, petite ville d'Amérique dont le nom veut dire paix, et dont les habitants ne trouvent jamais la paix.

Elle reconnaissait très bien la chambre et s'étonnait de la considérer sous un angle inhabituel et, somme toute, amusant. Car elle voyait tout, comme si elle avait pu en détailler la composition du balcon d'un étage supérieur.

Le lit dans un recoin, le bahut, le secrétaire, une petite table, un fauteuil, un miroir, des « carreaux » de tapisserie, l'ensemble troublé et dérangé par le tourbillon de gens qui entraient, se précipitaient, se tordaient les mains, les bras, ressortaient, semblaient appeler et crier. Mais ce ballet saugrenu, perçu à travers l'agréable silence, ne l'indisposait pas, attachée qu'elle était à en découvrir le sens, jusqu'à ce qu'elle eût noté qu'il semblait s'ordonner en une spirale sans cesse recommencée autour de deux points : le lit au fond de son alcôve où il lui parut distinguer une femme étendue, et la table centrale sur laquelle était posé une sorte de panier d'où émergeaient deux petites têtes.

Deux roses dans un nid.

Elle sut qu'un sentiment de responsabilité la rattachait à ces menus bourgeons, taches rosées, floues, côte à côte, si douces, si sages, si seules et si loin.

« Pauvres petites choses, pensa-t-elle, je ne peux vous laisser. »

Et dans l'effort qu'elle fit pour se rapprocher d'eux, elle provoqua la rupture du silence, se trouva projetée dans une cacophonie de bruits fracassants et éclatants, d'éclairs et de tonnerre, perçant une obscurité hachée de trombes de pluie tombant comme des hallebardes.