– Comme tu ne vas pas les trouver agréables, je préfère que tu sois bien assis pour les entendre.

Même s’il ne s’en rendait pas compte et s’obstinait à boire comme une éponge pour oublier ses déboires, le jeune Cootes était favorisé par la chance plus qu’il ne le croyait. C’est ainsi qu’en allant fouiner autour de la demeure des Ferrals, au lendemain du meurtre, il y avait rencontré la non moins jeune Sally Penkowski, son amie d’enfance qui était l’une des femmes de chambre de la maison. Nés dans la même rue de Cardiff, ils étaient enfants de la mine. Le père de Sally, un émigré polonais, avait pris femme au pays et fait souche. Il était mineur comme le père de Bertram et tous deux s’étaient trouvés victimes de la même catastrophe, ce qui avait achevé de dégoûter Bertram d’un métier dont, de toute façon, il ne voulait pas. Parti pour Londres avec l’idée d’être journaliste il avait fini par y arriver après bien des vicissitudes. Depuis des années il ne savait plus rien de Sally, jusqu’à ce matin où le hasard les avait remis face à face. Et c’était tout naturellement que la soubrette avait déversé le trop-plein de son cœur dans celui de son ancien camarade.

Ce n’était pas Ferrals qu’elle pleurait, mais la disparition de ce serviteur polonais qui était entré à Grosvenor Square deux mois plus tôt sur la recommandation de la maîtresse de maison. La malheureuse était tombée amoureuse de ce Stanislas Rasocki au premier coup d’œil tout en se rendant bien compte qu’elle n’avait aucune chance : il aurait fallu être aveugle pour ne pas comprendre qu’il était épris de leur ravissante maîtresse.

– Ils se sont connus là-bas, en Pologne, avant le mariage de Milady, confia Sally à Bertram. Peut-être aussi qu’ils se sont aimés et qu’ils s’aimaient encore : plusieurs fois, je les ai entendus chuchoter ensemble quand ils se croyaient seuls et bien sûr, ils parlaient polonais, mais moi je comprenais tout. Elle lui demandait d’être patient, de ne rien faire qui pût compromettre sa cause et lui faire prendre, à elle, des risques inutiles. Oh, ça ne durait jamais longtemps et je ne saisissais pas tout parce qu’ils parlaient bas, mais ce qui me surprenait, c’est qu’elle s’adressait à lui en l’appelant Ladislas...

S’échappant de la main d’Aldo, le couteau tomba sur le sol avec un bruit clair mais sans qu’il parût s’en apercevoir. Ce fut Adalbert qui appela un serveur pour en obtenir un autre. Morosini, pour sa part, semblait changé en statue. Pour le rappeler à la réalité, l’archéologue lui tapota le bras :

– Je savais bien que ma petite révélation te ferait de l’effet, dit-il avec satisfaction. Tu avais raison sur toute la ligne, mon bon, quand tu demandais à lady Danvers si elle était sûre du prénom !

– Appelle ça un pressentiment si tu veux, mais quelque chose me disait qu’il ne pouvait s’agir que de ce garçon. Ce que j’aimerais savoir c’est comment Anielka l’a retrouvé et pourquoi elle a osé l’introduire chez son mari. Je commence à croire qu’elle est encore plus fausse que je ne l’imaginais...

L’appétit coupé, il repoussa son assiette, chercha une cigarette et l’alluma d’une main qui tremblait un peu.

– Allons, pas de jugement téméraire que tu risquerais de regretter par la suite ! dit Adalbert. En attendant, il faut que tu réveilles mes souvenirs ! Il me semble que tu m’as déjà parlé d’un personnage portant ce nom mais je t’avoue que j’ai un peu oublié. Qui est-il au juste ?

– Celui pour qui je l’ai empêchée de se suicider à deux reprises : dans le Nord-Express et, auparavant, dans les jardins de Wilanow. C’est là que je l’ai vue pour la première fois.

– Ah ! ça me revient ! L’étudiant pauvre et bien entendu nihiliste qu’elle désirait tant suivre au fond de sa misère... juste avant de tomber amoureuse d’un prince quadragénaire, vénitien et plutôt argenté ?

– C’est d’un goût, cette remarque ! grogna Aldo.

– Peut-être, mais ça dit bien ce que ça veut dire. Aux dernières nouvelles, c’est toi qu’elle aimait. Elle te l’a même écrit sur un billet qu’elle a eu l’audace de te glisser sous le nez de son mari. Alors, si nous partons du postulat qu’elle était sincère, je ne vois pas pourquoi elle aurait été s’encombrer d’un amour défunt. D’autant que nous sommes à Londres, pas à Varsovie. Ce n’est sûrement pas elle qui l’a fait venir...

Adalbert cessa de parler le temps d’ingurgiter la moitié de son verre de bière d’un air inspiré.

– Continue ! pressa Aldo. Tu penses qu’il est venu la relancer de son propre chef ?

– Bien entendu ! Souviens-toi des bribes de conversations surprises par Sally ! Anielka le suppliait de ne mettre en danger ni sa cause ni elle-même ! À coup sûr c’est lui qui est venu lui demander de l’aide ! Peut-être en la faisant chanter ? Tu ne sais pas tout de leurs relations.

– J’en conviens, mais je le vois mal accepter d’endosser une livrée de domestique. Ce type a un orgueil infernal.

