À l'extrémité de la place, un groupe de personnes regardait en direction de la mer et discutait avec animation.
Quand Angélique et Joffrey les croisèrent, ils leur expliquèrent qu'ils étaient intrigués par des aboiements de phoques qui s'élevaient au loin, comme si un troupeau immense de ces curieuses bêtes, que les Français appelaient loups marins et les Anglais seal, sea-calf ou sea-bear, se rapprochait du rivage, ce que l'on n'avait pas vu et ouï depuis fort longtemps.
Chez Mrs Cranmer cette fois, la maison apparut bondée, comme si, pour faire oublier la désertion du matin, toute la famille et sa domesticité avaient battu le rappel et s'étaient donné le mot afin d'être présentes.
On les attendait près d'une table où étaient posés des tasses de faïence fine, des verres de cristal, des drageoirs et des compotiers d'argent.
Et c'était peut-être à la présence de l'aimable lord Thomas Cranmer, le gendre intempestif, à l'anglicanisme provocant avec sa collerette de dentelle et son pourpoint brodé, que l'on devait dans la maison puritaine cette mobilisation en l'honneur des étrangers papistes. Son épouse, lady Cranmer, lui jetait des regards éperdus et il était clair qu'elle était prête à recevoir « bien pire » encore, si, à cette occasion, il lui était donné de se retrouver aux côtés de ce bel homme blond-roux, à la barbe en pointe et dont elle était la femme, mais qu'elle ne voyait que trop rarement, sans doute parce qu'il n'était guère attiré ni par elle ni par sa demeure de Salem, où ses propres enfants l'appelaient « sir » ou « mon honoré papa » en le regardant avec une componction mêlée d'effroi.
Mrs Cranmer avait un visage assez doux et harmonieux, qui eût été séduisant si elle n'avait pas tenu les lèvres si serrées. Et sur son front déjà strié de fines rides, on décelait la tension permanente causée par les soucis ménagers et les scrupules.
Un fichu de mousseline orné de dentelles cachait ses cheveux châtains, mais, sans doute après beaucoup d'hésitations, elle s'était arrangée pour laisser paraître le brillant de ses beaux pendants d'oreilles, cadeau de son époux dont elle était manifestement fière. Mouvement de coquetterie et de vanité qu'elle compensait par la disgrâce de son plastron de robe aussi raide qu'un carcan et si prolongé et si pointu qu'avec sa taille qui n'en finissait pas, elle avait l'air de sortir d'un entonnoir.
Le beau-père, Samuel Wexter, était là aussi, grand vieillard en manteau noir, une calotte noire et carrée posée sur ses cheveux blancs qui rejoignaient, sur son rabat empesé, sa longue barbe blanche.
Angélique accepta quelques pralines et une tasse de ce breuvage de feuilles de thé dont on faisait ici grande consommation.
Elle s'étonnait qu'on n'allume pas les chandelles, car il faisait très sombre sous les lambris de la salle à manger. Était-ce par mesure d'économie ? Le jour n'était pas encore tombé. Et soudain, les derniers rayons du soleil pénétrèrent par toutes les vitres avec de grands éclats d'or, faisant flamber et miroiter, aux murs, des portraits et des miroirs, réveillant les boiseries bien cirées des meubles et se mirant dans les dalles de marbre noires et blanches du vestibule.
Angélique se retira aussi discrètement que possible et remonta dans sa chambre. Là, comme au début de la journée, elle éprouva le désir de se tenir devant la fenêtre ouverte. Et comme elle se penchait un peu pour découvrir l'apothéose du couchant, la douleur fut là, mais, cette fois, non pas aiguë et fulgurante, mais sourde et ample, la douleur ennemie dont elle aurait voulu rejeter la présence de toutes ses forces.
Mais cela ne servait plus à rien maintenant, la révolte.
Elle s'immobilisa, laissant le signe redoutable se développer, puis décroître. Car elle savait que cette douleur-là ne pouvait s'affronter à égalité qu'en s'inclinant devant elle, qu'en lui abandonnant le pouvoir, la directive de ce qui se mettait en marche et allait s'accomplir, qu'en acceptant de s'en faire la complice...
Angélique ne bougeait plus. Ne cillait pas.
Le ciel vert lui entrait dans les yeux, plus vert que l'étendard du Prophète, où s'inscrirait bientôt non pas un croissant, mais une lune opaline, bien ronde, un écu d'argent.
Puis elle baissa les paupières.
« Le sort en est jeté ! se dit-elle. Oh mon Dieu ! Le sort en est jeté. »
Chapitre 5
Ils vinrent au monde dans la nuit. Ce monde qu'ils étaient appelés à conquérir, ils le saluèrent d'un cri vaillant, étonnant à ouïr de si chétives créatures, qui, posées chacune sur une main d'homme ouverte, la dépassaient à peine.
Angélique avait fait pour eux tout ce qu'elle pouvait et tout ce qui dépendait d'elle. Les mettre au monde, les amener à la lumière avec le plus de maîtrise et de rapidité possible, ménageant leur faiblesse. Faisant taire toutes angoisses, toutes alarmes, elle ne songea qu'à remplir au mieux sa tâche de femme. L'angoisse et les alarmes commenceraient ensuite lorsque, séparés d'elle, leur survie ne dépendrait plus de ses seules forces.
