Ce personnage réalisait l’exploit d’ériger, sur un corps replet, une longue figure d’épagneul mélancolique, les cheveux qu’il portait assez longs, « à l’artiste », ajoutant encore à la ressemblance. La seule chose qu’Adalbert n’avait pas mentionnée était qu’il s’agissait d’un jeune homme alors qu’Aldo imaginait un antique pilier de bar.
– Et qu’avez-vous vu, Bertram mon ami ? demanda l’archéologue. Vous pouvez parler sans crainte : voici le prince Morosini dont je vous ai déjà entretenu.
L’œil brun et vif du journaliste jaugea brièvement la fière silhouette du Vénitien tout en déclamant :
– « Pense avant de parler et pèse avant d’agir ! » cita-t-il en levant un doigt sentencieux avant de préciser : Polonius, dans Hamlet. Acte I, scène III ! Mais je pense qu’en effet je peux m’aventurer.
– Je t’avais prévenu qu’il emprunte au grand Will les trois quarts de ses discours, fit Adal. En attendant, je répète : qu’avez-vous vu ?
– Venez un peu par ici ! dit Bertram en les tirant à l’écart, ce qui fit le bonheur des autres curieux. Quand je suis arrivé, il y avait là deux voitures, noires toutes les deux : une digne Rolls-Royce un peu démodée mais fort bien tenue, et une grosse Daimler, beaucoup plus récente. Conduite par un chauffeur à peu près invisible. Et puis, tout d’un coup, j’ai vu sortir du magasin une vieille lady en grand deuil soutenue par une nurse. Elle courait aussi vite que le permettaient ses mauvaises jambes en poussant de petits cris inarticulés. Elle avait l’air terrifiée. La nurse aussi, d’ailleurs, mais elle gardait son sang-froid. Cette femme a pratiquement jeté sa patronne dans la Rolls sans laisser au chauffeur le temps d’ouvrir la portière, en lui criant de partir sur-le-champ. La voiture a démarré comme si elle avait le feu aux trousses. Attendez, ce n’est pas tout, ajouta-t-il en voyant les deux amis échanger un coup d’œil surpris. Quelques secondes plus tard, deux hommes sont sortis en courant. Des Asiatiques très bien habillés. Ils se sont rués dans la Daimler qui a démarré sur les chapeaux de roues tandis que dans la boutique on poussait des cris affreux. Ça a naturellement attiré les deux policemen qui arpentent le trottoir nuit et jour, et ils se sont engouffrés dans le magasin où j’ai voulu les suivre, mais on m’a refoulé en dépit du fait qu’en « toutes choses on est plus ardent à la poursuite qu’à... »
L’arrivée en trombe de deux voitures de police coupa court au Marchand de Venise, mais déjà Bertram Cootes enchaînait :
– Tenez ! Les voilà, les autorités, et pas des moindres ! Le chef superintendant Warren et son souffre-douleur habituel l’inspecteur Pointer. Les as de la Criminelle ! Je pensais à un vol mais il doit y avoir du sang ! Permettez ? Il faut que j’aille au boulot. On se retrouvera plus tard. Au Black Friars, par exemple. C’est dans...
Il s’insinua dans la foule plus dense que jamais.
– Aucune importance ! fit Adalbert. Je sais où c’est : il m’y a traîné cette nuit, même s’il ne s’en souvient pas. En tout cas, avec ce qu’il vient de nous raconter, il va damer le pion à ses confrères...
Morosini ne répondit pas : il regardait les deux policiers qui pénétraient dans le magasin. Tomber dans leurs pattes devait manquer de charme et c’est malheureusement ce qu’il était advenu à Anielka.
Au physique, Gordon Warren ressemblait à un oiseau préhistorique. Long, maigre et chauve, il en avait l’œil rond et jaune, le regard fixe et soupçonneux. Le vieux macfarlane d’un gris pisseux qui retombait de ses épaules osseuses comme les ailes membraneuses du ptérodactyle accentuait la ressemblance. Son visage rasé de près aux lèvres minces et dures ne plaidait guère en faveur d’une quelconque bénignité morale. Le superintendant se voulait d’ailleurs l’image même de la Loi, clairvoyante et inflexible.
Derrière cette impressionnante silhouette, l’inspecteur Jim Pointer passait presque inaperçu en dépit de sa carrure. Sa figure pourvue d’un menton en retrait et de longues incisives supérieures l’apparentait plutôt au lapin et, quand il déambulait à la suite de son chef comme à cet instant, ce dernier avait toujours l’air de revenir de la chasse.
Quand Warren ressortit seul du magasin, les curieux avaient été repoussés en arrière au bénéfice d’une escouade de journalistes accourus sur les talons de la police, mais Bertram Cootes se cramponnait courageusement au premier rang. La meute se jeta sur le superintendant en le bombardant de questions dont il apaisa rapidement la fureur d’un geste autoritaire :
– J’ai peu de choses à vous dire, messieurs de la presse, sinon que je ne veux pas vous voir vous mêler d’une enquête peut-être délicate...
– N’exagérez pas, Super ! lança quelqu’un. Vous nous avez déjà joué le tour avec le meurtre de sir Eric Ferrals. Avec vous, il n’y a jamais que des enquêtes délicates !