– Les révolutionnaires sont tous comme ça ! Ils écrasent le bourgeois du haut de leur idéologie intransigeante mais dès qu’il s’agit de servir la Cause, ils sont prêts à faire n’importe quoi. Même à cirer les chaussures d’un capitaliste doublé d’un marchand d’armes comme l’était ce pauvre sir Eric.

– Tu penses qu’il l’a contrainte à l’introduire chez elle ?

– Je ne vois pas d’autre raison. Il a dû lui raconter Dieu sait quelle attendrissante histoire, réveillant les souvenirs, etc. Là-dessus, il tue le mari, prend la fuite et la laisse se débrouiller.

À mesure qu’Adalbert parlait, Aldo se sentait revivre. Tout semblait si clair maintenant ! À l’exception d’un détail :

– Alors, dis-moi un peu pourquoi elle s’est contentée de pleurer quand elle a su qu’il avait filé ? Mieux, elle a supplié les flics de le laisser tranquille en jurant qu’il n’y était pour rien et elle s’est laissé arrêter à sa place. Gela ne tient pas debout.

– Sauf si... je vois deux solutions : ou bien elle est sous le coup d’une menace grave si elle le charge, une menace qui lui fait préférer la prison, ou alors... elle est retombée sous son charme ; elle est de nouveau éprise de lui et elle espère s’en tirer en le laissant en dehors du coup. Ce qui impliquerait, évidemment – et tu voudras bien me pardonner ! – que le processus inverse s’est produit dans son petit cœur volage et que toi elle ne t’aime plus. À moins... ah c’est encore possible ! ... qu’elle ne vous aime tous les deux ! Il me semble t’avoir dit un jour qu’avec les femmes slaves, il fallait s’attendre à tout !

– Tu l’as dit, en effet. La répétition ne s’impose pas.

Morosini commanda un café et consulta sa montre :

– Il ne vient pas souvent, ton ami Bertram ! Si cela ne t’ennuie pas, je vais te laisser l’attendre. On n’a pas besoin d’être deux pour recueillir ses confidences... s’il y en a.

– Et toi, tu vas où ? Parce que, bien sûr, tu as une idée derrière la tête.

– Bien sûr. J’ai l’intention de me rendre à Scotland Yard pour y demander audience à Mr. Warren.

– Tu espères qu’il va te tenir au courant des derniers développements de son enquête ? Il n’a pas une tête à confidences, celui-là.

– Je ne lui en demanderai pas. Ce que je veux c’est l’autorisation de rendre visite à Anielka dans sa prison.

Vidal-Pellicorne réfléchit un instant puis hocha la tête :

– Pas une mauvaise idée ! Tout ce que tu risques c’est qu’il t’oppose un refus, mais si je peux me permettre un conseil, ne lui parle pas de l’affaire Harrison.

– Je ne suis pas idiot. Celle-là je te la laisse... momentanément. On se retrouve à l’hôtel.

En sortant du Black Friars, Aldo vit que le temps était encore plus détestable que tout à l’heure mais n’en décida pas moins de gagner sa destination à pied. La première moitié de la journée s’était montrée fertile en émotions et il éprouvait le besoin de marcher un peu. Enfonçant sa casquette sur sa tête et ses mains dans ses poches, il se mit en route à grandes enjambées rapides, se dirigeant vers le sévère bâtiment baptisé New Scotland Yard[iii]. Construit dans un sombre granit extrait des landes de Dartmoor, vers 1890, par les forçats du pénitencier voisin, le siège de la célèbre police britannique bâti dans le style baronial écossais en forme de tour percée de multiples fenêtres, ressemblait assez à un guetteur aux cent yeux braqués à jamais sur la ville, le port, le pays, l’empire... L’ensemble donnait le frisson, surtout si l’on savait que Scotland Yard abritait un musée des horreurs, le Black Museum, où s’alignait une riche collection de reliques criminelles.

Le sergent qui veillait au portail accueillit le visiteur et sa requête avec une certaine courtoisie, s’empara d’un téléphone intérieur pour savoir si l’on pouvait acheminer l’un et l’autre, et finalement les confia à l’un de ses hommes chargé de les conduire à destination. Le noble étranger avait beaucoup de chance : non seulement le superintendant Warren était là mais il consentait à le recevoir.

Dépouillé de son macfarlane à la Sherlock Holmes, Gordon Warren ressemblait moins à un ptérodactyle. Dans son costume gris fer, très bien coupé, il retrouvait une apparence plus conforme à sa réalité : celle d’un haut fonctionnaire conscient de ses responsabilités mais qui pouvait aussi se souvenir des us et coutumes d’un gentleman. La main qui désignait un siège au visiteur manquait peut-être de finesse mais elle indiquait la force et elle était soignée. De l’autre, il posa sur son bureau la carte de visite remise par Aldo à son introducteur :

– Le prince Morosini, de Venise ? ... Vous voudrez bien me pardonner, je suis peu au fait des usages continentaux. Comment dois-je vous appeler ? Altesse, Excellence ou...

– Rien de tout cela : simplement prince, monsieur ou sir, fit Aldo avec un demi-sourire. Croyez bien que je ne me suis pas permis de vous déranger pour débattre avec vous du protocole européen, monsieur le superintendant.