La matrone irlandaise, une papiste qu'on avait fini par trouver et par convaincre de venir l'assister, ne lui avait pas caché, dès qu'elle l'eut examinée, qu'il s'agissait bien d'une double naissance. Aussi accepta-t-elle lucidement les conséquences de ce verdict dès le début de l'accouchement. Dur combat ! Mais, comme pour tout combat, il fallait s'y consacrer sans barguigner, sans trembler, jeter dans la bataille le meilleur de soi-même.
C'est à peine si elle entendit leurs premiers cris. Épuisée, un peu hagarde, elle fut distraite des affres de l'instant par le geste de Joffrey de Peyrac qu'elle distinguait debout à son chevet et qu'elle vit lever les bras, afin de faire passer par-dessus sa chevelure touffue et sombre d'Occitan sa chemise blanche de toile fine qu'il avait revêtue pour la circonstance. Il l'étala sur ses deux mains tendues et la sage-femme y déposa deux petits corps indistincts et frémissants. Alors, il les enveloppa avec des précautions infinies dans le linge encore tiède de la chaleur de son corps et les ramena contre lui, les serrant doucement contre son torse brun et vigoureux, ainsi qu'il l'avait fait quelque vingt années plus tôt pour son fils premier-né, Florimond.
C'était une coutume d'Aquitaine qu'Angélique avait oubliée : la chemise du père !
Pour l'enfant qui vient de quitter la sécurité des entrailles maternelles, la chemise du père, symbole de sa chaleur, de son accueil et de sa protection, est là, qu'il présente et qu'il offre.
Ce fut presque la dernière vision dont elle demeura consciente.
Sans parvenir à sortir vraiment de l'étourdissement causé par les peines de son accouchement et l'épuisement des forces qu'elle y avait investies, elle vécut dans une sorte d'état second, au sein duquel elle entendait certains mots, certaines phrases, apercevait certaines personnes tandis que d'autres disparaissaient.
Où était Joffrey ? Elle ne le voyait plus, le cherchait d'un regard, se souvenant de lui comme d'un secours qui avait disparu. Elle croyait l'apercevoir puis le perdait de nouveau, cherchait autour d'elle.
Elle avait la tête vide et ne parvenait pas à lier deux idées ensemble, tout en sachant nettement, en toute lucidité, ce qui se passait.
Un cri grêle, qui s'élevait non loin vers le centre de la pièce, vrillait au creux de son être une angoisse intolérable. Son regard s'arrêtait aux limites vagues d'un berceau.
Mrs Cranmer, l'hôtesse malchanceuse, avait fait descendre des galetas, avec force plaintes, une bercelonnette, sorte de panier tressé, garni d'un matelas de balles d'avoine, qui avait fait le voyage sur le Mayflower et qu'on se repassait dans la famille.
On le posa sur une table et on y coucha les deux enfançons qui y tenaient à l'aise.
En quelques heures, deux jours à peine, si frêles qu'ils apparussent, ils envahirent tout, mobilisèrent autour de la maison à pignons de Mrs Cranmer les pensées de toute une ville et son port.
Une naissance gémellaire porte en elle de multiples signes... on hésitait à les interpréter. Surtout pour des jumeaux nés de tels personnages, catholiques et français.
Couchés dans le berceau qui avait accueilli les premières générations puritaines de l'Amérique du Nord, les nouveau-nés occupaient le centre du monde et cependant n'y participaient point. Leur extrême fragilité les isolait, les rejetait vers l'au-delà. On n'osait parler d'eux ni commenter leur présence et, à ce silence, Angélique comprenait que son entourage, d'instinct, ne se décidait pas à les compter au nombre des vivants.
Pouvait-elle s'illusionner sur les chances de survie d'enfants nés bien avant leur terme et si fragiles ? Se raccrochant au moindre indice favorable, elle se disait que la chaleur étouffante qui régnait sur la baie et qui l'anéantissait, trempée de sueur au creux de son lit, serait peut-être pour eux le salut.
Elle eut, malgré elle, tout en sachant combien cette énergie première était trompeuse et vaine chez les prématurés, quelques moments d'espérance en les voyant téter avec vigueur, avides et courageux. Puis leurs forces se mirent à décliner.
Le silence qui venait maintenant du berceau poignait son cœur d'une angoisse plus taraudante que leurs cris du début.
On les lui présentait pour les nourrir en détournant les yeux. Et elle savait que ce sommeil qui les anéantissait contre son sein, après quelques efforts, n'était pas celui de la satiété, mais celui de la faiblesse. Ils s'endormaient et déjà la quittaient, quittaient ce monde, s'éloignaient...
On parla de leur trouver une autre nourrice. Mais qui voudrait nourrir des enfants catholiques en cette ville ? Et puis, d'ailleurs, la question n'était pas là. Leur mère avait du lait. Beaucoup de lait. Plus qu'il n'en fallait pour leurs forces débiles. On parla de les alimenter « au petit pot » avec du lait d'ânesse mais il n'y en avait pas en cette saison.
"La route de l’espoir 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "La route de l’espoir 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La route de l’espoir 1" друзьям в соцсетях.