– Je n’ai pas le choix, Mr. Larke. Ce sont les circonstances qui décident. Sachez seulement ceci : Mr. Harrison vient d’être assassiné d’un coup de couteau et le diamant qui devait être confié à Sotheby’s cet après-midi a disparu. Nous vous en apprendrons plus dès que ce sera possible. Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
La dernière phrase s’adressait à Bertram qui, avec un beau courage, venait de s’accrocher à sa manche.
– Je... j’ai vu le... ou plutôt les assassins ! bafouilla-t-il au comble de l’excitation.
– Tiens donc ! Et qu’est-ce que vous faisiez là ?
– Rien, je... je passais.
– Alors, venez avec moi ! Et tâchez que votre discours soit clair !
Arrachant Cootes à ses confrères qui prétendaient sans doute le passer à la question, il le poussa dans sa voiture qui démarra aussitôt sous l’œil stupéfait de Peter Larke, l’homme qui la veille s’était montré si peu charitable.
– Eh bien, commenta Vidal-Pellicorne, si Bertram consent à boire un peu moins, sa carrière pourrait bien prendre un vrai départ. À propos, tu n’avais pas dit que tu connaissais Harrison ?
– Connaître c’est beaucoup dire. Je me suis trouvé en affaire avec lui à deux reprises. Sans l’avoir vu d’ailleurs, ce qui ne m’empêche pas de me rappeler le nom de sa secrétaire. Entre parenthèses j’aimerais fort causer un moment avec elle. Malheureusement je ne sais même pas à quoi elle ressemble.
– L’instant est mal choisi pour entrer en relations. D’ailleurs, on ne va pas pouvoir rester là bien longtemps...
La police, en effet, dispersait les curieux pendant que deux employés fermaient le magasin comme si la journée était achevée :
– Simon Aronov n’avait pas prévu ce drame ni l’entrée en scène de ces Asiatiques. Son piège tendu au véritable propriétaire du diamant était bien conçu mais, maintenant, je ne vois pas comment nous allons pouvoir le dénicher : la vente n’aura pas lieu et le silence va retomber, soupira Vidal-Pellicorne avec une mélancolie inhabituelle chez lui.
– À moins que ledit propriétaire ne soit l’instigateur du meurtre et qu’il ait payé ces hommes afin d’éliminer un concurrent qui avait l’air de le gêner, si j’en crois les lettres anonymes reçues par les journaux. Si tu veux mon avis, en cherchant la piste du faux joyau on a peut-être une chance de tomber sur le vrai.
– Il est possible que tu aies raison, pourtant il y a dans ce crime crapuleux quelque chose qui me gêne : cela ne colle pas avec les billets sans signature.
– Ils annoncent pourtant que le sang pourrait couler si l’on maintenait la séance chez Sotheby’s. Or le sang vient de couler, reprit Aldo.
– Oui, mais un peu trop tôt ! Ces menaces devaient viser l’éventuel acquéreur. C’était lui qu’il s’agissait d’intimider. Je me demande si nous n’avons pas affaire à quelqu’un qui croit à l’authenticité du bijou mis en vente et qui a trouvé ce moyen radical de se le procurer sans bourse délier.
Cette fois, Morosini ne répondit pas. Adalbert pouvait bien avoir raison ou peut-être était-ce lui-même. De toute façon, ils se trouvaient à présent devant une impasse qui rendait difficile la poursuite de leur commune mission. Si l’assassin de
Harrison n’était pas rapidement démasqué et la pierre retrouvée, il faudrait peut-être reprendre contact avec le Boiteux, repartir même comme le feraient les riches amateurs que la vente avait attirés à Londres. Seulement Aldo savait qu’il ne pourrait s’y résigner. Sans doute parce que ce serait s’avouer vaincu et que cette idée lui était insupportable. Plus encore peut-être celle de rentrer à Venise en abandonnant Anielka à un sort dramatique. Si on ne parvenait pas à la tirer de là, elle risquait la corde. Or il l’avait trop aimée – et peut-être l’aimait-il encore ? – pour endurer la terrible évocation de sa jolie tête blonde disparaissant sous une cagoule avant que le sol ne se dérobe sous ses pieds...
– Pas besoin de demander si tu couves des idées noires ? marmotta Adalbert. C’est écrit en toutes lettres sur ta figure...
– Je ne le nierai pas mais, avec tout ça, tu ne m’as pas raconté ce que « Bertram mon ami » t’a appris sur l’affaire Ferrals ?
– On va en parler en déjeunant et en l’attendant. Si tu n’as rien contre les meilleurs welsh rarebits d’Angleterre, je t’emmène au Black Friars. Ce n’est pas un endroit désagréable et on fera d’une pierre deux coups.
Tout en parlant, il héla un taxi qui les mena dans le quartier du Temple où, entre Fleet Street et le pont toujours encombré de Black Friars, se trouvait l’établissement. En leur donnant rendez-vous là, Bertram avait fait preuve de jugeote car l’endroit était fréquenté aussi bien par le monde judiciaire que par celui de la presse. En outre, avec ses vieux bois patinés et ses cuivres brillants, le Black Friars était plutôt sympathique.
Aldo eut tout le loisir d’en apprécier le confort car ce fut seulement une fois installés dans une sorte de box habillé de cuir noir que son ami consentit enfin à livrer ses informations.
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